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17/03/2018

La rose de Saragosse de Raphaël Jérusalmy

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Comme c'était prévisible, la plupart étaient déjà loués (j'en ai quand même réservé un au passage tralala). Parmi les heureux encore sur la table des nouveautés, j'ai opté pour le titre que voilà, La rose de Saragosse, à l'impro totale, considérant que ce n'est pas celui qui a été le plus chroniqué ni qui a reçu le plus d'éloges sur les dits-blogs amis. Il faut croire que mes envies de nouvelles publications sont étonnamment placées sont le signe de la rose sans le vouloir, et puis le dépaysement spatial et temporel auquel ce roman invitait était délicieusement alléchant (sans parler de la sublime illustration de Christian Schloe en couverture). 

A quoi diable reconnaît-on un homme libre ?

Direction Saragosse en l'an de grâce 1485. Nous sommes en pleine Inquisition espagnole et, suite au meurtre bien mystérieux du père Arbuès auquel le lecteur assiste dans les premières pages du roman, c'est Torquemada qui est nommé au poste de Grand Inquisiteur pour l'Aragon. Autant vous dire que ça ne va pas rigoler dans les chaumières. Torquemada n'a beau pas payer de mine physiquement - d'ailleurs, Angel Maria de la Cruz, cet espèce de rustre chasseur de prime à la solde du plus offrant, ne se prive pas de le caricaturer en l'écoutant - il n'est malgré tout que sévérité et intransigeance. A l'écouter, tout le monde doit y passer, à l'exception des bons catholiques de naissance : les meurtriers d'Arbuès, les juifs, y compris les convertis, et les artistes sont les victimes spécifiquement désignées dans ce roman. Torquemada est outré de gravures grotesques placardées dans toute la ville, singeant le cadavre d'Arbuès. Il n'en sera que plus outré lorsque son propre visage sera affiché de même grimaçant et déformé. Le seul indice pour tenter de démasquer l'odieux caricaturiste : une fine rose épineuse en guise de signature. Angel de la Cruz se lance sur cette piste, flanqué de son cabot baveux et malodorant, Cerbero, non sans accepter en parallèle la demande de Ménassé de Montesa, un converti apeuré, de dénicher une liste le concernant directement. A l'occasion d'un dîner chez Montesa, Angel y croise Léa, la fille de son hôte, une jeune femme à la beauté hiératique, qu'il s'empresse de griffonner au fusain sur une serviette de table. Tous deux semblent alors se jeter mutuellement un défi. 

Qu'il sabre un visage ou qu'il en capture l'expression sur le vif, Angel procède de même. Il assouplit les jointures, débande les ligaments, laisse le poignet leste tout en gardant le bras ferme. Il fait le vide, se désencombre, scrute sa proie tout comme son modèle, en soutient intensément le regard, avant de lui décocher un coup sec de lame. Ou de mine. 

 

Raphaël Jérusalmy ne brosse pas ici de longue fresque épique propre à embarquer le lecteur sur des centaines de pages endiablées. Il ne s'agit pas non plus de développer un suspens aigu qui le tiendrait haletant jusqu'à la révélation finale. Non. L'auteur prend plutôt le parti original de faire de son récit et de cette période historique aussi épineuse que la rose une bulle poétique et le miroir de problématiques toujours contemporaines. Le récit est bref parce que c'est au lecteur, je crois, de faire le reste. D'un style en équilibre entre le doux et l'incisif, il brasse ces fameuses questions qui ne cessent de nous occuper : quel est le pouvoir des images et, ce faisant, quelle place pour l'art et l'artiste dans une société libre ? Questions qu'il formule tacitement aussi à l'égard des religions, quelles qu'elles soient. En somme, à quel moment, sous couvert de se protéger, de hiérarchiser selon une pensée arbitrairement érigée en doxa, sous prétexte de dominer enfin, le pouvoir, qu'il soit politique, religieux ou, à l'occasion, les deux en même temps, en vient-il à grignoter progressivement toute richesse et toute liberté pour se faire dictature ? Et surtout, parce que c'est sans doute ce versant-là de la question qui est le plus important, à quel moment la société, c'est-à-dire nous, choisit-elle de laisser le marasme s'installer tranquilou bilou ? Aussi, en prenant le parti du roman historique, l'auteur nous rappelle à toute fin utile la nécessité de replonger toujours plus avant dans les racines d'un mal pour en comprendre les ramifications au présent avec acuité. Il rappelle aussi à quel point, dans ce contexte, l'art n'est certainement pas là que pour faire joli : L'acte créateur est au contraire notre plus indispensable arme de subversion, l'étendard par excellence de la liberté. Car comme l'écrivait Eluard, etc. 

- Il y a plus d'une façon de voir. 

- C'est bien ce qui inquiète l'Eglise. 

Autant vous dire qu'après une lecture pareille, je suis plutôt ravie d'être revenue sur ma résolution de cesser mes escapades en bibliothèque. J'aurais loupé, sans ça, une excellente découverte originale, poétique et intelligemment savoureuse, que je vous conseille évidemment. Après ça, je ne suis qu'enthousiasme et gratitude envers l'auguste usager qui a eu la bonne idée de rendre le bouquin juste avant mon passage. Merci à toi, l'ami. J'espère que tu me réserveras de nouvelles bonnes surprises à ma prochaine visite. 

14/10/2017

L'arrache-cœur de Boris Vian

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L'arrache-cœur de Boris Vian, Le livre de poche, 2014[1953], 222p.

 

28 août
Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous ; sous les pieds, c'était comme de l'éponge morte de froid.
Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. A chaque pulsation, un nuage de pollen s'élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d'un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient. 

maternité, baby blues, enfant, trumeaux, liberté, couple, séparation, fuite, psychiatre, psychiatrie, critique, vide, société, métaphore, claque, chef d'oeuvreCela faisait une éternité, me semble-t-il, que je n'avais pas replongé dans les univers florissants et abracadabrantesques de Boris Vian. En mettant les pieds dans le délicieux incipit ci-dessus, c'est instantanément un vent frais qui prend aux tripes, où tout respire la vie et l'audace - et j'aime l'idée que l'un n'aille quasiment jamais sans l'autre chez cet auteur inclassable. 
Jacquemort se promenait donc un beau matin dans ce paysage de création perpétuelle, lorsqu'il entendit un cri lointain. En bon médecin qu'il est - vide, qui plus est, donc avide de sucer la connaissance d'êtres tout pleins de vie - il se précipite à travers champs. Il s'avère que Clémentine est en travail, seulement affublée d'une bonne stupide. Son mari est enfermé à côté depuis plusieurs mois : elle ne peut plus le voir et ne veut plus être vue. Jacquemort est psychiatre mais qu'importe ! Il aide à la naissance des trumeaux, des petits garçons pas comme les autres - surtout Citroën. La mère, le père, le psy et les enfants : tout ce petit monde se met à cohabiter le plus naturellement du monde, c'est-à-dire non sans heurts et difficultés, engueulades et incongruités. Petit à petit, la mère décline, le père est évincé, le psy apprend à connaître et se remplit au détriment des autres et les enfants volent. C'est toujours la vie audacieuse mais qui se teinte de quelque chose de plus sombre, de plus acide, de plus acéré. La loufoquerie commence doucement à ne plus être drôle. 

Dernier roman de Boris Vian, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est d'une noirceur assez implacable. Il faut se garder de concevoir les images flamboyantes et un peu folles comme nécessairement légères. Bien au contraire : elles ne révèlent que plus durement - elles réfléchissent par une savante inversion, -l'horreur et la bassesse. Dans L'arrache-cœur, toute l'organisation sociale vole en éclat à commencer par le pilier de base. Le couple, dès le départ, part à vau l'eau. L'arrivée proche des enfants a déjà commencé à détraquer la relation entre Angel et Clémentine - et, pour être précis, c'est Clémentine qui a déjà commencé à partir en vrille (d'aucuns diront que l'expérience de Vian lors de son premier mariage n'y est pas pour rien). Mine de rien, l'enfant n'a rien du ciment du couple. La naissance finit de faire péricliter ce qui était déjà moribond et, le père parti en mer (goûte l'homophonie, ami lecteur), la mère se recentre sur le foyer restreint. A mesure que les trumeaux grandissent, elle les grignote. L'espace rapetisse sous le joug de quelques angoisses exigeantes ; et les garçons doivent se soumettre à une aile maternelle dévorante. La protection devient maladive, ahurie, insensée. Les enfants, oisillons en ébullition, doivent se contenter de moins en moins d'espace et de vie. 

Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment : qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir.

Dans ce foutoir familial, la psychiatrie en prend pour son grade au passage. Jacquemort n'est qu'une enveloppe. Né déjà adulte, il n'est pourtant rien. Il n'a ni passion ni sentiment ; il n'est qu'un réceptacle qui attend avidement d'être abreuvé d'autrui. A force de boire cet autre compatissant - car le patient semble bien plus compatissant que le médecin affamé -, il le vampirise purement et simplement. Son premier sujet, un chat noir aimable, devient une présence fantomatique laissé aux quatre vents après quelques séances avec lui. Ainsi, la psychiatrie ne guérit pas : elle amenuise encore plus. Et quand il ne peut pas psychiatrer, Jacquemort profite des charmes de la bonne, au passage. Décidément, le médecin est celui qui profite, qui prend et jette au gré de son pouvoir et de sa volonté. Voilà qui fait froid dans le dos. 

 Je suis vide. Je n’ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C’est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n’assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne me reste. Je n’assimile pas, ou j’assimile trop bien …, c’est la même chose. Bien sûr, je conserve des mots, des contenants, des étiquettes ; je connais les termes sous lesquels on range les passions, les émotions mais je ne les éprouve pas.

Et que dire de la société, incarnée ici en une charmante et cruelle petite communauté bucolique ? On met à mort publiquement celui qui sort des clous, on traite les apprentis comme des bêtes de somme, on ridiculise et vilipende les vieux dont le faîte est une foire aux bestiaux hallucinantes, on conspue et l'on fait mine de respecter, ne respectant rien. Tout cela fait et dit, on se dédouane, surtout, de toute cette honte d'agir comme une ordure sur un homme désigné pour porter celle de tous : l'homme le plus riche du village mais qui ne fera jamais rien de tout cet or parce qu'on ne se rachète pas une conscience. 
Au fond, Boris Vian ne parle pas par métaphores. Au contraire, il utilise nos propres images pour les prendre au pied de la lettre. Les enfants, dans L'arrache-coeur, ont véritablement la faculté de voler comme des oiseaux libres. On traite vraiment les ouvriers et les personnages âgées comme des animaux... C'est une claque monumentale que de lire ce qui n'est d'habitude que du ressors de l'expression sans conséquence. Le voile du monde se découvre noir et pessimiste. Ce roman véhicule une tristesse assez incroyable, mais c'est une belle lecture, nécessaire, vivifiante, magistrale. Jusqu'au bout, puisque c'est son dernier roman, Boris Vian aura été d'une impressionnante et surréaliste lucidité. 

59 janvril

Il tombait une pluie fine et pernicieuse, et on toussait. Le jardin coulait, gluant. On voyait à peine la mer, du même gris que le ciel, et dans la baie, la pluie s'inclinait au gré du vent, hachait l'air de biais.
Il n'y a rien à faire quand il pleut. On joue dans sa chambre. Noël, Joël et Citroën jouaient dans leur chambre. Ils jouaient à baver. Citroën, à quatre pattes, cheminait le long de la bordure du tapis et s'arrêtait à toutes les taches rouges. Il penchait la tête et se laissait baver. Noël et Joël suivaient et tâchaient de baver aux mêmes endroits.
Délicat.

 

 

18/06/2012

Lundi graphique : Petites curiosités dix-neuvièmistes

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La Chambre de Lautréamont d'Edith et Corcal, ed Futuropolis, 2012, 126p.

 

Rien de tel pour créer une aura de mystère et annoncer la tonalité particulière d'une oeuvre que de la mythifier. C'est le parti qu'on pris Edith et Corcal pour cette excellente BD en montant de toute pièce un bobard délicieux sur sa prétendue redécouverte et son statut de premier roman graphique datant de 1874, avec préface d'éditeur et postface d'universitaire pour étayer le tout.
Vous l'aurez compris, La chambre de Lautréamont pose une ambiance particulière, fait voyager dans le temps et aux frontières du réel.

Il brosse le récit sensément autobiographie d'Auguste Bretagne, écrivaillon de romans feuilleton et membres de divers cercles littéraires parisiens dont les zutistes. Il y fréquente les frères Cros, Rimbaud, et Emily, une belle jeune poétesse avec qui il entretient une relation. Il collectionne tout un tas d'objets étranges voire macabres, qui ne sont d'ailleurs pas du goût de cette dernière. Ils sont pourtant son inspiration, son univers. Il confie un soir à Emily que la pièce majeure de ce cabinet de curiosité est la chambre elle-même : elle n'est autre que celle dans laquelle a vécu et est décédé Isidore Ducasse dit Comte de Lautréamont. S'y trouve encore son piano. Et cette chambre et ce piano recellent encore quelques secrets qui, mis à jour, participent à la légende de cet auteur fulgurant, maladif et ô combien talentueux.

J'ai beaucoup apprécié cette BD pleine d'originalité. Avec un dessin arrondi et crayonné à loisir et des coloris en demi-teintes, on a l'impression de dérouler un vieil album jauni et de se promener dans la brume parisienne des artistes maudits. Le scénario, quant à lui, d'une piquante originalité - des allers et venus dans le temps, le mélange entre autobiographie supposée et genèse d'une création - apporte une modernité décoiffante à toute cette ambiance surannée. Bref, j'ai aimé me promener entre le volontairement désuet et le parfaitement contemporain, avec toujours cette petite question en suspens jusqu'à la fin : était-ce donc vrai ? (Cette sensation étant appuyée par la véracité effective de certains éléments).

Je vous encourage vivement à la découvrir !

 

 

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*

 

 

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Nietzsche - se créer liberté de M. Leroy et M. Onfray, ed. Le Lombard, 127p.

 

Décidément, Michel Onfray et Nietzsche, c'est la grosse histoire d'amour intellectuelle ! Non content d'en brasser la vie et la pensée dans ces ouvrages de philosophie, il collabore ici avec le jeune dessinateur Maximilien Le Roy pour nous en offrir une biographie graphique.
J'avoue avoir été très intriguée par cette BD tant le projet me semblait délicat ! Mettre La pensée d'un philosophe en dessin sans verser dans l'anecdotique de quelques évènements de sa vie n'était pas un pari gagné d'avance.

Et bien, force est de constater que j'ai été agréablement surprise! Les instants de vie relatés font sens dans la progression de pensée du philosophe et ne sont pas délayer arbitrairement. Les parties d'expositions théoriques sont mis en scène la plupart du temps sous forme de dialogues, ce qui rend l'ensemble interactif et des plus digestes. Onfray est parvenu à vulgariser suffisamment la chose pour nous la rendre aisément compréhensible (non parce que, sinon, Nietzsche, c'est un peu du japonais pour moi malgré mes efforts) sans pour autant trop simplifier le propos. Il passe notamment un certain temps à nous expliquer l'influence de Schopenhaeur sur sa pensée ainsi qu'à démêler l'idée fausse selon laquelle Nietzsche serait antisémite.

Dans la rubrique graphique (puisque nous parlons tout de même de BD, diantre), Le Roy est un dessinateur en herbe d'un sacré talent ! Des dessins léchés, vifs, surprenants, parfois sombres et surtout parfaitement maitrisés. J'ai vraiment adoré ! A suivre assurément.

 

 

 

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