19/12/2018
Ásta de Jón Kalman Stefánsson
Puis quelqu'un sort se mesurer à la vie en combat singulier.
Ásta, c'est l'amour, à une lettre près. Elle naît dans les années 50 d'un amour passionnel entre Sigvaldi et Helga, qui tôt après se séparent. Ces deux-là n'avaient sans doute pas fini de se chercher - ou, plus justement, n'avaient pas encore trouvé comment coller au monde sans se perdre. L'un peint, l'autre chante. L'un aime, l'autre se tourmente. Puis un beau jour, Sigvaldi tombe d'une échelle et se souvient de tout. Ásta vit elle-même quelques histoires marquantes, assez furieuses, au fil des ans. A l'heure où les pages du présent roman s'écrivent, Ásta est une femme d'âge mûr. Elle est seule et écrit, à celui qui est peut-être le narrateur entre les pages, des lettres brûlantes pour qu'il n'y ait plus de secrets. Pendant ce temps-là, ce fameux narrateur, énigmatique personnage, ne se découvre qu'à travers ce qu'il raconte. Tout cela existe-t-il seulement ? C'est dans la solitude qu'il trouve la force d'effeuiller progressivement mille vies. Seul face à la mer, dans les embruns sauvages d'une région reculée d'Islande, aux prises parfois avec un voisin inopportun, le voilà donc, à nous parler de tous les détours de l'amour.
Peu de choses sur terre sont plus belles que la discrétion, quand elle s'accompagne de douceur et non de soumission.
On l'a lu partout et c'est vrai : Ásta est impossible à résumer - du coup, j'ai biaisé à la manière de l'auteur, ce petit filou, pour vous donner un aperçu du kaléidoscope que représente ce roman. Ásta est le point de convergences de toutes les ramures de l'amour et ce n'est pas toujours une partie de plaisir. A l'occasion, l'amour écorche, rabroue, gifle ; il se trouve aux prises avec la jeunesse, les rêves ou l'alcool. Il n'a pas d'âge mais arbore maints visages. Aussi, nous n'avons pas à faire à une histoire, celle d'Ásta, mais à plusieurs dizaines, chacune un reflet, un écho, une vibration de l'amour, accordée au violon de ce personnage féminin, somme toute assez peu aimable si vous voulez mon avis, malgré l'aura qu'elle est censée dégager. A la vérité, Ásta est insaisissable, et c'est finalement ce qu'il y a de plus attirant depuis que le monde est monde.
Mais pourquoi fallait-il que tes cheveux brillent ainsi au soleil ? Et que la commissure de tes lèvres soit comme calquée sur les larmes.
Ô chance pour le lecteur : malgré les méandres du récit, le style de Stefánsson est parfaitement clair et direct. Point trop sirupeux et juste ce qu'il faut de mystère. La poésie creuse toujours un profond sillon au sein du roman et c'est là ce qui est particulièrement délicieux. A l'occasion seulement, l'auteur tombe un poil dans l'écueil du poète qui s'emballe et devient lyrique (spéciale dédicace à l'amour d'enfance d'Ásta). C'est la raison pour laquelle j'ai laissé passer du temps avant de rédiger ma chronique : la guimauve éparse finirait-elle par tout obscurcir ou garderais-je, au contraire, cette gamme infinie des amours humaines, joliment déclinée et mise justement en résonance ? Vous l'aurez compris, c'est la seconde option qui a pris le pas sur la première. Honnêtement, malgré les maladresse, Ásta cerne sacrément bien le cœur de l'homme - que je n'ai pas lu encore, soit-dit en passant. Mais puisqu'Ásta m'a tellement plu, c'est peut-être le moment ou jamais de finir enfin sa première trilogie romanesque ? La suite au prochain numéro.
En attendant, je remercie Moka d'en avoir tellement bien parlé que ça m'a collé l'envie immédiate de le découvrir. (Vivent les blogs, tout ça tout ça).
Romans de Stefánsson précédemment chroniqués :
10:18 Publié dans Littérature scandinave | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : Ásta, jón kalman stefánsson, grasset, rentrée littéraire 2018, rl2018, littérature scandinave, littérature islandaise, islande, amour, passé, poésie
24/03/2018
Taqawan d'Eric Plamondon
Il faut se méfier des mots. Ils commencent parfois par désigner et finissent par définir. Celui qu'on traite de bâtard toute sa vie pour lui signifier sa différence ne voit pas le monde du même œil que celui qui a connu son père. Quel monde pour un peuple qu'on traite de sauvages durant quatre siècles ?
Cette rentrée d'hiver, Eric Plamondon nous propose de remonter le temps jusqu'au 11 juin 1981. A cette date, les policiers québécois investissent la réserve mig'maq de Restigouche afin de confisquer les filets de pêches des autochtones. Raison officielle : les permis et les quotas pour éviter la surpêche des taqawan, ces saumons qui reviennent pour la première fois chez eux - motif métaphorique qui jalonne par ailleurs tout le récit. Raison officieuse : une obscure guerre politique entre le Québec qui a autorité sur ses territoires de pêche et le gouvernement fédéral qui a autorité sur les réserves indiennes. Pour faire simple, faire ch*** les Mig'maqs sur la question de la pêche au saumon, c'est une manière subtilement détournée pour Québec de faire ch*** Ottawa. Qu'il y ait dans l'histoire des hommes, femmes et enfants qui se démènent pour survivre et exister, préserver leur culture et surtout leur territoire, spoilé depuis plusieurs centaines d'années par les colons, est évidemment un dommage collatéral plus ou moins fortuit (suivez mon regard).
Au cœur de cette pagaille, un garde-chasse outré du traitement réservé aux Mig'maqs par Québec et sa police démissionne, une jeune adolescente autochtone est violée dans les bois et un ancien professeur d'université reconverti dans la défense des droits de l'Homme, spécialiste de la question autochtone, se débat avec une paperasse monstre après la descente du 11. Ses trois personnages vont se croiser dans le chaos de juin 1981, non sans faire appel à quelques sparring partners - un ermite Mig'maq, une enseignante française et une journaliste stagiaire fort attirante - pour se sortir la tête de l'eau (ou pas).
Comme si cela ne suffisait pas, Eric Plamondon émaille ce récit politique et humain de quelques considérations historiques et sportives sur la colonisation ou la pêche au saumon (il réussit même à caser Céline Dion). Ça peut sembler fouillis, de prime abord, mais ce processus par flashs permet au contraire de dégager d'un événement particulier - la confiscation des filets de pêche le 11 juin 1981 - un questionnement plus large, crucial et surtout nécessaire des sociétés canadiennes et américaines aujourd'hui - Quid de ce qui n'est ni plus ni moins que la seule colonisation toujours d'actualité au XXIème siècle ?
Bref, Taqawan propose un angle d'attaque vraiment attrayant et original. Il fait d'ailleurs l'unanimité chez la plupart des lecteurs, blogueurs, critiques professionnels ou libraires.
Pourtant, je suis beaucoup moins enthousiaste, il faut bien le dire. Malgré son originalité et son intérêt, ce récit me semble souffrir de nombreuses facilités qui conduisent le fil narratif à friser à plusieurs moments la superficialité, le manichéisme ou l'invraisemblance - je viens d'écrire puis d'effacer successivement deux exemples, considérant qu'ils spoilent furieusement certains passages clés du roman mais je suis tout à fait disposée à les donner à ceux qui veulent pour étayer le débat. Pour résumer, on est souvent pas loin de la caricature.
En outre, d'un point de vue stylistique, il y a évidemment quelques trouvailles très très savoureuses, quelques tournures de phrases excellentes, mais finalement assez peu au regard de l'ensemble du texte. D'ailleurs, il suffit de parcourir les blogs qui ont déjà chroniqué jusqu'ici le roman pour se rendre compte que la plupart d'entre eux mettent systématiquement en avant la même citation :
- Au Québec, on a tous du sang indien. Si c'est pas dans les veines, c'est sur les mains.
Formule joliment trouvée, c'est absolument évident, tout comme celle que j'ai cité en ouverture de ma chronique. Le lecteur pense immédiatement, moi y compris, que ça fait mouche.
Mais voilà, tout au long de ma lecture, j'ai regretté de ne pas croiser plus de ces petites pépites et suis restée la plupart du temps très extérieure à ma lecture. Elle m'a parfois distraite, souvent ennuyée de ses faiblesses, et ne m'a surtout jamais remué ni les neurones ni l'estomac. Bref, ce n'est vraiment pas ma lecture du siècle de l'année de la saison du mois. Dommage.
Challenge Nation Indienne chez Electra
10:14 Publié dans Challenge, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : taqawan, éric plamondon, pêche, saumon, littérature québécoise, québec littérature amérindienne, mig'maq, micmac, réserve, viol, enquête, rentrée littéraire 2018, rentrée hiver 2018
17/03/2018
La rose de Saragosse de Raphaël Jérusalmy
Malgré ma fâcheuse tendance à rendre mes emprunts avec des plombes de retard, et malgré ma bonne résolution de cesser d'aller à la médiathèque, du coup, parce que ce n'est décidément pas sérieux, j'ai quand même craqué en février (c'est pas comme si j'avais une PAL débordante hein)... J'avais envie de feuilleter quelques nouveautés et, pourquoi pas, d'en lire une ou deux après ma lecture du dernier Louise Erdrich. Je voyais passer trop de jolis titres qui me faisaient de l’œil sur les blogs amis, ce n'est pas ma faute©.
Comme c'était prévisible, la plupart étaient déjà loués (j'en ai quand même réservé un au passage tralala). Parmi les heureux encore sur la table des nouveautés, j'ai opté pour le titre que voilà, La rose de Saragosse, à l'impro totale, considérant que ce n'est pas celui qui a été le plus chroniqué ni qui a reçu le plus d'éloges sur les dits-blogs amis. Il faut croire que mes envies de nouvelles publications sont étonnamment placées sont le signe de la rose sans le vouloir, et puis le dépaysement spatial et temporel auquel ce roman invitait était délicieusement alléchant (sans parler de la sublime illustration de Christian Schloe en couverture).
A quoi diable reconnaît-on un homme libre ?
Direction Saragosse en l'an de grâce 1485. Nous sommes en pleine Inquisition espagnole et, suite au meurtre bien mystérieux du père Arbuès auquel le lecteur assiste dans les premières pages du roman, c'est Torquemada qui est nommé au poste de Grand Inquisiteur pour l'Aragon. Autant vous dire que ça ne va pas rigoler dans les chaumières. Torquemada n'a beau pas payer de mine physiquement - d'ailleurs, Angel Maria de la Cruz, cet espèce de rustre chasseur de prime à la solde du plus offrant, ne se prive pas de le caricaturer en l'écoutant - il n'est malgré tout que sévérité et intransigeance. A l'écouter, tout le monde doit y passer, à l'exception des bons catholiques de naissance : les meurtriers d'Arbuès, les juifs, y compris les convertis, et les artistes sont les victimes spécifiquement désignées dans ce roman. Torquemada est outré de gravures grotesques placardées dans toute la ville, singeant le cadavre d'Arbuès. Il n'en sera que plus outré lorsque son propre visage sera affiché de même grimaçant et déformé. Le seul indice pour tenter de démasquer l'odieux caricaturiste : une fine rose épineuse en guise de signature. Angel de la Cruz se lance sur cette piste, flanqué de son cabot baveux et malodorant, Cerbero, non sans accepter en parallèle la demande de Ménassé de Montesa, un converti apeuré, de dénicher une liste le concernant directement. A l'occasion d'un dîner chez Montesa, Angel y croise Léa, la fille de son hôte, une jeune femme à la beauté hiératique, qu'il s'empresse de griffonner au fusain sur une serviette de table. Tous deux semblent alors se jeter mutuellement un défi.
Qu'il sabre un visage ou qu'il en capture l'expression sur le vif, Angel procède de même. Il assouplit les jointures, débande les ligaments, laisse le poignet leste tout en gardant le bras ferme. Il fait le vide, se désencombre, scrute sa proie tout comme son modèle, en soutient intensément le regard, avant de lui décocher un coup sec de lame. Ou de mine.
Raphaël Jérusalmy ne brosse pas ici de longue fresque épique propre à embarquer le lecteur sur des centaines de pages endiablées. Il ne s'agit pas non plus de développer un suspens aigu qui le tiendrait haletant jusqu'à la révélation finale. Non. L'auteur prend plutôt le parti original de faire de son récit et de cette période historique aussi épineuse que la rose une bulle poétique et le miroir de problématiques toujours contemporaines. Le récit est bref parce que c'est au lecteur, je crois, de faire le reste. D'un style en équilibre entre le doux et l'incisif, il brasse ces fameuses questions qui ne cessent de nous occuper : quel est le pouvoir des images et, ce faisant, quelle place pour l'art et l'artiste dans une société libre ? Questions qu'il formule tacitement aussi à l'égard des religions, quelles qu'elles soient. En somme, à quel moment, sous couvert de se protéger, de hiérarchiser selon une pensée arbitrairement érigée en doxa, sous prétexte de dominer enfin, le pouvoir, qu'il soit politique, religieux ou, à l'occasion, les deux en même temps, en vient-il à grignoter progressivement toute richesse et toute liberté pour se faire dictature ? Et surtout, parce que c'est sans doute ce versant-là de la question qui est le plus important, à quel moment la société, c'est-à-dire nous, choisit-elle de laisser le marasme s'installer tranquilou bilou ? Aussi, en prenant le parti du roman historique, l'auteur nous rappelle à toute fin utile la nécessité de replonger toujours plus avant dans les racines d'un mal pour en comprendre les ramifications au présent avec acuité. Il rappelle aussi à quel point, dans ce contexte, l'art n'est certainement pas là que pour faire joli : L'acte créateur est au contraire notre plus indispensable arme de subversion, l'étendard par excellence de la liberté. Car comme l'écrivait Eluard, etc.
- Il y a plus d'une façon de voir.
- C'est bien ce qui inquiète l'Eglise.
Autant vous dire qu'après une lecture pareille, je suis plutôt ravie d'être revenue sur ma résolution de cesser mes escapades en bibliothèque. J'aurais loupé, sans ça, une excellente découverte originale, poétique et intelligemment savoureuse, que je vous conseille évidemment. Après ça, je ne suis qu'enthousiasme et gratitude envers l'auguste usager qui a eu la bonne idée de rendre le bouquin juste avant mon passage. Merci à toi, l'ami. J'espère que tu me réserveras de nouvelles bonnes surprises à ma prochaine visite.
09:38 Publié dans Art, Histoire, Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : inquisition, rose, saragosse, caricature, torquemada, léa de montesa, angel maria de la cruz, religion, autodafé, art, gravure, peinture, renaissance, juifs, constantinople, turquie, espagne, répression, liberté, expression, rentrée littéraire 2018, rentrée hiver 2018, actes sud, raphaël jérusalmy