Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/08/2011

Entre ciel et terre de Jon Kalman Stefansson

 

littérature,critique,islande

 

 

Entre ciel et terre de Jon Kalman Stefansson, traduit (merveilleusement) de l'islandais par Eric Boury, Gallimard, 2010 ; Folio, 2011

 

On dit de l'existence qu'elle serait un chemin jalonné d'épreuves et de rites voué à une meilleure compréhension du monde et de nous-même.
C'est exactement ce que l'on vit ici, Entre ciel et terre, passionnant roman initiatique sur les pas du gamin qui, par la mort, apprend les mots de la vie.

Ce sont les vagues, immédiatement, qui emportent. Celles des pêcheurs d'Islande qui les parcourent à la rame pendant des heures pour ramener les morues à terre. A six dans une maigre barque, ils avancent face à la neige, au vent et s'en remettent à Dieu avec la pudeur de l'effort.

Celles des mots, de tous ces poètes ancestraux et ceux de Milton, qui hypnotisent Bardur. Il lit ces vers et se les répète comme une litanie jusqu'à les respirer. Nulle chose ne m'est plaisir en dehors de toi.  Tant est si bien qu'il en oublie sa vareuse et les mots seuls, c'est bien connu, ne protègent pas du froid. S'en vient le soir/ Qui pose sa capuche/ Emplie d'ombre/ Sur toute chose/ Tombe le silence. S'en est fini de Bardur, sous les yeux du gamin, noyé dans ce flot de parataxes virtuoses qui nous glace les os.

La vie pourtant continue. Du moins le deuil. Car c'est ce chemin là que prend le gamin avec Milton sous le bras. "Le gamin ne rentre pas chez lui, d'ailleurs comment est-il possible de se diriger vers un lieu qui n'existe pas, pas même dans notre tête?" Non, le deuil n'a pas de lieu. Il est dans chaque pas, dans les pensées les plus noires, les songes de mort et dans la mélancolie ; il est aussi dans ce petit village au bout de la vallée où L'Espoir est à quai. Il y a alors de ces rencontres qui, très simples et ancrées jusqu'au cou dans l'âprêté du quotidien, ravivent une lumière. La mystérieuse et indépendante Geirprudur, la franche Helga et le capitaine aveugle, féru de livres et de café noir. Une trinité profane porteuse de renouveau, un ailleurs sur la terre ferme. Peut-être alors est-il possible de continuer à vivre.  

Et l'écriture dans tout cela? S'en échappe un parfum à la fois tellurique et divin où tout est possible. L'écriture, dans son essence même, à l'image de l'homme : Entre ciel et terre
 

*

Extrait :

 

Bardur lui renvoie son regard, son visage est inexpressif car le froid paralyse ses muscles, pourtant, il le regarde. Quelqu'un saisit le gamin par le col. C'est Einar qui le tire d'un coup sec, les yeux du gamin balaient la barque, Pétur et Arni leur crient quelque chose, mais il n'entend rien, on n'entend rien d'autre que le hurlement du vent. Le gamin regarde Einar, puis le frappe avec une violence glaciale, droit sur la pommette. Einar recule face au coup et tout autour face à cette violence qui lui rend le gamin méconnaissable, il se remet à genoux, arrache sa vareuse, tente en vain d'en revêtir Bardur, lui frictionne le visage, lui frappe les épaules, réchauffe ses yeux de son haleine car c'est là que réside la vie, il appelle, il frappe encore, il frictionne plus fort, mais rien n'y fait, c'est inutile, Bardur a cessé de voir, ses yeux n'ont plus aucune expression. Le gamin a enlevé ses moufles, il frotte le visage glacé de son ami, le fixe dans les yeux, lui dit quelque chose, lui caresse les joues, les frappe, hurle et attend un instant, murmure, mais rien ne se produit, le lien qui les unissait s'est rompu, le froid a placé Bardur sous son emprise. Le gamin jette un oeil en arrière sur les quatre hommes qui luttent pour avoir la vie sauve, unis dans la bataille, il regarde à nouveau Bardur, tout seul, plus personne ne l'atteint, en dehors du froid. Nulle chose ne m'est plaisir, en dehors de toi.

 

[...]

 

Vie, qu'es-tu donc? Peut-être la réponse se love-t-elle au creux de la question, de l'étonnement qu'elle recèle. La clarté vitale s'affadit-elle pour se transformer en ténèbres dès lors que nous cessons de nous étonner, de nous interroger et que nous envisageons la vie comme une banalité?

 

 

12/08/2011

Amour de Hanne Orstavik

 

 

Amour de Hanne Orstavik, Les Allusifs, 2011, 133p. (Edition originale : Kjaerlighet, Forlaget Oktober, 2004)

 

Vibeke et son fils Jon, bientôt 9 ans, habitent au nord de la Norvège depuis quelques mois. De cette contrée, ils ne connaissent que l'hiver, les étendues impénétrables et froides qui se glissent mine de rien entre les gens. 

Elle est chargée des actions culturelles de la ville, nourrit une passion dévorante pour la lecture et attend inlassablement l'être aimé en regardant la rue. Lui semble lunaire, à la fois si grand et si fragile, lorsqu'il part vendre dans la  nuit ses tickets de tombola ou lorsqu'il tente de réprimer ses clignements d'yeux intempestifs. Et toujours ce train dans sa tête qui l'emporte.


Amour relate une soirée de ce couple étrange qui s'éloigne et se perd. Un roman dans lequel la communication et les sentiments se délitent peu à peu jusqu'à devenir impossibles - il n'y a plus qu'un mur glacial entre les êtres qui ne savent ni se parler, ni s'aimer. Une attente qui ne saurait avoir de fin puisque jamais personne ne va vers l'autre : un drame parfaitement moderne, en somme, servit pas une langue chirurgicale, précise, dégagée de tout pathos. Qui saisit le gouffre entre les êtres par la minutie des petites choses et l'alternance cadencée des points de vues.

A la lecture de cet ouvrage, tout un mélange de sensations : l'ennui, la révolte, l'indifférence, l'étrangeté. L'amour, très loin derrière la glace. 

 

 

*

 

 Extrait

 

Jon essaie de se retenir de cligner des yeux. Il n'y arrive pas. À cause des crampes des muscles autour de ses yeux. Le silence est absolu. Il attend le retour de Vibeke. Il essaie de garder les yeux ouverts et fixes, il braque son regard sur un point de l'autre côté de la fenêtre. Il y a au moins un mètre de neige. Dans la terre, sous la neige, vivent des souris. Avec leurs galeries et leurs canaux. Elles se rendent visite, se dit Jon, peut-être qu'elles s'apportent à manger.

Le bruit de la voiture. Quand il l'attend, il n'arrive pas à s'en souvenir dans sa tête. Je l'ai oublié, se dit-il. Puis il vient, souvent quand il s'interrompt dans son attente et n'y pense plus. Alors, elle arrive et il reconnaît le bruit, il l'entend, dans son ventre, c'est mon ventre qui se souvient du bruit, pas moi, et juste après avoir entendu la voiture, il la voit, dans un coin de la fenêtre, sa voiture bleue débouche du virage derrière la congère en contrebas, elle la fait tourner vers la maison et remonte la petite côte jusqu'à l'entrée.

 

*