15/06/2013
Nuit et jour de Virginia Woolf
Nuit et jour de Virginia Woolf, traduction de Françoise Pellan, ed. Pléiade, 2012 [1919], 442p.
"C'était un dimanche d'octobre, en fin d'après-midi, et, comme bien d'autres jeunes filles de son milieu, Katharine Hilbery servait le thé".
Ainsi s'ouvre le deuxième roman de Virginia Woolf sur une touche anecdoctique savoureuse et plongeant in medias res le lecteur dans une scène de la bourgeoisie londonienne - procédés qui préfigurent le fameux incipit de Mrs Dalloway sur le même ton, "Mrs Dalloway said she would buy the flowers herself". Nous y voilà donc encore, ou devrais-je dire "déjà" pour respecter la chronologie d'écriture, dans cet univers typiquement woolfien : Un Londres huppé mais crépusculaire où une galerie de personnages reflète les mille éclats de l'humanité et incarne le fil tendu d'une société entre une ère victorienne rigide et un XXeme siècle bouleversant.
Ici, se croisent quatre jeunes gens, deux hommes et deux femmes dans toute une série de salons, de parcs, de rues et de dîners. On peut même noter quelques réunions intellectuelles où l'on discute de poésie ou de Droit, non sans rappeler les réunions de Bloomsbury qu'organisait la fratrie Stephen. Katharine Hilbery ouvre et ferme le roman et, de fait, sa figure irradie de pages en pages qu'elle soit effectivement présente ou pas. Trentenaire et fille unique d'une illustre famille, elle est l'incarnation de celle qui saisit les autres mais qui ne se saisit pas elle-même. Son erreur est d'être née dans un temps et une famille où la tradition, les conventions sont une prison. Une voie lui semble toute tracée mais à laquelle elle ne souscrit pas. Tandis qu'on l'attend dans le rôle de secrétaire d'une biographie de son grand-père ou dans celui d'épouse chaleureuse et dévouée, Katharine veut la liberté avant tout et rêve de mathématiques. Il ne lui sied guère de s'engager pour une cause, ni de s'engager du tout. Elle est sans nulle doute égoïste, et elle n'écoute que rarement les personnes qui lui parlent. Elle ne connaît pas l'amour. Katharine évolue sur un fil, dans la peur perpétuelle de chuter et de se perdre tout à fait à force d'être pressée de tous côtés.
Pressée notamment par deux hommes : William Rodney, un littérateur engoncé de convenances, souvent prétentieux et risible, au physique peu attrayant mais non dépourvu d'élégance. A force d'effusions poétiques enflammées - qui ont la vertu d'ennuyer Katharine plus que de l'émouvoir -, cette dernière finit par accepter sa demande en mariage. Une acceptation raisonnable.
Quant à Ralph Dehnam, il est un clerc de notaire sans le sou mais érudit, ambitieux et passionné. Il va, lui aussi, tomber sous le charme de Katharine dès la première entrevue sans toutefois se l'avouer (évidemment). Sa relation avec sa muse rêvée se fera sur le mode de la distance et de nombreuses contrariétés.
Enfin, notre quatrième personnage et seconde femme est Mary Datchet. C'est en son honneur que Points a mis une suffragette en couverture de son édition du roman. Femme libre et volontaire, elle habite seule et gagne sa vie comme secrétaire d'une association de lutte pour le vote des femmes. Et bien sûr, afin de boucler la boucle des Feux de l'amour de cet ouvrage, elle éprouve rapidement des sentiments pour son ami Ralph Dehnam.
Vous l'aurez compris, ce roman se joue sur le terrain des sentiments - quels qu'ils soient -, de l'amour et du mariage. Bien que tout cela peut sembler d'une futilité déconcertante, le registre sur lequel joue Virginia Woolf évite de nombreux écueils. Je ne vous mentirai pas : il y a bien sûr des scènes, parfois un peu longuettes, entre A et B qui aime C mais qui pense à D qui lui-même meurt d'amour pour A. Néanmoins, elles sont un prétexte, ou plutôt le point de départ de ce style d'écriture - ici sous une facture encore classique et très ordonnée -, que l'auteur développera dans La Chambre de Jacob jusqu'à l'aiguiser tout à fait à partir de Mrs Dalloway : le monologue intérieur. Plus qu'ils ne dialoguent, les personnages s'interrogent, ressentent, traversent les heures, les lieux et les émotions. Et Virginia Woolf s'intéressent surtout à saisir ces instants fugaces et silencieux qui se renouvellent perpétuellement en l'être. Même si, dans ce deuxième roman, elle éprouve encore une certaine frilosité à envoyer tout à fait valser l'ordonnance de la narration (ce qui donne d'ailleurs un ton assez suranné au récit, étonnant pour qui a d'abord lu des romans de la maturité de l'auteur), on saisit très clairement où se situe son véritable intérêt. Et elle le fait déjà merveilleusement bien. Le lecteur est plongé au coeur de cette chimie intérieure qu'est la formation de l'amour ou comment un être peut passer par mille pensées, mille colorations d'esprit, mille questionnements profonds ou futiles avant de s'amuser d'une évidence aussi flagrante que le sentiment amoureux. Comment il n'est pas possible de parler de certitude dès lors qu'on parle d'humain. Comment tout est toujours fragile, incertain, multiple, en mouvement.
"Il avait la sensation étrange d'être à la fois le phare et l'oiseau ; il était solide et brillant ; et en même temps, il était pris comme le reste dans une tourmente qui l'envoyait s'assommer contre la vitre."
Et puis, dualité que j'aime particulièrement chez Woolf, c'est le caractère éminemment social de son oeuvre. Car certes, il y a une focalisation délicieuse sur les intériorités mais également un aperçu saisissant de l'Angleterre à une période charnière de son Histoire. Dans ce roman, il est surtout question de l'éclatement progressif des conventions victoriennes à travers une jeunesse féminine qui aspire - au droit de vote des femmes, à une chambre à soi, à une possibilité de se réaliser en dehors du mariage - en un mot : à la liberté. Ce n'est pas tant strictement le vote des femmes qu'interroge Woolf mais plus largement la place de la femme dans la société et son propos, comme le reste de son oeuvre le montrera, se prononce sans conteste en faveur d'une évolution nécessaire.
"C'est la vie qui compte, rien d'autre que la vie - le processus de la découverte -, ce processus éternel et incessant, et non la découverte elle-même".
Je pense que ce roman est surtout intéressant pour des connaisseurs de l'oeuvre de Woolf, en ce qu'il éclaire rétrospectivement un certain nombre de préoccupations, tant formelles que fondamentales, qui jalonneront tous ses autres ouvrages. Pour ceux qui découvrent l'auteur avec ce roman (ou son précédent et donc premier paru, La traversée des apparences), il faut bien avoir en tête que sa facture n'est pas représentative de ce que l'écriture de Woolf deviendra à partir du roman suivant. Celui-ci est encore très calibré, la progression diégétique et chronologique est apparente et d'une grande clarté. La prise de parole et les flux de conscience des personnages également (ce qui explique sans doute d'ailleurs les centaines de pages que voilà qui tendront par la suite à se resserrer au maximum pour ne plus garder que la substantifique moelle des êtres.) Dans Mrs Dalloway et, a fortiori, dans Les Vagues, tout cela aura disparu au profit d'une écriture encore plus poétique et éthérée.
Bref (parce que je ne vais pas écrire un roman non plus), un ouvrage intéressant et non dénué de charme, de style et de pertinence mais sans doute un poil trop long et un poil trop conventionnel pour moi qui aime la Woolf libérée du carcan narratif. Je vous conseille néanmoins de le découvrir car il reste un roman de Woolf, c'est-à-dire un roman nécessairement au-dessus de tout ce qui a pu être écrit d'autre (la fille pas fan de Woolf déjà, hein).
Bonne lecture !
Londres, Le Parlement. Trouée de soleil dans le brouillard de Claude Monet, 1904
Lu dans le cadre d'une lecture commune d'une oeuvre de Woolf pour le mois anglais de Lou et Titine
3eme participation du coup !
Challenge Virginia Woolf chez Lou
3eme participation
Challenge Lire avec Geneviève Brisac chez Anis
4eme participation
15:58 Publié dans Challenge, Lecture commune, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (26)
22/05/2013
Une petite lecture commune, ça vous dit ?
"- Aujourd'hui, il y a beaucoup de gens remarquables qui choisissent de se détruire eux-mêmes.
- Pourquoi aujourd'hui ? demanda Dick. Ils l'ont toujours fait. Les hommes remarquables frôlent constamment le bord du précipice. Ils ne peuvent pas faire autrement. Quelques-uns ne le supportent pas. Ils renoncent."
Après en avoir pas mal parlé suite à la LC de Gatsby, je vous propose "officiellement" une lecture commune de Tendre est la nuit de Fitzgerald pour le 15 juillet. Largement autobiographique, le roman déroule la relation de Dick et Nicole, un couple brûlant, ensorcelé par la richesse, et sur le fil du rasoir.
Pour être avec moi, vous connaissez le principe : un petit message en commentaire et c'est parti !
A priori, Shelbylee et Manu sont déjà partantes mais je vous laisse confirmer en fonction de la date^^
"Il se souvint d'un jour où l'herbe était humide. Elle l'avait rejoint en courant, et ses sandales étaient couvertes de rosée. Elle s'était serrée contre lui, en prenant appui sur ses propres chaussures, et lui avait offert son visage, comme un livre ouvert.
- Pense à quel point tu m'aimes, avait-elle murmuré. Je ne te demande pas de m'aimer toujours à ce point-là, mais je te demande de t'en souvenir. Quoi qu'il arrive, il y aura toujours en moi celle que je suis ce soir."
09:00 Publié dans Lecture commune | Lien permanent | Commentaires (5)
15/05/2013
Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald
Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald, ed. Le Livre de Poche, 1925, 203p.
Dans la banlieue New-Yorkaise des années folles, de modestes bicoques côtoient de fastueuses demeures. C'est ainsi qu'à West Egg, Nick Carraway habite en face de Jay Gatsby et le rencontre lors d'une soirée où tout est outrance. Le champagne, la musique, le monde - tout coule à flot. Nick Carraway est à la fois impressionné et incrédule face à son hôte qui n'a rien d'un vieil homme d'affaires grisonnant. Gatsby est un trentenaire au visage poupon dont le sourire rassure instantanément. Mais surtout, Gatsby est nimbé d'un mystère qui attire : a-t-il tué un homme ? A-t-il étudié à Oxford ? D'où vient-il et qui est-il ? Face à toute une floppée de fêtards et d'inconstants, Nick est le seul à s'intéresser vraiment à son hôte et voisin sans pour autant l'idéaliser.
Rapidement, Gatsby demande à Nick de l'aider à réaliser un rêve qu'il nourrit depuis cinq ans : reconquérir son véritable amour, Daisy, la cousine de notre narrateur. Ce dernier accepte de jouer l'entremetteur de leurs retrouvailles avant d'assister, impuissant, à la déliquescence de cette relation et de Gatsby lui-même. Car Gatsby se tenait en équilibre sur ce fantasme entretenu. C'est à ce seul but qu'il a voué sa vie d'opulence et de fastes. Tout s'arrête, dès lors, en même temps que l'espoir de son amour et la descente est aussi brusque et tragique que le présageait son désir fou.
J'ai lu ce livre il y a une dizaine d'années, après Tendre est la nuit que j'avais adoré. J'ai été un peu déçue par ce monument de la littérature américaine, en tout cas je l'ai trouvé moins bien que le précédent lu du même auteur. Mais lorsque Adalana a proposé de (re)lire cet opus en lecture commune à l'occasion de son adaptation ciné par Baz Luhrmann, j'ai tout de suite sauté sur l'occasion : je sentais bien, au fond, que j'étais un peu passée à côté la première fois.
Et je le confirme : cette relecture a été un vrai plaisir et une redécouverte totale ! Gatsby le Magnifique est définitivement un excellent roman !
Bien sûr, il est un instantané flamboyant de son époque. Le début du chapitre III décrit abondamment les fêtes du protagoniste comme un déploiement de tout ce qu'il peut y avoir de plus grandiloquent. Transparaissent à la fois l'atmosphère des soirées recherchées par la jeunesse qui aspire à s'oublier et, en filigrane, la situation économique d'où émergent nombre de "nouveaux riches" plus ou moins frauduleux. Gatsby n'échappe pas à cette condition. Il n'est pas présenté comme quelqu'un de spécialement raffiné ; il veut bien plutôt que se voit sa richesse car c'est ce qui séduira Daisy, parfaitement vénale. Gatsby le Magnifique, comme les autres romans de Fitzgerald (du moins, ceux que j'ai lus) offre un regard sans concession, désenchanté et finalement, plutôt sombre sur l'Amérique début de siècle.
Mais tandis que j'avais essentiellement retenu cet aspect du roman, j'en ai découvert d'autres. Tout d'abord, le profond romantisme de Gatsby. Dans le désenchantement général, Gatsby est un personnage qui aime secrètement la même femme depuis cinq ans et qui a oeuvré durant tout ce temps dans le seul et unique but de l'atteindre à nouveau. C'est tout de même faire preuve d'une constance étonnante en pleine période du mouvement perpétuel ! Ce qui aurait pu n'être qu'une gentille mièvrerie apparait au sein de Gatsby comme une dichotomie dangereuse : à la fois archétype de son siècle, il en est en même temps son opposé total, habité d'absolu. Cette dualité lui sera fatale.
Et puis, j'ai constaté cette fois l'intelligence d'écriture de Fitzgerald. Il vogue de rebondissements en rebondissements. S'enchaînent les épisodes qui font progresser la narration vers une noirceur de plus en plus grande et l'on sent rapidement que la fin de Gatsby est inéluctable. C'est un tissage tragique parfaitement mené.
J'avais déjà envie de voir l'adaptation de Lurhmann (parce que la bande-annonce m'inspirait et parce que j'ai un faible pour DiCaprio, j'avoue, j'avoue) mais alors là, c'est une évidence : s'il passe dans mon bled paumé, je ne le raterai pas ! Je suis persuadée, en plus, que les scènes de soirées se prêtent merveilleusement au style cinématographique du réalisateur. Reste à espérer qu'il n'aura pas retenu que ça et qu'il n'aura pas limiter l'histoire à une succession de jolies cartes postales.
Lu dans le cadre d'une lecture commune avec Adalana, Miss Léo, Shelbylee et pleins d'autres !
Et hop, par la même occasion, j'attaque le challenge de Bianca sur les 100 livres à avoir lu !
Challenge Fitzgerald et contemporains chez Asphodèle
2eme lecture
07:02 Publié dans Challenge, Classiques, Lecture commune, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (18)