Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/06/2016

La couleur du lait de Nell Leyshon

La couleur du lait.jpg
La couleur du lait de Nell Leyshon, Phébus, 2014, 175p.

 

Ceci est la confession de Mary et elle l'écrit de sa propre main. Nous sommes en 1831 dans le Dorset et tout commence un an plus tôt alors que Mary ne sait encore ni lire ni écrire. Elle travaille dure à la ferme où son père n'hésite pas à user de la violence et sa mère à le regarder. Il n'y a pas de place pour la sensiblerie ou le repos dans une vie faite de labeur quotidien. Mary trime donc, mais dans une sorte de paix d'âme, entourée de ses trois sœurs aînées et d'un grand-père invalide qu'elle aime à sa manière, un peu rudement. Elle ne se pose pas de question, ne sait pas même quoi souhaiter face au jour nouveau de Pâques. Et puis, tout est chamboulé le jour où le pasteur décide de l'employer moyennant finance, ce qui décide le père, pour s'occuper de sa femme malade. Mary part la mort dans l'âme, non sans dire franchement le fond de sa pensée dès qu'elle en a l'occasion : elle a beau être jeune, inculte et avoir une jambe folle, il n'empêche qu'elle n'est ni simplette ni timorée. Elle frise même franchement l'impudence à l'occasion. Malgré son envie de s'en aller, elle s'attache à la femme du pasteur et s'en occupe sans remiser aux oubliettes son caractère décapant. Cela plaît, finalement, à la maisonnée. Au fil des saisons, elle s'habitue, elle échange avec le pasteur qui lui propose même de lui apprendre à lire et écrire. Et doucement, Mary s'avance vers ce qui la conduira quelques mois plus tard à rédiger son histoire.

La couleur du lait fait partie de ces romans dont il m'est impossible d'écrire un avis tranché, bien qu'il m'ait plu, indéniablement. Mon premier réflexe en l'ouvrant - car je l'ai acheté au hasard d'une bourse aux livres, me rappelant qu'il me tentait à la lecture de nombreux billets enthousiastes, sans me poser la moindre question - a été de me demander s'il s'agissait d'une blague : une écriture sans aucune majuscule, en phrases courtes, à la limite du sujet-verbe-complément, sans parler de la confusion volontaire des auxiliaires et des tournures maladroites, tout ça pour reproduire artificiellement le phrasé incorrect d'une paysanne inculte et illettrée il y a encore peu : tout pour me déplaire en somme. J'avoue que ce genre de fantasme de l'imbécile qui écrit comme ses pieds mais qui parvient quand même à accumuler des centaines de pages me semble être une pose littéraire d'une condescendance assez inouïe - en plus d'être insupportable à lire pour le lecteur. De prime abord, bof donc - et sur ce point, je suis toujours dubitative à me demander si oui ou non, cela ajoute de la valeur au récit ou si, au contraire, il aurait gagné à se délester de cette posture.

Dorset 1.jpg
Dorset rural


Mais comme je l'avais acheté, après tout, et qu'il y a une lecture commune campagnarde pour le mois anglais, je me suis dit que j'allais voir un peu plus loin, au cas où. En effet, j'ai fini par m'attacher au quotidien laborieux de Mary à la ferme, à cette relation charnelle aux bêtes et à la terre et aux relations également bestiales entre les êtres. J'aime cette rudesse qui décape, qui expose la vie dans toute sa simplicité mordante. Évidemment, j'ai fini surtout par m'attacher à Mary et il m'a semblé fort à propos d'en faire une personnalité aussi brute et franche que cette vie qu'elle a toujours connue. Mary, avant l'heure, est de ses femmes fortes, qui ne se résignent que dans la mesure de la nécessité, et savent assumer leur intégrité face à l'avilissement. A ce titre, La couleur du lait est, sous la violence d'un récit malheureusement trop banal pour les servantes de l'époque, une leçon de courage et de liberté.

Je ne le conseillerais pas à tout le monde, très certainement car il ne me semblerait pas évident à tous de passer outre la posture stylistique sus-mentionnée mais c'est une belle histoire qui se lit plaisamment, sensible, simple et vraie. On finit par se mettre dans les pas de Mary, voir ce Dorset qu'elle épouse de sa rudesse, et cheminer à son côté. 

PS : Dans la même thématique de cette impudente domination des maîtres sur leurs domestiques, je vous encourage à lire le magnifique Amours de Léonor de Récondo.

 

 

Le mois anglais 2016.jpgLe mois anglais 2016 chez Lou et Cryssilda

3ème participation

LC Campagne anglaise

 

 

 

 

24/04/2016

Rendez-vous poétique avec Charline Lambert et David Delruelle

Chanvre et lierre.gifLe voici, Ulysse tel qu'en lui-même, la peau du héros jeté aux orties : homme seul offert aux étendues, à l'affût du monde sans mots dire car les mots de Charline Lambert, les mots d'Ulysse - les mots de l'être, en somme - se respirent lorsque l'oreille a foutu le camp. Ulysse s'élance dans toute cette nudité à l'assaut du monde vibrant :

Il mange les saisons.

Il cueille des céréales mûres et les porte à la bouche. Sa langue presse des raisins contre son palais ; entre ses dents s'écoule l'exquis jus d'octobre. Il s'enivre des mois d'avril et de mai, s'empiffre de framboises ou se parfume de fleurs de menthe. p. 15

Il évolue au gré du voyage, conscient de l'épreuve du vivre, devient racine, animal puis lierre du désir tendu sous le chant des sirènes ou le gouffre de Circé. Ce monde d'Ulysse est un désir perpétuel de résonances subtiles où le mot - le gouffre, le chanvre ou le lierre, et pourquoi par l'amour tant qu'on y est - développe une ramification de sens. Elle est loin la barrière signifié/signifiant : Ulysse ouvre la bouche, fait rentrer le monde, cueille les volontés, danse heureux sur les abysses. Ainsi, cette surdité d'Ulysse face au sort des sirènes, ces râpures pulmonaires, ne l'empêche pas d'entendre les appels de Pénélope, la patiente chanvrière qui tresse la ligne du temps et tient la droiture d'Ulysse en vie.

Inspir par torrents et expir en fin cheveux de vent. A l'intervalle du souffle partagé, des pensées de laine.

En laine de chanvre et de lierre, leurs langues sont tressées. p. 68

On a dit beaucoup des exploits d'Ulysse et de sa ruse légendaire ; il faut y ajouter, grâce à la poésie de terres et de souffles de Charline Lambert, son incarnation sensuelle, presque chamanique, qui révèle un au-delà des sens - un au-delà du sens - et électrise tout ensemble les éléments du monde. Un premier recueil brillant, où fleurissent déjà une voix puissante et un regard bestial.

Sous sa peau, sa pensée se tait et son souffre se déterre. 

Souffle dont les veines sourdent de la terre, du gui en éclosion rapide, germé de caillots comme autant de promesses d'embolie.

Ou de surdité, si les baies bouchent la cochlée. p. 24

Chanvre et lierre de Charline Lambert, Le Taillis Pré, 2016, 69p.

 

David Delruelle Supernova 2013.jpg
Supernova de David Delruelle, collage, 2013

Poussant le décloisonné jusqu'au bout, il se pourrait que nous trouvions un écho à la poésie de Charline Lambert dans les collages de David Delruelle, artiste belge lui aussi, qui se plait à entrechoquer des éléments du monde et nous invite à interroger notre réalité quotidienne.

 

 

le mois belge.jpgCinquième participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina

LC de Chanvre et lierre avec Mina

19/04/2016

Elle, par bonheur, et toujours nue de Guy Goffette

Elle, par bonheur, et toujours nue.jpg

Elle, par bonheur, et toujours nue de Guy Goffette, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 1998, 150p.

 

Bonnard Le vase de fleurs.jpgLe récit de Guy Goffette naît d'une rencontre fortuite un jour de pluie, au détour d'un musée d'art. Rencontre avec la peinture de Pierre Bonnard et rencontre avec une femme aussitôt vue, aussitôt aimée - miroir de Marthe, muse et femme du peintre. Et puisque chaque artiste évolue au gré de cette fameuse inspiration faite chair, peau et amour, c'est au fil de la figure de Marthe - la rencontre, la vie commune, la lente glissade vers l'habitude, la maladie, la mort - que Goffette brosse le portrait de ce peintre impressionniste qui restera toujours fidèle à la lumière et à la couleur malgré l'émergence d'autres courants picturaux au début du XXème siècle.

Les nus sont pareils, qui masquent la nudité, dérobent le frémissement de la chair sous la peau, gomment le temps qui passe. Et celle que Pierre va peindre désormais ne vieillira plus. p. 114

Grâce à Goffette, je découvre Bonnard, qui ne faisait partie de mon imaginaire artistique que de nom. Une méconnaissance qui semble générale en France pour ce peintre mort au milieu du XXème siècle tandis que l'impressionnisme était déjà dépassé depuis des lustres. Il aura survécu au tournant du siècle et à deux guerres mondiales pour se voir méjugé comme peintre démodé.

Sous la plume de Goffette, il reprend vie et la poésie simple de l'auteur sert joliment l'amour viscéral d'une peinture vivante - car il ne s'agit pas de peindre la vie. Il s'agit de rendre vivante la peinture. -, d'une peinture modeste, loin des fastes de la vie mondaine artistique, dans le cocon du couple et de la nature. Marthe est celle qui guide la création, celle qui révèle sa nudité sous le regard de l'artiste. Bonnard peindra des centaines de Marthe toujours nue au bain, au bas, à la fenêtre. Marthe est la fenêtre ouverte sur la création.

Mon avis aurait pu être très enthousiaste si je n'avais pas senti - peut-être à tort ? Peut-être seulement parce que j'apprécie la douceur et la simplicité avec parcimonie ? - Goffette perdre un peu de sa force poétique à mesure des pages, à tel point que j'ai plus apprécié les citations de Bonnard dans les dernières parties que le texte de Goffette.

Je ressors finalement heureuse de la rencontre avec Bonnard, plus mitigée de la rencontre avec Goffette, et avec l'envie, surtout, de continuer à découvrir le peintre - tant sa peinture que ses différents textes réunis cette année par L'Atelier contemporain en deux recueils à découvrir ici.

Il y a peu de gens qui savent voir, disait Bonnard, bien voir, voir pleinement. S'ils savaient regarder, ils comprendraient mieux la peinture.

S'ils savaient voir, ils sauraient vivre. Dépasser le corps empêtré dans sa boue. Dépasser le présent de toutes parts qui les assaille et qui n'est que Maya, l'Illusion. Dépasser le sujet de la toile, sa forme et ses couleurs, pour entrer dans le tableau, rejoindre le peintre, et continuer sa vision avec leurs moyens propres. S'ils savaient voir, ils ne diraient pas que le bonheur existe ou Dieu ; ils emploieraient des mots corrects. Ils connaîtraient que tout est au-delà du visible et que rien de ce qui vit ne meurt. Que la mer est toujours derrière la mer, infinie, éternelle. Comme l'amour. p. 123-124

 

le mois belge.jpgQuatrième participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina

LC Guy Goffette avec Le livre d'après, Mina, Ellettres, Martine, Icath, Nadège (un billet par-ci, un billet par-là), Anne