10/04/2019
Natures mortes de Zidrou et Oriol
On prend les mêmes et on recommence : en 2015, lors d'un de mes premiers avrils belges, je chroniquais Les 3 fruits de Zidrou et Oriol pour le rdv BD. Aujourd'hui, sans le vouloir, j'ai décidé de remettre le couvert avec les deux mêmes artistes et leur titre magnifique, Natures mortes, paru en 2017 chez Dargaud.
Qui connaît aujourd'hui Vidal Balaguer ? Ce peintre prodige du modernisme catalan a disparu un beau jour sans laisser d'adresse avant le passage du vingtième siècle. Certains pensent qu'il a pris la fuite pour échapper à ses créanciers et à une accusation de meurtre (rien que ça), d'autres qu'il s'est suicidé. N'empêche que ne subsistent aujourd'hui de lui que onze tableaux à la fondation Herzog, créée par les descendants de l'usurier du peintre, et un vague souvenir dans l'esprit d'une poignée d'érudits. Balaguer refusait bien souvent de vendre ses toiles, voire en aurait détruit certaines, ce qui explique sa postérité silencieuse.
Cette atmosphère nébuleuse entretient autour de son existence et, particulièrement, autour de ses derniers jours, un mystère propice à toutes les créations dans lequel s'engouffrent ici Zidrou et Oriol avec le talent indéniable qu'on leur connaît. L'une des figures centrales du récit est Mar, la muse de Balaguer, disparue peu de temps avant lui - ce qui lui vaudra la fameuse accusation de meurtre. Peu de temps auparavant, il la représente nue dans La mujer del mantón en train de lire Crime et Châtiments. Or, dans son propre exemplaire, le peintre avait souligné cette phrase : "Avant tout, je veux vive, sinon mieux vaudrait ne pas exister". L'énigme de cette coïncidence invite par petites touches le fantastique dans ce récit pictural : soudain, le peintre, découvre une puissance qui le dépasse sous ses pinceaux et la brèche s'écarte jusqu'à découvrir un gouffre puissant.
Une des grandes forces de cet album est ce récit original et nébuleux qui prête à la rêverie et aux interrogations les plus diverses. Brosser un mystère sur un mystère, c'est comme offrir une charlotte aux fraises couronnée de chantilly au fin gourmand : un régal. Mais à ce talent déjà fabuleux de Zidrou s'ajoute celui d'Oriol qui parvient à créer une atmosphère sombre et onirique remarquable. Un peu comme Le portrait de Dorian Gray, cette BD titille, transporte et questionne le pouvoir de l'art et la nature de l'éternité. Ce n'est évidemment pas follement nouveau mais ça a le mérite d'être exécuté avec brio. Quant à moi, j'ai très envie de relire Crime et Châtiments maintenant !
Erratum : Enna me glisse très opportunément dans l'oreillette que Vidal Balaguer n'existe pas. Du coup, j'ai hésité à supprimer ce billet, considérant qu'il expose au grand jour ma vraie nature de crédule atypique intersidérale. Et puis finalement, je me dis qu'un peu d'autodérision ne fait pas de mal. Par la même occasion, ça permet aux futurs lecteurs de plonger dans cette BD assurés que l’ambiguïté entre réalité et fiction est merveilleusement traitée et, rétrospectivement, ça ne fait qu'ajouter du sel à mon coup de cœur !
Rendez-vous BD pour le mois belge 2019 chez Anne
Aujourd'hui, la BD de la semaine est chez Moka
08:00 Publié dans Art, BD / Comics / Mangas, Challenge, Coups de coeur, Fantastique/Horreur | Lien permanent | Commentaires (32) | Tags : zidrou, oriol, natures mortes, dargaud, peinture, vidal balaguer, barcelone, bohème, art, mystère, disparition, la colla del safra, joaquim mir, mois belge, mois belge 2019, challenge, bd, bd du mercredi, bd de la semaine
11/08/2018
Les jolies BD de l'été
Vous le savez, je ne chronique quasiment plus mes lectures BD. [En même temps, en ce moment, je ne chronique plus grand chose, il faut bien le dire. Rattraper mon retard ne va pas tarder à friser l'impossible (spéciale dédicace à celle qui sait). Cette année, plus encore que les précédentes, c'est l'été de tous les laisser aller. Je ne lis même pas grand chose. Les quatre romans entamés le mois dernier sont toujours d'actualité sur ma table de chevet, et loin d'être terminés, alors que j'avais une PAL estivale de l'espace et mille autres envies de lectures.
Finalement, je fais autre chose. C'est bien aussi.]
N'empêche que j'ai bouquiné trois BD assez géniales, chacune dans leur genre, et j'avais envie de vous les partager. N'avoir aucune règle, c'est décidément la meilleure manière de bloguer.
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Je commence donc avec L'excellentissime Emma G. Wildford d'Edith et Zidrou, deux auteurs que j'adore décidément (du moins, c'est ce que je comprends enfin, à force de me précipiter systématiquement sur leurs parutions respectives. Imaginez ce que ça donne lorsqu'ils publient ensemble...)
Emma est une jeune femme des années 20. Elle est issue d’une famille aisée tout ce qu’il y a de plus normale. Sa sœur aînée, surtout, semble suivre la voie toute tracée pour elle. Après avoir épousé un banquier quelconque et soporifique, elle attend maintenant son premier enfant. Emma n’a cure de cette sorte de vie rangée : Elle entend rester libre et composer sa vie et ses œuvres poétiques selon son désir, non celui de la société.
Voilà plus d’un an maintenant qu’elle attend des nouvelles de l’homme qu’elle aime, Charles, un explorateur parti pour la Norvège sous l’égide de la Royal Geographical Society. Tout semble indiquer qu’il a disparu… Emma se refuse pourtant à lire l’enveloppe qu’il lui a laissée dans cette éventualité et préfère partir seule à l’aventure, à son tour, pour le retrouver.
Avec cette BD, c'est d'abord les yeux qui sont séduits : l’objet livre est magnifique ! La couverture s’ouvre comme un écrin et le récit délicieux renferme nombre d’indices qui nous permettent d’avancer de concert avec Emma sur le chemin des retrouvailles et de la liberté. Ainsi, nous découvrons tour à tour une photographie, un ticket de transport et, évidemment, la lettre fatidique de Charles.
Au fur et à mesure de son voyage, Emma grandit un peu plus. Celle qui partait initialement pour retrouver l’amour va se découvrir à chaque étape du voyage. Aussi, la fin du livre sonne comme un commencement. C’est touchant, lumineux, et plein d’humour : un vrai régal !
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Dans un esprit également suranné mais plus déjanté, j'ai adoré le premier acte de L'esprit de Lewis de Santini et Richerand paru dans la collection Métamorphose des excellentes éditions Soleil (qui ont également publié Emma G. Wildford, au passage, mais dans la collection Noctambule.)
Dans l'Angleterre victorienne, Lewis se désespère d'avoir perdu sa mère qui était tout pour lui. Unique héritier des propriétés familiales, il préfère en céder les trois quarts à ses sœurs, mi-choquées mi-réjouies, pour ne conserver que celle, reculée, de Childwickbury, cette demeure de vacances qui renferme tous ses souvenirs heureux. Il s'y rend derechef au grand étonnement de tous malgré l'hiver et le long voyage que cela occasionne. Il est décidé à écrire son premier roman et est persuadé que la solitude et la mélancolie de Childwickbury lui seront propices. Sauf que ce n'est pas le cas. Lewis peine à écrire. Les papiers froissés s'entassent et Lewis commence à s'interroger. Jusqu'au jour où intervient la plus surprenante des muses : un fantôme sans mémoire qui tente de l'effrayer, en vain...
Avec cette BD-là, on est en plein dans l'imaginaire anglais fin dix-neuvième. Les auteurs reprennent tous les codes de ces romans fantastiques un peu sombres, mystérieux, à la fois romantiques et décadents et, surtout, terriblement séduisants : un héros seul, malheureux, original et en mal d'inspiration, une vieille bâtisse isolée pleine de souvenirs et de fantômes - au sens propre comme au figuré, des phénomènes étranges et inexpliqués et cette rêverie, évidemment, qui nous fait tout fantasmer. C'est drôlement efficace pour qui aime ce genre d'ambiance - Je suis la cliente toute désignée, vous l'aurez compris. Vivement le deuxième et dernier acte !
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Je termine avec une merveilleuse trouvaille belge (merci les bonnes librairies, de mettre ce genre de petites perles de ce genre en avant) : Dryades de Tiffanie Vande Ghinste.
Yacha bosse dans une librairie bruxelloise mais s'y ennuie un brin. Elle est souvent seule puisque son coloc est par monts et par vaux. Elle rêve d'autre chose, clairement, et voilà qu'il apparaît en la personne de Rudica à qui elle propose de sous-louer la chambre vacante de l'appartement. Rudica a un passé énigmatique, une chevelure de sirène et un don naturel avec les gens et les plantes. A elles deux, elles décident de transformer un quotidien morne en une création joyeuse perpétuelle. Elle redonnent vie, à leur manière, et cela ne plaît pas à tout le monde.
Ce livre-là, c'est un peu l'histoire de deux sorcières modernes, à travers un graphisme épuré et une mise en couleur poétique. Voilà comment un bonheur et des envies différents semblent tout d'abord étonnants aux yeux de tous, puis suspects, et enfin terrifiants. Voilà comment ce qui n'est pas compris doit être éradiqué. Malgré ce constant lucide et peu réjouissant, Tiffanie Vande Ghinste nous invite au plus lumineux des messages : être ouvert, savourer le jour présent et surtout, trouver le bonheur n'importe où, y compris (voire surtout) dans l'inattendu et la re(-)création. Cette lecture-là est une respiration salvatrice.
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17:59 Publié dans Art, BD / Comics / Mangas, Coups de coeur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : emma g. wildford, zidrou, edith, amour, liberté, émancipation, poésie, expédition, disparition, solitude, création, l'esprit de lewis, santini, richerand, métamorphose, éditions soleil, fantôme, fantastique, passion, inspiration, mort, dryades, tiffanie vande ghinste, la boîte à bulles, sorcière, sorcière moderne, vie, essentiel, inattendu, nouveau, différent