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16/02/2020

Murène de Valentine Goby

murène.jpgHiver 1956. Au départ, tout allait parfaitement bien pour François. Il était amoureux ; il escaladait des échafaudages par amour. Et puis, c'est l'escalade de trop près d'une ligne ferroviaire à haute tension dans les Ardennes, la presque-mort, les brûlures gravissimes et l'amputation des deux bras, articulations des épaules comprises. Voilà. On en est là dès le début du roman et il faut progresser, avec François, qui a la petite vingtaine, sur le chemin impossible de continuer à vivre après et avec ça. La douleur au-delà de l'humain, physique et morale, le deuil de presque tout, la dépendance... Et puis après ? Il n'est pas seulement question de survivre. Où et comment vivre encore ? François croise un lac, un jour, en forêt. Dans l'eau, il se retrouve entier. Il commence sa mue de murène qui le mènera aux jeux paralympiques de Tokyo en 1963.

Il traverse la lave et le lait. Le lait puis la lave. Il continue à ne pas mourir. La nuit anesthésique l'avale deux fois en trois jours. Abolit le supplice. Le recrache à la lumière qui le ceinture d'une camisole de feu.

[...]

- Tu es jeune, dit Thomas.
Le coup d’œil navré que lui lance Victor lui confirme qu'il vient de dire une connerie. Jeune? Quel avantage, ce temps supplémentaire ? Pour quoi faire ? Attendre que ses bras poussent ? Qu'une femme s'habitue ? Il a vingt-deux ans, il n' a eu le temps de rien, il n'a plus le temps de rien. ça change quoi l'âge de tes artères si la carcasse est foutue. 

[...]

Il ne pourra plus se brosser les dents, boutonner une chemise, se raser, cirer-lacer-délacer ses chaussures, enduire un mur, pincer la joue de Sylvia, boire une chope, attraper un ballon, écrire une lettre, sculpter un bâton, glisser la clé dans la serrure, déplier le journal, rouler une cigarette, tirer la luge, décrocher le téléphone, se peigner, changer un pneu de vélo, ceinturer son jean, se torcher, payer à la caisse, couper sa viande, se suspendre aux branches, tendre un ticket de métro, héler le bus, applaudir, mimer Elvis à la guitare, signer, serrer une fille contre lui, danser avec une fille, donner la main à une fille, passer les cheveux d'une fille derrière son oreille, dénouer un ruban, toucher l'oreille d'une fille, la cuisse d'une fille, le ventre d'une fille, le sexe d'une fille, son sexe à lui, se pendre, s'ouvrir les veines, se tirer une balle, même se foutre en l'air il ne peut pas.

Honnêtement, je ne sais pas comment fait Valentine Goby pour aborder à chaque fois des sujets aussi violents et brûlants et en parler avec une telle justesse. Quand je feuillette une page au hasard, je me dis, tiens, ça ne paye pas de mine. Les phrases sont longues, pleines de virgules, sautent par-dessus les conventions grammaticales des discours, mélangent tout et ça donne une langue très orale, qui peut sembler un peu facile. Mais lorsqu'on lit l'ensemble, cette langue devient vagues. Elle embarque le lecteur tout entier, intensément, elle dit tout, ne ménage rien ni personne, elle s'insinue partout et ne laisse aucune parcelle des personnages et des lecteurs indemne.

Les textes de Valentine Goby, et celui-ci ne fait pas exception, sont incroyables de force et de justesse. Tout, même les maladresses, participe de cette humanité terrible et belle. La lire me fait un peu le même effet que Richard Wagamese, dans des styles très différents. Chez tous deux, il y a la vie, telle qu'en elle-même, sans fioriture et pourtant cinglante, palpable, déchirante souvent, pleine. On découvre page après page que ce qui peut sembler un peu facile est en fait pétri d'intelligence, de nuances, de sensibilité et d'universalité. Et on est soufflé tout simplement. Lorsque les mots de l'écrivain sont si justes, il est bon de perdre les siens.

Nulle douceur n'est superflue pour qui s'apprête à endurer tant de supplices.

15/11/2019

La force de l'âge - tome I de Simone de Beauvoir

autobiographie,écriture de soi,mémoires,simone de beauvoir,la force de l'âgeJe n'étais pas du tout en veine de romans dernièrement (sans doute l'avez-vous remarqué) mais lire me manquait, lire vraiment, sans compter les heures et sans tourner les pages à demi ennuyée, et pour ce faire, à défaut de fictions, ce sont les existences inspirantes de femmes auteures qui m'ont appelée. Aussi n'ai-je pas rechigné : aux grands maux les grands remèdes grandes vies (et en plus, c'est magique puisque voilà que cela me donne envie d'écrire à nouveau sur ce blog laissé en jachère depuis deux mois. Champagne.)

J'ai opté pour le second volume des mémoires de Simone de Beauvoir, La force de l'âge - ce fameux volume qui n'intéresse plus grand monde après la jeunesse de la jeune fille rangée -  et c'est dommage parce que Simone gagne décidément à être mieux connue (turlututu chapeau pointu). Indéniablement, la fraîcheur et la fougue de l'enfance ne sont plus au rendez-vous. L'auteure commence sa vie d'adulte. Nous sommes en 1929 : l'agrégation en poche, elle s'octroie avec Sartre une année de vacances faite d'un peu d'enseignement par ci par là et de plaisirs parisiens puis chacun prend son poste, qui à Marseille puis à Rouen, qui au Havre puis à Berlin. Les années sont alors rythmées par les périodes scolaires et les congés durant lesquels le couple de professeurs, qui fustige la bourgeoisie tout en étant exactement bourgeois à bien des égards, voyage à travers la France et l'Europe.

N'être personne, se faufiler à travers le monde, flâner dehors et en soi-même, sans consigne, jouir de tant de loisirs, de tant de solitude qu'on accorde toute son attention à tout, s'intéresser aux moindres nuances du ciel et de son propre cœur, frôler l'ennui, le déjouer : je n'imagine pas de condition plus favorable, quand on possède l'intrépidité de la jeunesse.

Je l'avais déjà constaté sur la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée mais Simone de Beauvoir est décidément un personnage complexe, aussi riche et passionnant que parfaitement antipathique voire détestable. Ce que j'admire, à coup sûr, dans son entreprise autobiographique est cet effort de lucidité qui découvre bon nombre de ses aspects les moins aimables : son snobisme, son absence d'empathie, son narcissisme, et cette tendance toute philosophique à avoir des avis sur tout et à prendre acte de rien. Bref, Simone est un vrai bonbon ♥

Ce qui m'a tout d'abord un poil pincée est le fait que Simone n'a aucun goût pour l'enseignement. Elle dit à plusieurs reprises qu'elle considère ce travail comme une routine, une mascarade et n'hésite pas dès que possible à se faire porter pâle frauduleusement pour voyager ou rejoindre Sartre. Simone, en somme, est à l'origine de la piteuse opinion que la population a des enseignants ! Plaisanterie mise à part, elle méprise sans fioritures ses élèves et lorsque ce n'est pas le cas, les modèle avec un détachement glaçant. Il n'y a aucune volonté de transmission chez elle, aucun appel à l'échange, à l'enrichissement mutuel - si ce n'est avec Sartre, bien entendu - aucun élan vers l'autre pour l'éclairer ou s'éclairer de concert. J'ai rarement lu, honnêtement, quelqu'un qui assume à ce point son égocentrisme (même dans une autobiographie où le but est de parler de sa pomme la plupart du temps, j'entends. Exception faite de ce bon Jean-Jacques, absolument imbattable).

Par ailleurs, ce premier tome couvre dix ans, de 1929 à 1939. Vous l'aurez compris, outre le nombril de Simone, des évènements d'envergure majeure se préparent en Europe... Or, Simone s'en fouette la couenne. Purement et simplement, et nous le dit avec toute la franchise rassérénante qui la caractérise a posteriori dans son rôle d'autobiographe (au cas où vous vous demanderiez pourquoi je la lis malgré tout ces griefs, c'est pour cette franchise rassérénante, précisément). Elle se demande, lorsqu'elle écrit bien longtemps plus tard, donc, comment elle a pu s'en ficher, mais c'est pourtant le cas. Elle s'en fichait. Sa posture était à mi-chemin entre l'optimisme béat de l'autruche (Non, mais tout va bien se passer, voyons) et le confort paresseux de l'inaction (t'façons, je m'en fous, je me casse en Italie). Ça ne l'empêchait pas de donner son avis sur tout bien entendu, sur la bourgeoisie, le communisme, les conditions ouvrière ou féminime, et sur la politique internationale en l'occurrence mais, dans les faits, elle préférait ne pas se mouiller et rester à bavasser théoriser à la terrasse d'un café. La vie est une question de priorités.

A dix-neuf ans, malgré mes ignorances et mon incompétence, j'avais sincèrement voulu écrire ; je me sentais en exil et mon unique recours contre la solitude, c'était de me manifester. A présent, je n'éprouvais plus du tout le besoin de m'exprimer. Un livre, c'est d'une certaine manière ou d'une autre un appel : à qui en appeler, et de quoi ?

Tout n'est cependant pas tout noir, ne vous méprenez pas ! Ce qu'il y a de particulièrement passionnant dans ce tome, c'est qu'il offre deux devenir écrivains pour le prix d'un : celui de Simone bien sûr, qui tâtonne, traverse des périodes plus ou moins actives et peine à construire une intrigue cohérente et subtile - car définitivement, le truc de Simone, c'est la littérature - et celui de Sartre, véritable rouleau compresseur de l'écriture, pour qui écrire semble être une condition d'existence - il mène, quant à lui, de front philosophie et littérature, les deux inextricablement liées. L'un et l'autre s'enrichissent et leurs exigences mutuelles, qui ne souffrent aucune compromission quant à la qualité ni aucune complaisance égotiste ou sentimentale apparaissent exemplaires en tout point. Écrire, oui. Mais avec art et verve. En outre, comme tout écrivain, Simone et Sartre sont des lecteurs aguerris et les quelques pages d'élans passionnés à l'endroit des auteurs de leur temps dont Faulkner sont particulièrement savoureuses (et me donneraient presque envie de retenter l'expérience de l'auteur américain malgré une première tentative mi-figue mi-raisin.)

Et puis que dire de la langue irréprochable de Simone,  dont je commence à entrevoir quelques tics, dont cet usage compulsif mais si divinement maîtrisé du point virgule ! Quel bien absolument fou ce style précis, net, incisif et parfois lyrique - lorsqu'il s'agit de déambuler et de contempler la nature par exemple - procure à l'âme en mal de nourritures intellectuelles vivifiantes. Il est bien certain que Simone de Beauvoir n'est pas une femme impeccable et loin de moi l'idée d'en faire l'icône de quoi que ce soit parce qu'il n'en est vraiment rien MAIS quelle femme pourtant, dont l'expérience précieuse permet au lecteur de s'interroger sur la sienne propre, sur la manière et les raisons de la conduire.

Lorsque se tourne la dernière page de ce premier tome, la Seconde Guerre Mondiale est sur le point de se déclarer et Simone et Sartre sont encore en voyage (en détente). Jean-Paul pète même un peu un boulon puisqu'il voit des langoustes - Simone, très stoïque et décidément pas empathe pour deux sous, se contente de penser qu'il bosse un peu trop et lui fouette les sangs.
Aussi, bien des questions restent en suspens en attendant le tome II... Simone et Jean-Paul rentreront-ils sans encombre en France ? Réaliseront-ils enfin qu'une guerre est en marche ? La langouste voyagera -t-elle en première ou en seconde classe pendant le retour ? Continueront-ils à se peigner le nombril pendant que d'autres écrivains un peu plus couillus prennent position ? Vous en saurez plus dans le prochain numéro !

 

31/08/2019

Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier

Le grand meaulnes.jpgL'été, bien que souvent pauvre en lectures (et celui-ci aura clairement battu tous les records), j'aime revenir à l'exigence et au confort des classiques.
Il se trouve que j'ai loupé le coche de la lecture du Grand Meaulnes à l'adolescence et en avais développé depuis un préjugé sans fondement à base d'ennui et de clichés en tous genres. Il représentait pour moi, alors même que je n'en avais lu un mot, la tarte à la crème d'une certaine littérature un peu niaise - c'est quand même fou l'avis tranché et péremptoire qu'on développe parfois à propos de bouquins, d'auteurs et, plus largement, de sujets dont on ignore tout. Ce qu'on appelle le complexe du melon. Bref, c'est entre autres la raison pour laquelle il ne m'était jamais venu à l'idée de le proposer en lecture à mes ados avant que l'un d'eux ne me le demande pour l'objet d'étude sur l'amour en quatrième. Évidemment, j'ai accepté et évidemment, son enthousiasme après lecture m'a interpellée. Voilà donc un jeune homme de treize/quatorze ans bien moins pétri de préjugés que moi et bien plus capable que moi d'apprécier un classique de la littérature française. Se rappeler à un peu plus d'humilité, voilà entre autres (again) pourquoi j'adore mon métier. Et voilà, entre autres (jamais deux sans trois), pourquoi je suis partie en vacances avec Le Grand Meaulnes dans ma valise.

François Seurel, notre narrateur, est fils de l'instituteur de Sainte Agathe. Il a quinze ans au début du récit et mène une vie relativement plate dans ce petit bourg de province jusqu'à l'arrivée d'Augustin Meaulnes. Ce dernier, de deux ans son aîné, se révèle charismatique, espiègle et intelligent au point qu'il devient naturellement en un rien de temps le chef de toute la bande de garçon du cours supérieur. François développe avec lui une relation particulière puisqu'ils dorment tous deux dans le grenier de l'école. Aussi, après une escapade de quatre jours à l'issue de laquelle Meaulnes rentre tout penaud et silencieux, il finit par conter à François son aventure : la découverte d'un manoir peuplé d'une foule déguisée de manière improbable pour un mariage mystérieux. Au cour de cette fête, Meaulnes fait la connaissance d'un jeune homme en détresse et d'une jeune fille dont il tombe immédiatement amoureux. Une fois la fête terminée, il se fait reconduire chez lui, ignorant tout du lieu qu'il quitte. Il ne lui importe plus, ainsi qu'à François lorsque le secret lui est dévoilé, de percer le secret du domaine enchanté et de la jeune fille qui s'y trouve.

L'hybridité générique du récit est pour moi, qui m'attendais à une simple bluette un peu fanée, une première surprise. Tout se met en place comme un court roman réaliste, à l'image de ceux de Maupassant, dans une langue très abordable. Le cadre spatio-temporel est posé clairement dès les trois premières lignes et les personnages sont brossés à grands traits simples, parfois un peu caricaturaux (spéciale dédicace à l'instituteur père du narrateur). Et puis, au détour de cette autoroute du réalisme dix-neuvième surgit le merveilleux qu'on n'a pas vu venir. Nous voilà à l'entrée d'un château enchanté après une errance angoissée dans les bois comme le père de Belle aux portes du palais de la Bête ! Quelle étrange tournure prend alors le récit ! De bout en bout, Alain-Fournier inscrit ce merveilleux dans le réalisme le plus limpide, et cet entremêlement rend l'ensemble profondément original et sensible, d'autant plus qu'il restitue finement les premiers émois amoureux passionnés de l'adolescence.

Mais ça ne s'arrête pas là. Le propos, beaucoup plus sombre que je ne l'imaginais, se révèle une seconde surprise de taille. Cet amour naissant est teinté dès son commencement d'une nostalgie qui lui donne, à peine esquissé, la profondeur du regret. Malgré l'action perpétuelle de Meaulnes puis de Seurel pour toucher à nouveau du doigt le bonheur de l'aventure improvisée de jadis, l'absence brille et le retour semble impossible. Le Grand Meaulnes est un roman du passage à l'âge adulte, plein de mélancolie et de désillusions, où rien ne semble pouvoir racheter le merveilleux et l'élan de l'enfance évanescente. Cette tentative d'en retenir les paradis étranges et envolés touche le lecteur adulte qui comprend tous les âges des deux protagonistes.

Encore une preuve, s'il était besoin, que les classiques sont pour tous les âges, surtout ceux que l'on croit (à tort) dévolu à un âge en particulier et qu'il est bon de ne s'en lasser jamais. J'en ai entamé d'autres depuis, plus conséquent, et qui ne seront pas finis avant longtemps, je le crains. Peu importe, l'essentiel réside dans ce voyage fascinant de la lecture.

Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus ds coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni des orchis que le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois plus de temps pour retrouver... Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit.