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29/05/2020

Le Lys dans la vallée de Balzac

Le lys dans la vallée.jpgVéritable pensum de mon adolescence, Le Lys dans la vallée a réussi à me brouiller durablement avec Balzac jusqu'à ce que je découvre Le Colonel Chabert en 2014 c'est-à-dire avant-hier. Depuis, je l'ai peu lu mais j'ai toujours aimé. Aussi, me suis-je dit le mois dernier qu'il était temps de faire la paix avec mon vieux traumatisme littéraire (Rien que ça, oui. Toi aussi, tu les as connus, ces pavés chiants du XIXème que ton/ta prof de lettres t'imposaient de lire en Seconde alors que jusqu'ici, tu étais pépouze au collège avec des petits trucs abrégés et/ou faciles à lire ? Si oui, alors je sais que tu comprends cette impression désastreuse de sortir aux forceps 2 pauvres pages en 2 heures en sentant l'ennui étouffer petit à petit ta gorge.) De faire la paix, disais-je donc, et de relire Le lys dans la vallée. Il faut dire que cette idée a germé dans mon esprit en voyant fleurir ici ou là des chroniques hyper élogieuses au sujet de ce roman. Ok, me suis-je dit. A l'époque, tu étais jeune et peu aguerrie aux classiques ; tu n'as rien compris. Il ne faut jamais rester sur un échec. Vas-y et tâte du chef d’œuvre.

Et là, ça part assez mal : page 30, je me fais déjà chier. Il faut dire que Félix de Vandenesse n'a rien pour être particulièrement aimable or, manque de bol, c'est le narrateur du récit - fait suffisamment rare pour être noté chez Balzac qui est plutôt adepte ordinairement de la narration à la 3ème personne - fait crucial, même, puisque toute la compréhension du récit est chevillée au fait que Balzac délègue la narration à ce triste pitre. Le roman s'ouvre sur une lettre qu'il rédige à sa fiancée, Natalie (sans h) de Manerville, et qui éclaire le projet du texte qui suit : lui expliquer les rêveries mélancoliques qui le saisissent parfois. Dont acte. Félix remonte loin (tant qu'à faire) et pleurniche sur son enfance de petit garçon non désiré, non aimé, balloté dans des écoles médiocres de province où il était oublié même pendant les vacances. Dans ce passage, heureusement court, l'égocentrisme n'a d'égal que la sensiblerie et je défie quiconque, même plus empathe que moi, d'avoir une autre réaction que l'envie de gifler Félix. Dites-vous pourtant que ce n'est que le début (vous n'avez lu que 10 pages sur plus de 250 à ce stade) parce que tout va s'enliser dans la guimauve au moment de sa rencontre avec LA femme : Mme de Morsauf. Il a la vingtaine toute fraîche ; elle a huit ans de plus que lui. Il ne connaît rien aux femmes ; elle est mariée à un homme malade, irascible, incompétent et est mère de deux enfants. Il a le coup de foudre pour elle lors d'une soirée, la retrouve dans le château voisin de celui d'un ami de la famille chez qui il passe des vacances et c'est parti pour la plus célèbre histoire d'amour platonique de la littérature française - que Félix va tout de même pimenter au bout de quelques années avec une maîtresse anglaise, Lady Arabelle Dudley, parce que le baise-main et les bouquets de fleurs enflammés, ça va bien cinq minutes (men have needs).

Alors si je m'ennuyais déjà page 30, pourquoi ai-je continué, me direz-vous ? La clé se trouve dans ce simple mot : ironie. Je disais tout à l'heure que Balzac délègue la narration à Félix. Aussi, ce récit à la première personne, au cours duquel notre narrateur personnage commet perpétuellement la bévue d'estimer les pensées d'autrui en tombant toujours à côté de la plaque, est-il d'une subjectivité tellement extrême, eu égard à son égocentrisme, qu'il n'y a de recul sur rien ni sur personne. A travers lui, Balzac s'en donne à cœur joie, mais alors vraiment, pour lyncher le lyrisme à coup de tournures stupides et ampoulées. Que dire, par exemple, de cette première vision de Mme de Mortsauf :


Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j'aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement fasciné par une gorge chastement couverte d'une gaze, mais dont les globes azurés et d'une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies: le brillant des cheveux lissés au-dessus d'un cou velouté comme celui d'une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l'esprit. Après m'être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête.

Si donc on peut vanter l'écriture de ce roman, c'est pour son traitement ironique sans concession, quoi que peu fin du coup, vous l'aurez compris, dont il use pour fustiger et tourner en ridicule la prose romantique sentimentale de son époque. La prendre au premier degré me semble difficile puisque ce serait considérer Balzac comme le pire écrivain de son temps, ce qu'il n'était tout de même pas, quand bien même il avait ses propres lourdeurs à l'occasion. Clairement, je ne qualifierais pas la langue de belle dans ce récit. Elle est aussi légère et subtile que Carlos en string. MAIS elle a indéniablement quelque chose de jouissif et de piquant tant elle se moque sans déguisement avec une outrance telle qu'on est parfois tenté de rire (je confesse néanmoins que j'ai souvent lu en diagonale malgré tout, histoire de ne pas mourir d'overdose. Ironie ou pas, c'est quand même furieusement écœurant sur la durée)(Vous reprendrez bien un peu de guimauve ?).

Avoir mis le doigt sur cet élément déterminant de l’œuvre a miraculeusement tout éclairé et m'a permis d'apprécier, en outre, ces personnages souvent complexes qui gravitent autour de Félix de Vandenesse. A commencer par Mme de Mortsauf, évidemment. Une sorte de Mme de Rênal qui ne cède jamais, à la fois corsetée par la morale chrétienne, les devoirs qu'elle a envers ses enfants et envers son domaine - bien que présentée comme une chose fragile par Félix, elle est en fait d'une incroyable force de caractère, gestionnaire impeccable et suffisamment subtile pour ne pas montrer à son mari son impuissance à diriger lui-même les affaires - et surtout, emberlificotée dans l'image hiératique que son jeune ami à former d'elle. Elle est tour à tour une sainte, un ange, une martyre, bref la figure par excellence de la chaste intouchable que l'on adore à défaut d'aimer. Félix aime d'elle une image et ne la connait pas. Mieux : il ne cherche pas à la connaître. Elle est circonscrite à la tour d'ivoire de Clochegourde (et ce nom, mes amis !). Or, Mme de Mortsauf est bien autrement que cela, mais cette intériorité ne sera jamais décelée par un Félix trop aveuglé par ses propres idées. La sainteté dont il nimbe Mme Mortsauf n'a d'égale que la diabolisation de Lady Dudley, la femme séductrice et sensuelle par excellence, qui devient sous la plume de Félix, à peine mieux qu'une courtisane. Or, elle aussi, on le comprend très vite, est plus complexe et passionnante, en plus d'être passionnée, que ce que Félix voit d'elle. Mme de Mortsauf et Lady Dudley ne diffèrent pas tant que ça, finalement. Elles sont, incarnés en deux personnages distincts, l'avant et l'après de la Présidente Tourvel dans Les Liaisons dangereuses. (Je pourrais en parler encore longtemps mais je vais m'arrêter là : c'est déjà beaucoup trop long) Et Félix, lui, est ce bouffon très infatué qui se prend pour un roi malheureux parce qu'il ne comprend rien.

Tout cela s'achève comme ça a commencé : par une lettre. En l'occurrence, la réponse de Natalie de Manerville qui ne laisse plus aucun doute sur la lecture nécessairement ironique à faire de l’œuvre. Alors, j'ai beaucoup entendu et lu que cette lettre était savoureuse à souhait. Je dirais pour ma part que j'en ai fait une lecture qui prête autant à discussion que le reste car tout ne me semble pas non plus de très bon goût. Mais ce qui est sûr, c'est que ça remet joliment ce crétin de Félix à sa place et rien que ça, c'est pas dommage !

C'était donc super mal parti et aussi fou que ça puisse paraître - j'en suis vraiment la première étonnée - je crois que j'ai beaucoup aimé. C'est dingue parce que je me rends compte que je n'ai saisi l'ironie de quasiment aucune de mes lectures classiques d'adolescence. J'avais eu le même problème avec Madame Bovary par exemple. Ce qui est assez logique d'ailleurs : Ne pas tout prendre au premier degré s'apprend (pour moi). A fortiori, comprendre l'ironie d'un texte lorsque celle-ci est subtile et intrinsèquement liée à la compréhension d'un courant littéraire, du style littéraire d'un auteur, d'une époque, de ses mœurs et de sa politique, ça se travaille doublement. Ce qui revient au poncif absolument vrai qui consiste à dire qu'aimer ou pas un livre, finalement, c'est une affaire de rencontre et donc une affaire de timing (oui, parfois, les poncifs disent vrai).

J'en tire trois conclusions :

1/ Ne jamais hésiter à relire ces lectures qu'on a détestées plus jeune. Le faire dès qu'on le sent parce qu'il y a de grandes chances qu'elles ne soient plus du tout les mêmes.

2/ Ne plus jamais se forcer à aller au bout d'un livre qui saoule. Alors quand je dis "ne plus se forcer"... Évidemment, un livre un peu costaud peut résister quelques dizaines de pages au début et c'est normal. Faire l'effort de sortir de sa zone de confort pour se frotter à un nouveau style, plus exigeant, ne fait pas de mal à l'occasion. Non, là, je parle du bouquin dont tu as déjà lu plusieurs dizaines de pages et qui persistent à te raser. Alors là, tant pis pour lui ou tant pis pour toi. Mais en attendant, le moment de la rencontre n'est pas là et te forcer ne sert à rien (Spéciale dédicace aux Frères Karamazov de Dostoievski et à Nord et Sud d'Elizabeth Gaskell qui m'ennuyaient toujours autant au bout de deux cents pages).

3/ Balzac est un auteur que j'aime de plus en plus et que j'ai de plus en plus envie de lire. Dingue ! Mon moi d'il y a vingt ans est en PLS sur le carrelage de la cuisine et la prof de Lettres en moi le regarde en souriant. On évolue et c'est heureux. J'ai des grosses envies d'Illusions perdues pour cet été. La suite au prochain numéro, donc !

Précédemment chroniqués de Balzac : Le Colonel Chabert, Le père Goriot et Le Chef d’œuvre inconnu.

01/06/2018

Testament à l'anglaise de Jonathan Coe

jonathan coe,testament à l'anglaise,what a carve up,politique,thatcher,agriculture,presse,édition,art,satire,ironie,critique,angleterre,écriture,écrivain,création,mois anglais,lecture commune,blogoclub"Laissez-moi vous donner un avertissement sur ma famille, au cas où vous ne l'auriez pas encore deviné, dit-il enfin. C'est la pire bande de salauds, de rapaces, de voleurs, d'escrocs, de traîtres, de criminels, qui ait jamais rampé sur le sol terrestre. Et j'y inclus mes propres rejetons."

L'événement fondateur de ce roman est le suivant : Godfrey est mort. C'était en 1942 lors d'une mission secrète au-dessus de Berlin. Alors qu'il volait, son avion fut abattu par un tir allemand - et ç'aurait pu être la fin de l'histoire ou, éventuellement, le début d'un roman de guerre comme on en connaît beaucoup si l'auteur n'était pas Jonathan  Coe. Rien de tout cela ici car entre à son tour en jeu le personnage qui va tout chambouler : la soeur de Godfrey, Tabitha. Celle-ci refuse de voir dans cette tragédie un événement banal de la guerre et accuse son frère aîné Lawrence du meurtre de son cadet. Vous imaginez le tollé. Entre stupéfaction générale, dénégations méprisantes de Lawrence et théories conspirationnistes, Tabitha est internée dans un établissement psychiatrique duquel elle ne sortira qu'épisodiquement. Cela ne l'empêche pas de ruminer âprement la situation et n'entache en rien sa certitude de la culpabilité de son frère. Une démonstration flagrante en est d'ailleurs faite quelques dizaines d'années plus tard, tandis qu'elle bénéficie d'une sortie exceptionnelle pour les cinquante ans du benjamin de la fratrie, Mortimer. 

Entre parallèlement en scène Michael Owen, écrivain blasé et inactif bien peu séduisant. L'époque a changé : nous sommes en 1990. Il a la quarantaine solitaire et négligée, ne sort plus de chez lui et n'interagit plus avec ses semblables. Quelques années auparavant, en 1982 exactement, il avait été débauché par la Peacock Press sur injonction d'une Tabitha vieillissante mais toujours obnubilée, pour raconter l'histoire de la tonitruante famille Winshaw. La fratrie d'origine n'était déjà pas géniale mais alors les rejetons, une tripotée de cousins arrivistes et cyniques, décrochent la timbale. Alors que Michael avait totalement lâché le projet, l'intervention inopinée d'une voisine va le motiver à se plonger à nouveau dans ses premiers travaux de recherche. En alternance avec la vie passée, présente et future de ce quadra auquel on s'attache finalement, le lecteur découvre tour à tour chacun des cousins Winshaw, exploitant tous un filon lamentable de notre société contemporaine capitaliste. Qui la télévision, l'art contemporain, la politique ou l'agriculture : tout y passe avec une acuité aiguë et une ironie cinglante de haute volée. 

J'ai également pris une ferme décision pour le mot "hôpital". Ce mot est exclu de nos discussions : nous parlons désormais d'"unités pourvoyeuses". Car leur seul but, dans le futur, sera de pourvoir à des services qui leur seront achetés par les autorités et par les médecins en vertu de contrats négociés. L'hôpital devient un magasin, les soins deviennent une marchandise, tout fonctionne selon les règles des affaires : produire beaucoup, vendre bon marché. La magnifique simplicité de cette idée m'émerveille. 

J'ai adoré ce roman mais c'est presque délicat de l'avouer. Une part de moi, indéniablement, a savouré cette tendance typiquement anglaise d'appuyer là où ça fait mal avec le sourire. Testament à l'anglaise est un exemple de situations parfois absurdes, souvent inattendues, convergeant toutes vers une des plus grosses gifles littéraires désinvoltes de la fin du XXème siècle. Une autre part de moi, pourtant, a beaucoup de mal à se réjouir de cette satire quand tout, absolument tout, ce qui est dévoilé est vrai et, surtout, quand tout cela se poursuit dans la même direction vingt-cinq ans après la première parution du roman. C'est véritablement terrifiant. Aussi, mes scrupules ne tiennent pas à la qualité du roman, qui est excellente, mais plutôt au propos qui fait froid dans le dos. Jonathan Coe lève le voile sur l'époque Thatcher avec tellement de pertinence, de légèreté et d'originalité que cela relève du sacré tour de force (j'allais écrire génie, hésitant sur le mot, le trouvant peut-être trop fort ? N'empêche que si ce n'est pas le cas, on n'en est vraiment pas loin). 

En parlant de tour de force, je ne vous ai encore pas dit grand chose de la forme. J'évoquais tout à l'heure l'alternance des récits. Lorsqu'on entame le roman, on commence par se perdre un peu dans toute la galerie des personnages Winshaw (merci à l'éditeur de fournir gracieusement un arbre généalogique, d'ailleurs!) puis on attaque franchement dubitatif l'existence de Michael Owen. On se dit pendant un bon paquet de pages qu'on a un roman bien écrit sur ce principe assez classique de récits parallèles. C'est évidemment une erreur. Le roman est un puzzle. Peu importe à quel point cette métaphore est éculée ; elle convient trop bien à la construction narrative brillante de l'intrigue. Les récits alternés sont des leurres simplistes à l'intérieur desquels se cache en fait une myriade d'indices - a priori anecdotiques - qui se répercutent au fil du récit sous forme d'échos et dévoilent tous, progressivement, une part du mystère. On ne prête pas forcément attention à la première résonance, puis la deuxième interpelle, enfin la troisième rend le lecteur attentif aux moindres détails. Lorsqu'on en arrive à cet instant de la lecture, on est irrémédiablement scotché à la suite de l'histoire qui se referme comme un piège sur tous et tout.

"Poignardé dans le dos, hein ? dit sèchement Hilary. C'est bien approprié. Est-ce que cela veut dire que Mrs Thatcher est quelque part dans la maison ?"

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05/01/2018

Pot-Bouille d'Emile Zola

Pot Bouille.jpgSi j'en crois mes lectures de décembre et de ce début janvier (dont toutes, je crois, restent à chroniquer), l'année qui s'annonce se fera sous le signe de la jeunesse et des classiques. En l'occurrence, l'envie de lire un énième Rougon-Macquart ne m'avait pas prise depuis quelques années et est arrivée de façon inattendue. Je venais de terminer un autre classique (dont je vous parlerai prochainement sans doute) et me pensais dans l'optique de passer à quelque chose de plus léger. C'était sans compter les lectures jeunesses entamées en parallèle qui remplissent parfaitement cette fonction. Je pouvais, par conséquent, allègrement enchaîner les pavés plein de subjonctifs imparfaits sans trop me griller les neurones. Banco ! J'ai donc empoigné le premier des cinq derniers Rougon-Macquart de ma PAL. Et c'était parti pour Pot-Bouille

Dans ce volume, le dixième de la série, Zola débarque Octave Mouret de sa province. Ce fils de Marthe Rougon épouse Mouret arrive à Paris, bien décidé à faire fortune, après des débuts joyeux et coquins dans le commerce marseillais*.  Sur recommandation d'amis et grâce au ménage Campardon qui habite au 2ème étage, il emménage dans l'immeuble Vabre de la rue de Choiseul. L'atmosphère y est très comme il faut, d'une bourgeoisie fière d'elle-même c'est-à-dire de ne pas frayer avec la fange ouvrière. Même les escaliers sont chauffés et pavés d'étoffe rouge - jusqu'au troisième étage seulement, puisque plus on monte les étages, moins on est argenté. Octave se montre plus que ravi de tant de signes extérieurs de richesse dans cette société qu'il entend conquérir.

Il se pencha sur la rampe, dans l’air tiède qui venait du vestibule ; il leva la tête, écoutant si aucun bruit ne tombait d’en haut. C’était une paix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait pas un souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant, il y avait comme des abîmes d’honnêteté.

Son objectif est très clair : séduire et réussir et, si possible, les deux à la fois. Pour cela, il va taper à tous les râteliers - excusez l'expression qui, par sa vulgarité et son peu d'égard pour les sentiments d'autrui restitue cependant assez bien l'état d'esprit de Mouret -, de sa voisine de palier qu'il engrosse l'air de rien à l'une des épouses Vabre, sans parler évidemment de la fameuse Mme Hédouin, propriétaire du Bonheur des dames. Je n'ai pu m'empêcher de penser, tout au long de ma lecture, à ce Bel-Ami que Maupassant publiera trois ans après Pot-Bouille, sorte de Rastignac en soldes qui ne voit dans les femmes, outre l'obtention d'un plaisir parfaitement égoïste voire forcé la plupart du temps, que les différentes marches de l'ascension sociale. 

Lui, que la présence d’une femme, même de la dernière des servantes, emplissait d’un ravissement, riait d’un rire perlé, en la caressant de ses yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours.

Inutile de dire qu'il n'est pas le seul à faire ses cochonneries sous le manteau - enfin, sous le manteau, c'est beaucoup dire... lalalaaa - puisque tout le monde s'en donne à cœur joie avec des courtisanes, avec les bonnes - en somme, avec tout ce qui passe. Je ne vous parle même pas de l'ivrognerie ou de la prétention qui amène au vice de la dépense** qui touchent autant ces bourgeois engoncés de fatuité que les habitants de la Goutte d'Or dans L'Assommoir. De L'Assommoir d'ailleurs, parlons-en, ainsi que de Nana. Si l'on en croit la préface de l'édition du Livre de Poche, Zola a été particulièrement outré des réactions bien-pensantes que suscitèrent ces deux ouvrages-là en particulier. Il n'était pas de bon ton, évidemment, de peindre une réalité aussi noire, aussi ordurière et méprisable de l'Empire. Zola pourrissait du même coup par ses mots la littérature et une certaine image de la France, semble-t-il, selon toute une clique de bourgeois parisiens. Manque de pot, Zola est rancunier et a la plume facilement acerbe. L'Assommoir et Nana sont orduriers ? Qu'à cela ne tienne, il va faire pire en peignant cette caste de parvenus conformistes. 

Par exemple, je l'accepte volontiers, votre congé ! Plus souvent que je resterais dans cette baraque ! Il s'y passe des propres choses, on y rencontre du joli fumier. Ça ne veut pas de femmes chez soi, lorsque ça tolère, à chaque étage, des salopes bien mises qui mènent des vies de chien, derrière les portes !... Tas de mufes ! tas de bourgeois !

Aussi, dans Pot-Bouille, il soulève allègrement le voile de l'hypocrisie bourgeoise et prend un malin plaisir à démontrer que la noirceur de la nature humaine est commune à tous les étages de la société - il y a peut-être même quelque chose de pire à jouer le double jeu de s'y vautrer tout en le fustigeant. Dans ce roman, les bourgeois n'ont pas l'excuse de la misère ahurissante des ouvriers de L'Assommoir. Il n'y a pas que le déterminisme à mettre sur la table ; il y a aussi le plaisir gratuit du vice. 
Dans cette optique de vengeance littéraire, Zola ne ménage donc pas ses efforts. On va être clair : Pot-Bouille est souvent caricatural, intransigeant et souffre d'une répétition parfois inutile des situations. J'ai connu l'auteur plus nuancé, c'est indéniable. Avec tout ça, Pot-Bouille est exactement ce qu'il avait vocation à être : un gros pavé dans la mare de la bien-pensance bourgeoise. Du coup, malgré ses défauts, il est aussi d'une acidité jouissive. Zola avait de la bile à revendre et il ne nous épargne rien de l'horreur des derrières de rideaux (je vous laisserai le plaisir de découvrir tout le catalogue des situations tordues possibles par vous-mêmes). Mais de tout cela, tout le monde s'accommode tant que les apparences sont sauves. Parce que c'est bien la seule chose qui différencie le bourgeois de l'ouvrier : les apparences, un point c'est tout. Le seul qui échappe à la règle (comme une manière de s'auto-congratuler), c'est le romancier qui, loin d'être touché par la gale ambiante, garde l'esprit suffisamment froid et distant pour révéler certaines vérités qui blessent. 

Hippolyte, en train de laver la robe de madame, répondit : 
– Ça n’a pas plus de cœur que mes souliers… Quand ils se sont crachés à la figure, ils se débarbouillent avec, pour faire croire qu’ils sont propres.

Octave Mouret se sort finalement plutôt bien de ce cloaque. Malgré ses frasques, il finit par épouser - comme tous les lecteurs du Bonheur des dames le savent - Mme Hédouin. Celle-ci, contrairement à ce qu'on pouvait penser au début du roman, n'est pas vraiment une énième conquête de notre protagoniste séducteur. Leur mariage est un arrangement commercial fort astucieux. Caroline Hédouin a très bien compris les qualités d'Octave dans le commerce moderne florissant et Octave, quant à lui, a très bien compris le potentiel du Bonheur des dames. Leur mariage est une forme d'association d'affaires avant l'heure. N'empêche que d'une façon ou d'une autre, Octave est arrivé à ses fins. 

Pour cela et parce que le portrait de Mouret dans ce titre va, en partie, à l'encontre de celui que je m'étais formée à la lecture du Bonheur des dames il y a... fort fort longtemps, j'ai décidé de relire ce dernier dans la foulée. Affaire à suivre, donc ! 

*Cf. La conquête de Plassans pour découvrir un bout de l'enfance de Mouret puis La faute de l'abbé Mouret pour l'évocation du renoncement de son cadet, Serge, à l'héritage familial.

** Je n'ai encore pas pu m'empêcher de penser à La Parure (décidément, encore Maupassant) sur cette question de l'argent et du paraître à travers certaines répliques des Josserand ou des Vuillaume. 

Au passage, mes précédentes chroniques de Zola : 

Une page d'amour, L'Assommoir, Le ventre de Paris et La terre.