05/07/2017
La nuit d'Ulysse de Salomé Rouiller
Ulysse : ce héros ! La fascination qu'il provoque chez les écrivains n'est pas neuve et comme tout ce qui manque d'originalité, la gamelle n'est pas loin. On réinvente tout d'Ulysse depuis l'Antiquité - on l'a même découvert sourd sous l'excellente plume de Charline Lambert - mais ce qui subsiste toujours est le voyage : c'est qu'il y a quelque chose du devenir écrivain dans cette aventure !
Salomé Rouiller ne déroge pas à cette règle dans ce récit qui est son premier texte abouti et publié. Et c'est la sensorialité empêchée qui la guide : le narrateur, dont nous ne saisissons pas exactement l'identité au départ - seulement des bribes elliptiques - ne parvient pas à être au monde. Sa véritable quête revient à se heurter aux éléments du monde avec la violence du désir, ce besoin de contact qui bien souvent se dérobe. Ainsi, part-il à la recherche d'Ulysse dans un New-York contemporain vivant, intense et pourtant (ou bien, donc) hostile. Trop grand, trop bruyant, trop démesuré pour la fragilité de celui qui incarne la solitude, le désœuvrement, la douleur. Il croise tour à tour les protagonistes de la célébrissime Odyssée : Pénélope, Circé, Calypso devenues riche bourgeoise, psy, bohémienne et se perd régulièrement dans le chant hurlant et éthylique des Sirènes de la ville. Il lui arrive aussi de croiser des compagnons de voyages qui n'ont rien à voir avec Homère : ce jeune Ernesto m'a particulièrement fait sourire et j'ai trouvé la référence fort intelligente et à propos.
Mais qui dit relation au monde compliquée et douloureuse, dit écriture qui s'adapte au mieux pour en restituer la fulgurance et les heurts. Vous ne lirez donc pas sous la plume de Salomé Rouiller un récit d'aventures bien ordonné à travers lequel la trame de l'illustre inspiration s'établirait clairement. Si aventure il y a, elle est intérieure et elle est terriblement houleuse. Ces montagnes russes entre lucidité et désespoir sont livrées avec une langue très poétique, parfois très décousue, qui réclame au lecteur un savant mélange d'attention aux détails et d'abandon à l'originalité de cette forme où le narratif fusionne avec le poétique. En somme, il faut se laisser envoûter : la compréhension émanera des émotions, d'une totale confiance accordée à l'enchantement de la langue de Salomé Rouiller et à l'intelligence de sa réinterprétation, finalement très sensible et très romanesque, de l'odyssée d'Ulysse - qui a toujours été une quête de soi.
La nuit d'Ulysse de Salomé Rouiller, l'Âge d'Homme, 2017, 83 p.
Brûle. Oh oui, brûle. Le temps s'espace et les minutes fondent. Les secondes se pourchassent et le feu brûle. Mon cœur est un bûcher où les dieux s'interpellent et se poignardent. Mais peu importe. Ils ne peuvent être tués. Sol froid. Contact. Éclats de verre. Brûle. A jamais. Le monde s'effondre. Whisky. Pénélope. A moi. A jamais. Fumée qui s'envole et brûle mes yeux. Je ne serai jamais tien. Perdu. Chaleur. Contact. Elle m'aime. Sensualité. Je te l'ai dit. Vodka. Brûle, oh oui brûle ma gorge. Pensées diluées dans le vide. Brouille mon esprit. Brûle, brûle, brûle, le monde s'effondre et moi je reste. [...] p. 13 (incipit)
13:08 Publié dans Littérature française et francophone, Poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : salomé rouiller, l'âge d'homme, ulysse, l'odyssée, homère, new-york, réinterprétation, poésie, fragment, littérature suisse, premier roman, premier récit