07/07/2018
Le Paris des Merveilles 1 - Les enchantements d'Ambremer de Pierre Pevel
Partons du principe que le Paris de la Belle Epoque n'est pas seulement celui que les vieilles photographies ou les livres d'Histoire nous brossent aujourd'hui.
Il y a aussi un Paris plus enchanteur où les gargouilles s'animent, où les chats parlent et volent et où fées et magiciens évoluent de concert avec le commun des mortels. Avec un brin de concentration, on pourrait même apercevoir au loin, du côté de Saint Germain, la pointe du palais de la Reine des Fées sis à Ambremer, capitale de l'OutreMonde.
Lorsque le train franchit la frontière entre les mondes, rien ne se produisit si ce n'est que l'éclat des globes lumineux passa du bleu au jaune. Griffont ressentit un léger picotement dans la nuque. Ils venaient d'entrer dans l'OutreMonde ; ils ne tarderaient pas à arriver à Ambremer, la capitale des fées. Sur Terre, celle-ci semblait se dresser au coeur de la forêt de Saint-Germain. Mais il ne s'agissait que de son reflet trompeur. On pouvait ainsi marcher vers elle pendant des heures, sans jamais l'atteindre si la perdre de vue - imaginer un tableau figurant une tour à l'arrière-plan : colleriez-vous votre nez sur la toile, que la tour serait toujours aussi loin dans son paysage. Il en allait de même d'Ambremer, distante malgré les apparences et inaccessible à qui ne changeait pas du monde.
Dans ce contexte où une formule magique bien envoyée peut renverser n'importe quelle situation, Louis Denizart Hippolyte Griffont, mage du Cercle Cyan, consulte pour les cas difficiles. Tout le monde, après tout, n'est pas à même de gérer avec la magie. Voici donc un certain M. Carrard, très embêté par une affaire de tricherie aux jeux au sein de son établissement privé. Un cas simple, a priori, qui aurait dû permettre à Griffont de retourner vaquer à ses occupations favorites : bricoler son projet de motocyclette révolutionnaire (et écolo), discuter avec les arbres, creuser l'histoire de la magie avec son compère Falissière. Mais évidemment, tout se complexifie rapidement : le jeu mène à un trafic d'objets magiques puis à une série de meurtres suspects que Griffont va tenter de résoudre avec l'inspecteur Farroux. L'affaire occasionne aussi des retrouvailles mi-figue mi-raisin avec une enchanteresse irrésistible, la baronne de Saint-Gil, qu'il n'est pas sans bien connaître.
Mais il fallait compter avec la frilosité craintive et parfois hostile que le vulgus pecum manifestait à l'égard des mages. Car si M. Tout-Le-Monde considérait d'un œil désormais presque indifférent les peuples et créatures de l'OutreMonde, il persistait à froncer le sourcil sur ces magiciens qui étaient un peu plus que des êtres humains sans être tout à fait autre chose. De sorte qu'un cercle vicieux bien connu, source de tous les racismes, avait survécu aux siècles. On évitait les mages parce qu'on les redoutait ; on les connaissait mal puisqu'on ne les fréquentait guère ; et de l'ignorance naissait la crainte et les plus folles rumeurs.
Il y a des périodes, comme ça, où on a envie de s'évader, un point c'est tout. Se dire qu'à défaut de Tardis sous la main, on va se saisir du premier roman de fantasy venu mâtiné de polar et profiter de quelques heures de lecture bien dépaysantes. Voilà très exactement le contrat que ce premier tome du Paris des Merveilles a rempli avec moi.
Rien ne casse trois pattes à un canard, surtout pas l'espèce de machination censée être à l'origine de toute l'affaire et encore moins l'être qui l'a fomentée. On se vautre copieusement dans le cliché facile, c'en est presque un peu dommage. Cependant, je dois bien reconnaître que l'univers imaginé par Pierre Pevel, ce mélange de Paris début de siècle, raffiné, subtil, élégant et créatif, et l'univers de la magie a joliment fait résonner en l'adulte que je suis quelques fantasmes enfantins secrets. Que ne donnerais-je, d'ailleurs, pour avoir comme sixième compagnon félin l'une de ces créatures ailées capables de se saisir de toute la connaissance des livres en dormant dessus ! C'est tout bonnement le meilleur pouvoir magique du monde !
Tout cela rend la progression de l'enquête fort distrayante, si l'on ne cherche pas midi à quatorze heures. Le roman a bien fait son boulot avec moi : je m'y suis fait prendre, je l'ai dévoré avec quelques cookies et une tasse de thé. J'ai vécu ma petite régression intellectuelle de vacances en toute quiétude. C'était bien.
Si vous avez le plaisir de lire ce premier tome de la trilogie en édition en courante, en plus, vous serez vernis : la couverture est magnifique. A tel point que je me suis tâtée pour l'acheter, alors même que je possède déjà l'édition poche, juste pour le plaisir de la reluquer de temps en temps. Et puis j'ai fini par mettre en branle deux/trois neurones et réaliser l'absurdité de la chose. Je me contenterai donc des poches, qui ne sont pas si mal non plus et je me les garderai bien au chaud pour reprendre une bonne gorgée de détente livresque quand le besoin s'en fera sentir.
La mémoire est un ciment solide. Si solide et durable que la nostalgie survit parfois longtemps à l'amitié.
08:24 Publié dans Aventure, Littérature française et francophone, Polar, SF/Fantasy | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : fantasy, paris, art nouveau, début xxème siècle, ambremer, fées, fée, féerie, mages, mage, magicien, magie, chat, chat-ailé, reine, aventure, meurtre, vol, licorne, cercle, cyan, incarnat, or, feuilleton, steampunk, trilogie, tome 1, enquête, bragelonne, folio, folio sf, magicis in mobile, nouvelle
27/05/2018
Blaise Cyrano, le raté magnifique d'Arthur Ténor
Décider de réécrire, en soi, c'est déjà tarte à la crème. Ça peut être génialissime comme le pire gadin de l'année. Mais alors, quand on s'attaque à certaines œuvres en particulier, on frise carrément le grand péril. Cyrano de Bergerac fait partie de ces œuvres-là, pour moi. La pièce d'Edmond Rostand est juste indépassable de merveilles linguistiques, de style, d'originalité, de verve, de truculence, de sensibilité et d'intelligence narrative. Cyrano est LE personnage total. Même ses défauts sont parfaits. Autant dire que réécrire Cyrano, c'est un peu taquiner le lion de Némée avec un rouleau de scotch et une allumette. C'est pas infaisable, mais il va falloir être sacrément bon - c'est-à-dire meilleur que Rostand. Ça colle un peu la pression.
Premier abord positif : Arthur Ténor a l'intelligence de laisser tomber le théâtre pour passer au roman - comme Pommerat l'a fait inversement avec sa Cendrillon. Changer de genre littéraire permet l'exploration de nouvelles ressources et principalement, ici, de planter un décor résolument contemporain : exit l'hôtel de Bourgogne, la rôtisserie des poètes ou le siège d'Arras ; place à un collège tout ce qu'il y a de plus lambda dans une petite ville de province. Dans ce contexte, nos célèbres personnages deviennent des ados de 3e avec les hormones qui frétillent ou des petites frappes de quartier - spéciale dédicace à De Guiche qui n'a plus grand chose de noble ! La transposition des personnages est plutôt bien troussée, même celle de Cyrano, honnêtement. J'aime bien l'idée d'un ado un peu décalé mais pas trop qui écoute aussi bien de la musique classique que du Heavy Metal. Si seulement ils pouvaient être plus nombreux dans ce goût-là, en vrai !
- Et toi, bandit ? Qu'est-ce que tu as mis dans ton lit pour tromper l'ennemi ?
Cyrano le regarde en se rengorgeant.
- Mon étagère complète d'heroic fantasy et quelques classiques, dont une très belle édition des œuvres de Simenon dans La Pléiade.
- Des bouquins ! T'as mis des bouquins sous tes draps !
- Des livres, irrévérencieux ! Que dis-je, des livres, des fleuves de grande évasion, machines à voyager dans le temps, de l'hypersensibilité en feuillets, de la merveilleuse intelligence en concentré, et j'ajoute en l'occurrence l'inépuisable source d'inspiration de ce que j'écris et dis à ta place depuis quelques temps.
Je n'ai pas pu m'empêcher de tiquer, par contre, sur le changement d'appendice disgracieux proposé par Ténor. Si cela apparaît tout d'abord un peu gratuit - pourquoi garder toutes les caractéristiques principales de Cyrano sauf son nez ?! -, on en comprend vite la nécessité pour ne pas sécher au moment de réécrire la tirade du nez - Franchement, quoi inventer de plus sur le sujet ? Autant passer à autre chose, du coup. Soit. Sauf que le coup du menton me laisse vraiment dubitative et la référence aux Bogdanov encore plus. C'est juste improbable - j'ai vraiment du mal à imaginer quelqu'un avec un menton moche, sérieusement. C'est censé donné quoi ? Naturellement, je veux dire, considérant que le menton des Bogdanov relève plutôt d'un chirurgien cubiste ayant abusé de la boisson. - et du coup, parfaitement incongru - ce menton chez Cyrano tombe comme un cheveu dans le potage. Quitte à tout changer, pourquoi ne pas avoir opté pour un basique et s'attaquer aux oreilles décollées par exemple ?! En plus de rester dans quelque chose de plausible et de s'ouvrir du même coup tout un éventail de stances pas trop nazes pour la tirade canonique, on pouvait taper dans des références tout de suite plus riches en terme d'homme à tête de chou (turlututu chapeau pointu) comme point de comparaison. Vous allez dire que je pinaille, mais pas tant que ça, en fait. Je disais tout à l'heure en préambule que Cyrano était parfait jusque dans ses défauts, précisément parce que tout, chez lui, tient en un équilibre précaire à la charnière du ridicule et du génie. Il ne bascule jamais ni dans l'un ni dans l'autre et reste ainsi suspendu dans une humanité merveilleuse. Manqué cet équilibre, faire trop lourdement balancer Cyrano d'un côté ou de l'autre, c'est mettre à mal cette justesse du personnage.
De manière générale, si je n'ai pas trouvé ce roman mauvais d'ailleurs, loin de là, je l'ai trouvé beaucoup trop inégal. De nombreux éléments, anecdotiques dans la trame narrative, mettent régulièrement à mal la crédibilité de la transposition du décor et des personnages. Celui qui me vient immédiatement à l'esprit intervient dans les dix premières pages du roman - sans doute pour cela qu'il m'a marquée : Arthur Ténor nous plonge dans une soirée d'ados de 14 ans... organisée comme les 50 ans de tata Monique. (sérieusement, personne de moins de 50 ans ne fait plus de soirées avec une boule à facettes. PERSONNE. Sauf si c'est une soirée déguisée à thème.) Ces micro-plantades sont dommageables parce qu'elles nous laissent entrevoir les coulisses de la réécriture. On voit l'auteur, plus du tout ado, qui se prend les pieds dans le tapis et rate sa cible. C'est aussi très sensible en terme de style, d'ailleurs, et c'est là que le bât blesse quand on se rappelle à quelle oeuvre s'attaque la réécriture. Il m'a semblé qu'à défaut de toujours trouver le juste milieu entre un langage léché, inventif et percutant et un langage actuel, dont on pourrait dire qu'il sonne juste dans la bouche de troisièmes avec les poils qui poussent, on oscille souvent de l'un à l'autre. Du coup, ça donne lieu à des passages stylistiquement assez moyens. Certains ne sont pas mal du tout, hein, entendons-nous bien, assez habilement négociés et sympathiques. Mais beaucoup de lignes de Ragueneau par exemple (malgré sa médiocrité originelle) et, et c'est encore plus embêtant, certaines lignes de Cyrano (qui est affublé de l'affreux prénom Blaise au passage dans ce roman, je me demande bien pourquoi) sont faiblardes, et ça pique les yeux.
Si je devais faire le bilan, je dirais que je suis très partagée. La transposition contemporaine est assez bien menée, la plupart des personnages et certaines scènes sont même joliment intelligents - j'ai beaucoup aimé la scène du balcon par exemple. Finalement, c'est pas mal du tout dans l'ensemble. Et mon avis mitigé réside précisément dans cet italique. Parce que si on se rapproche plus avant du texte, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup de choses à redire - fond et forme confondus. Dans l'absolu, c'est déjà embêtant d'avoir entre les mains un roman dont on sent les défauts à la lecture mais alors ça ne pardonne pas quand le dit-roman est la réécriture d'une oeuvre extraordinaire...
Cela dit, je dois reconnaître que je m'interroge sur la neutralité de mon avis, considérant que j'aime passionnément Cyrano de Bergerac, et si un tel texte, peut-être inégal pour moi ne pourrait pas consistuer une mise à l'étrier intéressante pour des jeunes rebutés par le style ultra costaud de Rostand. Je ne sais pas. Je pose vraiment la question. Je me demande si je ne vais pas essayer de le glisser dans une main ou deux pour obtenir une réponse à cette question. Je vous tiens évidemment informés si jamais je mets ce plan à exécution !
EDIT : Comme convenu, j'ai évoqué ce roman lors de mon club lecture et une élève, brillante et pimpante (cad la cible idéale du bouquin) est repartie avec et l'a commencé rapidement. Finalement, quelques semaines plus tard, elle m'a confié qu'elle n'avait pas repris sa lecture depuis un moment et pensait l'arrêter là. Elle m'a expliqué qu'elle ne trouvait pas le livre foncièrement mauvais, pas du tout même, qu'il y avait des trucs sympas, mais qu'en fait, il la laissait totalement indifférente. Elle a dit, je cite, qu'elle s'en "fichait un peu" de continuer cette lecture (alors qu'elle fait partie de ces élèves qui lisent d'habitude religieusement tout ce qu'on leur propose). Bon, ben, ça veut tout dire. J'ai plus qu'à espérer, par contre, ne pas faire un tel four avec l'oeuvre originale dans mes cours ;)
15:43 Publié dans Classiques, Littérature ado, Littérature française et francophone, Réécriture, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : cyrano de bergerac, edmond rostand, arthur ténor, réécriture, roman, théâtre
12/05/2018
Salammbô de Gustave Flaubert
Flaubert et moi, ce n'est pas une grande histoire d'amour. J'ai découvert Madame Bovary a quinze ans et j'en ai chié des ronds de chapeau. Pour te la faire simple, j'ai trouvé ça ennuyeux comme la Creuse en hiver et je n'ai rien compris. Il m'aura fallu une bonne quinzaine d'années supplémentaires pour le relire et le trouver fameux. Certains livres, décidément, nécessitent un peu de maturité. Entre temps, à la fac, je m'étais lancée dans L'Education sentimentale, très appâtée par la perspective d'un livre sur rien, en grande amatrice de Woolf que je suis et qui n'est pas mal non plus dans son genre. C'était sans compter l'absence des flux de consciences ultra-sensibles de Woolf. Deuxième tentative ; deuxième échec donc, laissé pour mort aux alentours de la page 140 (mon numéro de page fatidique). Va donc savoir pourquoi, un matin, j'ai décidé de lancer les podcasts de La compagnie des auteurs sur Flaubert (si tu ne connais pas encore cette émission de France Culture, il faut ab-so-lu-ment que tu t'y mettes). Et là, soudainement, j'ai su que c'était le moment pour Salammbô. Je l'ai ouvert à la fin d'une période de vacances scolaires, c'est-à-dire le pire moment qui soit pour un roman de cet acabit. J'ai décidé de m'en moquer.
C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
As-tu en tête L'invitation au voyage de Charles Baudelaire ? Parce que, nous y voilà, au pays de l'exotisme et de l'ailleurs lointain par excellence dans ces quelques mots. Où, exactement, est Mégara ? Qui, lorsqu'on n'est pas fin connaisseur de l'histoire carthaginoise, est exactement Hamilcar ? A quoi, d'ailleurs, pouvait ressembler jadis Carthage ? Cette simple phrase est le propulseur en d'autres mondes et d'autres cieux (Tardis riprizent ). Tout y est étrange et inconnu. Lisant cette première phrase, lecteur, tu acceptes la désertion de tes repères et de tes certitudes.
Bien sûr, Flaubert, fidèle à lui-même, s'est documenté pour écrire ce roman ; il est allé sur place et a lu les textes antiques. Il n'a pas totalement fumé la moquette. Tous les personnages, par exemple, ont réellement existé et nombre de situations sont avérées. Ce n'est pourtant pas anodin que sa seule et totale invention, celle de Salammbô, prétendue fille d'Hamilcar, soit aussi celle qui donne son titre à l'oeuvre. Flaubert écrit ce roman au milieu du XIXème siècle, à une époque où l'archéologie est encore balbutiante et incertaine et où l'histoire est réécrite par Michelet. Notre brillant auteur le sait. Il sait donc que son oeuvre ne pourra restituer une réalité antique mais qu'elle en sera, à défaut, son fantasme le plus probable.
[...] et quelque chose s'échappait de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort.
Au troisième siècle avant JC, le torchon brûle entre Rome et Carthage. Ces deux empires de part et d'autre de la Méditerranée se disputent la Sicile, pivot du commerce maritime. Après un paquet d'années d'affrontements, l'issue est défavorable à Carthage. C'est ici que commence Salammbô. Hamilcar, depuis la fin de la guerre, n'a pas remis les pieds chez lui à Mégara à cause d'une sombre mésentente avec le conseil de Carthage et l'autre suffète de la ville, Hannon, sur la conduite qu'aurait dû tenir Carthage durant le conflit. En outre, Carthage, un poil radine, diffère indéfiniment la rétribution de ses mercenaires et accumule les pis-aller pour les faire patienter. Ainsi, le festin gargantuesque organisé dans les jardins du suprême absent, et sur ses comptes personnels. Ce soir-là, les mercenaires s'en donnent à cœur joie et les festivités dégénèrent, l'alcool faisant son oeuvre, en massacre orgiaque. C'est alors que Salammbô, hiératique, entourée des prêtres de la déesse Tanit, sort de ses appartements. Mathô, le Libyen, est subjugué, tandis que Narr'Havas, le Numide, est instinctivement jaloux. Spendius, l'esclave grec, voit dans cette passion naissante, une occasion de servir sa cause de révolte contre Carthage et avive le feu de Mathô pour qu'il devienne rage contre l'injustice faite aux mercenaires. Qu'il devienne ce lion qui saura soumettre le froideur de Salammbô. Qu'il soit l'incarnation de Moloch lorsqu'elle est celle de Tanit.
Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d’elle l’immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée.
C'est le début de la révolte des mercenaires, cette guerre intestine qui opposa les deux flancs de la récente armée carthaginoise d'Hamilcar face à Rome. Puisque ça s'engage fort mal - Hannon, aidé d'une traduction joliment orientée de Spendius, envenime plutôt les choses - on appelle Hamilcar à la rescousse. Autant vous dire qu'à partir de là, ça part complètement en cacahuète. Le récit est d'une violence, d'une cruauté et d'un mépris pour l'existence absolument inouïs. Tu voulais du voyage, lecteur ? Te voilà servi par un détour au pays de l'hubris et du génie militaire, petite mouche que tu deviens au-dessus de manœuvres tactiques et de massacres gigantesques en tout genre. D'aucuns seront ennuyés ; j'ai été, pour ma part, menée par le bout du nez et soufflée totalement. C'est d'une richesse extraordinaire et dis-toi bien que si Flaubert a fantasmé à l'occasion de ce roman, ce n'est pas là que ça se passe. La guerre, dans l'Antiquité, n'était vraiment pas une partie de cricket dans le jardin de mémé.
Autrefois, je n'étais qu'un soldat confondu dans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m'inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes s'agite comme perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu'à toi, pour te posséder ! D'ailleurs, en attendant, je me vengeais ! A présent, j'écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges, j'écarte les sarisses avec mes mains, j'arrête les étalons par les naseaux; une catapultes ne me tuerait pas ! Oh ! si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois, le souvenir d'un geste, d'un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m'enlace comme un filet ! j'aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers ! j'entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me détourne, tu n'es pas là ! et alors je me replonge dans la bataille
Mâtho, animé par sa flamme fatale pour Salammbô, devient le chef de la révolte des mercenaires. Il a cette hargne, ce charisme et cette détermination implacables qui mettent d'accord tout le monde - à part peut-être Narr'Havas - mais qui ne sont ici que le pâle reflet de son désir inassouvi (oui, tu as remarqué toi aussi que, souvent, amour se tient en lieu et place sous la plume de nombreux auteurs, notamment du XIXème, de ce qui devrait plutôt s'appeler envie de *** ? C'est quand même l'euphémisme qui frise le contresens). Mais derrière ce chef magnétique, c'est Spendius qui tire les ficelles (à défaut, lui aussi, de tirer autre chose lalalaaa). C'est ainsi ce qui l'amène à guider Mathô vers le vol du voile de Tanit, blasphème suprême qui déstabilise toute la ville de Carthage et, conséquence non négligeable, conduit aussi la dite-ville à offrir Salammbô à Mathô pour tenter de le récupérer. Personne n'est épargné par le rouleau compresseur de la guerre : ni les hommes, évidemment, qui sont la chair à canon des combats, ni les enfants qui sont offerts en holocauste à Moloch, ni les femmes et notamment Salammbô, abandonnées ou livrées selon les circonstances aux ardeurs rageuses du camp adverse. Salammbô, évidemment, ne comprend rien à l'ordre qui lui est donné par le prêtre de Tanit. Aussi tout ce long passage est-il euphémistique, avec un délice, une poésie et une ironie absolument magistrales. Mon Dieu que c'est brillant ! Que chaque mot est à sa place ! Que le rythme des phrases est harmonieux, vibrant, et submerge le lecteur comme la plus belle claque dans la gueule de l'histoire de la littérature ! Sous le sang, le luxe et l'érotisme se glisse à la perfection l'ironie flaubertienne qui n'a jamais été aussi bien maîtrisée qu'ici.
Le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune.
Pour beaucoup, Salammbô est la plantade d'un Flaubert qui s'est oublié dans le grandiloquant et l'invraisemblable. Pour moi, c'est la réussite absolue, totale, sans aucun faux pas, d'un Flaubert passionné, exotique, ardent, sensuel, cynique - ô combien cynique ! -, lucide et cinglant. L'or, les fastes et les prétentions n'épargnent personne. Voir en Salammbô une Antiquité idéale et s'y arrêter de façon péremptoire serait ne pas comprendre la prouesse flaubertienne qui consiste ici à saisir les passions humaines en l'écrin impossible d'un poème en prose de presque cinq cents pages.
Honnêtement, je n'ai rien lu cette année d'aussi brillant et, je crois, que dans ma vie de lectrice, bien peu de textes pourraient soutenir la comparaison avec un tel chef d'oeuvre. Je pourrais vous en parler encore des heures. On n'a jamais épuisé une telle richesse. Je préfère vous re-souffler à l'oreille les mots magiques...
C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
... et vous souhaiter un bon voyage.
16:32 Publié dans Classiques, Coups de coeur, Histoire, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (25) | Tags : salammbô, gustave flaubert, carthage, hamilcar, mathô, guerre, guerre punique, rome, bataille, amour, serpent, mythologique, antiquité, tanit, voile, moloch