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05/01/2012

Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson

 

Le froid, la nature souveraine, la solitude des grands espaces. L'hiver passe et s'immisce l'air de rien dans mes lectures. Tout cela respire la poésie du silence et je trinque à ces esprits libres qui comprennent que la meilleure alternative à notre société, ce n'est pas l'opposition qui est encore une manière d'être avec, mais le retranchement à pas de velours - l'érémitisme, la simplicité, le resserrement.

 

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Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, Gallimard, Coll. Blanche, 2011, 267p.
Prix Médicis Essai 2011

 

 

Sylvain Tesson, géographe de formation, tâte le terrain depuis de nombreuses années. Il s'est fait voyageur de l'est européen et de l'Asie, globe trotteur des immensités. Son truc à lui, c'est plutôt le mouvement, le dépassement, le physique en action et la tête en altitude. De chacun de ces périples, il a ramené récits, photos, ou aphorismes inspirés.

La route relatée dans le présent journal est pourtant immobile. Nourri d'un projet d'érémitisme où le temps ne serait plus une course folle mais un horizon à apprivoiser, il se retire en février 2010 dans une cabane de 9m² au bord du lac Baïkal. Le premier voisin se trouve à une vingtaine de kilomètres, le premier village à 6 jours de marche. Il a une réserve monumentale de pâtes, de tabasco, de vodka, de cigares, de livres et de carnets ; des raquettes, un kayak en kit, des vêtements polaires et deux chiens. Le reste, c'est le monde, c'est la vie. Une expérience de la simplicité et du détachement. De l'aridité où tout devient un luxe - cette fameuse dialectique du toujours plus et du juste ce qu'il faut. C'est un ascétisme joyeux, torché la plupart du temps, alternant la marche musclée et la contemplation et parfois, le retrait face à un ours sibérien, comme si de rien n'était. Il manque de mourir à deux trois moments et pourtant, tout cela parait l'évidence même. C'est la clé.

Bien que lauréat du prix Médicis Essai 2011, cet ouvrage est avant tout un journal de bord où le quotidien rythme chaque geste limité à l'essentiel et où la nature règne en déesse immanente absolue. Où se déroulent les saisons, les paysages, les animaux ; où les mésanges sont de véritables petites horloges forestières. Et puis, parmi toute cette opulence de vie, des réflexions, des pistes de cheminement, des illuminations. Ce n'est ni un ouvrage aride de philosophie, plein de démonstrations factices, ni un ouvrage spirituel tellement béat qu'il en friserait la débilisme neuronal. Ici, c'est une expérience, des sensations, du toucher, du bu et du frappé - une espèce de compréhension évidente de ce qui est par son expérience.

Il fait partie de ces livres où tout est juste et pertinent. Le genre de livre qu'on est immensément heureux d'avoir dans sa bibliothèque (merci ma Clara, tu es merveilleuse), qu'on relira, qu'on a envie d'offrir à tout le monde, qu'on va refiler à tour de bras et qu'on est pas près d'oublier.
Depuis mon modeste érémitisme creusois, j'en savoure les dernières pages. Exquis.

 

 

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*

 

Extraits :

 

"Je jouais au loup, à présent je fais l'ours. Je veux m'enraciner, devenir de la terre après avoir été du vent. J'étais enchaîné à l'obsession du mouvement, drogué d'espace. Je courais après le temps. Je croyais qu'il se cachait au fond des horizons. "Par la vigueur de l'usage, compenser la hâtiveté de son écoulement" (Montaigne, Essais, III), voilà comment je m'accommodais de sa fuite.
L'homme libre possède le temps. L'homme qui maîtrise l'espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien de fusil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont."

 

"Une rafale de vent pulse un courant glacial sous la porte. Isolé, l'ermite? Mais de quoi ? L'air se glisse à travers les poutres, le soleil inonde la table, l'eau s'étend à un jet de pierre, l'humus est là sous le plancher de bois, l'odeur des bois s'immisce par les fentes, la neige s'infiltre par les portes de la cabane, un insecte s'invite sur le parquet. En ville, une couche de goudron prémunit le pied de tout contact avec la terre, et entre les hommes se dressent des murs de pierre."

 

"La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c'est disparaître des écrans de contrôle. L'ermite s'efface Il n'envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d'impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l'envers, sort du grand jeu. Nul besoin d'ailleurs de gagner la forêt. L'ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s'y conformer. Il suffit d'un peu de discipline. Dans l'abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de vivre amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forêts intérieures sans quitter leur appartement."

 

 

 

sibérie,forêt,érémitisme,retraite,solitude,hiverChallenge de la rentrée littéraire 2011









 


01/12/2011

Le philosophe et le loup de Mark Rowlands

 

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Le Philosophe et le loup de Mark Rowlands, ed. Belfond, 2010, 283p.

 

Jeune professeur de philosophie à l'université d'Alabama, Mark Rowlands adopte un louveteau sur un coup de tête (j'ai découvert par là qu'il était légal, du moins aux USA, d'adopter un loup, tant qu'il ne l'est qu'à 96% - comme si ça changeait fondamentalement la donne, aha). Il le prénomme Brenin, le roi en gallois.

Sa vie en est radicalement changée. Au quotidien tout d'abord, puisqu'il est tout à fait impossible de laisser Brenin seul à la maison ; son côté destructeur s'en donnerait trop à coeur joie. Il le traine donc partout, y compris en cours (un loup philosophe, n'est-ce-pas la classe?!). Et cette cohabitation sera l'occasion d'un nouvel apprentissage de la vie à travers une réévaluation de l'homme et de son rapport au monde.

Toutes les grandes questions y passent : l'amour, la mort, le bonheur, notre prétendue intelligence de singe... et il semble qu'il s'agisse d'un procès en bonne et due forme du genre humain, à travers le regard d'un misanthrope. Un brin misanthrope, il l'est certes, et ne s'en cache pas. A-t-il tort dans ses propos ? Force est de constater que non la plupart du temps, même si on pourrait souhaiter un ton moins péremptoire. L'homme a parfois grand besoin d'être remis à sa place.
Au fond, l'ouvrage est à prendre comme une réflexion anthropologique où le loup apparaît comme l'emblême d'une véritable liberté à reconquérir pour vivre l'instant présent. Une belle leçon à méditer.

 

*

 

Extrait :

 

"Le loup est la représentation traditionnelle - et injuste - de la face obscure de l'humanité. Choix ironique à bien des égards, ne serait-ce que du point de vue de l'origine du mot, puisque lukos, le terme grec, est très proche de leukos, la lumière, si bien que les deux termes ont souvent été associés. Outre l'éventualité de simples erreurs de traduction, ce rapprochement pourrait aussi résulter d'un lien étymologique plus intime. Apollon était révéré à la fois en tant que dieu du soleil et dieu des loups. Et c'est précisément ce rapport entre le loup et la lumière qui importe ici : pensez le loup comme une clairière dans la forêt. Il fait parfois si sombre au fond des bois qu'on ne distingue plus les arbres, et la clairière représente l'espace propice à la découverte de ce qui est dissimulé. J'aimerais essayer de démontrer que le loup figure la clairière de l'âme humaine. Il dévoile le sens caché des fables que nous contons à notre propre sujet, ce qu'elles révèlent sans l'exprimer.

Nous nous tenons dans l'ombre du loup. La production d'une ombre peut s'envisager de deux façons : du point de vue de l'objet qui occulte la lumière, tel un homme ; où du point de vue de la source lumineuse qui rencontre un obstacle, telle une flamme. Ainsi parle-t-on de l'ombre d'un homme et de celle d'une flamme. Par l'ombre du loup, je n'entends pas celle du corps de l'animal, mais les ombres qui se forment lorsque nous sommes exposés à la "lumière" du loup. Et là, parmi ces ombres, on tombe nez à nez avec ce qu'on préfèrerait justement ne pas savoir sur soi."

 

 

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Mark Rowlands et Brenin

02/11/2011

La consolation des grands espaces de Gretel Ehrlich

Quand j'ai appris l'existence de ce livre, le titre m'a emballée. Il exprime a lui seul ce qu'il peut y avoir de simple, de décapant et de profond dans un territoire ancestral. Je l'avais donc noté consciencieusement sur ma LAL. Mais bien sûr, comme tout livre qui doit être lu, il s'est chargé de se présenter à moi sans attendre le long processus d'écrémage des listes et m'ait tombé dessus à Gibert alors que je ne le cherchais pas. Comment refuser une si charmante rencontre ?

 

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La Consolation des grands espaces de Gretel Ehrlich, 10/18, 2006, 172p. 

 

Tandis qu'elle ne partait dans le Wyoming que pour quelques mois à l'occasion d'un tournage, l'auteur y reste suite à un deuil sans trop savoir pourquoi, en sachant simplement que c'est la chose à faire. Durant les premières années de cet exil volontaire (de 1979 à 1984), elle va recueillir des notes et composer a posteriori une ode à ce territoire aride et majestueux, tant fantasmé à travers les cow boy Malboro mais si méconnu de tous.

Elle y croque le quotidien des ranch auquel elle participe, la menée des troupeaux dans les plaines, l'existence solitaire des bergers et des cow boy, elle observe avec intérêt les cérémonies améridiennes et les concours de rodéo. A travers sa plume poétique, il n'est pas question d'idéalisation ou de glose spirituelle ethérée. Tout prend racine dans les actions du jour, dans l'aprêté de cette immensité sauvage et toute puissante. Dans le Wyoming, les hivers sont terriblement rudes, la sécheresse guette, des bêtes meurent, la solitude est omniprésente et la relation entre l'homme et l'animal est une des clés de l'équilibre. 

Il y a quelque chose de profondément juste dans cette vie-là. Quelque chose de l'ordre de l'essentiel, du bouleversant. J'ai repensé en le lisant à ce roman de Lydia Millet chroniqué il y a peu où il était question d'une perte d'ancrage dans nos existences contemporaines. Ici, c'est exactement le contraire. Chaque mot, chaque mouvement est enraciné et fait sens. Rien n'est fait au hasard ou par caprice ; cela pourrait coûter la vie. Le présent est relié à tout ce qui l'a précédé, l'être aux espaces, aux animaux et aux hommes qui l'entourent. Cela pourrait paraître contraignant pourtant, il s'en dégage un souffle de vie où chaque chose est vécue avec une intensité magistrale. 

La Consolation des grands espaces est l'ouvrage d'un accomplissement, de la complétude ; de la sérénité vécue dans le respect d'un tout qui nous dépasse. 

 

 

*

 

Extraits :

 

"Parce que ces hommes travaillent avec des animaux, pas des machines ni des numéros, parce qu'ils vivent en plein air dans des paysages d'une beauté torentielle, parce qu'ils sont assignés à un lieu et un quotidien embellis par d'impressionnants impondérables, parce que des veaux naissent et meurent dans leurs mains, parce qu'ils vont dans la montagne comme des pélerins pour connaître le secret des wapitis, leur force est aussi de la douceur, leur dureté, une rare délicatesse."

 

"Le mutisme de l'animal a les qualités purifiantes de l'espace : nous délaissons nos séduisantes spéculations intellectuelles par lesquelles nous mesurons l'ampleur de nos misères pour réagir dans des situations d'urgence. L'animal nous rattache au présent ; à ce que nous sommes à cet instant précis, pas à notre passé ni à ce que nous valons aux yeux de notre banquier. Ce qui apparait clairement à l'animal, ce ne sont pas les foiritures qui étoffent notre curriculum vitae affectif, mais ce qui en nous est le fleuve et le lit : agressivité, peur, insécurité, bonheur ou sérénité. Parce qu'ils ont la capacité de déchiffrer nos tics et odeurs, nous leur sommes transparents et, ainsi exposés, nous sommes enfin nous-mêmes."

 

"Parce qu'elle nous met en contact permanent avec le sang, les larmes et le sperme, qu'elle nous soumet de sévères coups de blizzard, au froid, à la sécheresse, la chaleur et le vent, la vie dans un ranch a quelque chose de religieux. C'est une existence rude mais les fils narratifs de la naissance, de la mort, des servitudes et des saisons, nous tiraillent sans cesse jusqu'à ce que nous nous retrouvions inextricablement noués dans le tissu de la vie. 
Le mode de vie américain exerce à tant d'égards une influence corruptrice sur notre besoin d'harmonie sociale. Notre culture a perdu sa mémoire. Parmi les usages et traditions que nous ont légués nos grands-parents, il n'est pratiquement rien qui puisse nous enseigner à vivre dans le monde actuel, nous apprendre qui nous sommes et ce que l'on exigera de nous comme membre de la société. L'aliénation douloureuse, que certains d'entre nous ont connue à vingt ans, a fait place à un frileux vague à l'âme. Les conditions toujours changeantes de nos vies ne se ressourcent plus à la même origine. Désormais, tous nos sens sont en éveil - car ce sont nos seuls points de repères -, nous enchaînons les expériences jusqu'à la nausée.
Dans un ranch, petites cérémonies et rituels privés, informels, se multiplient. Au printemps, nous chevauchons dans les pâturages. En août, nous cueillons des merises. En automne, nous dépouillons un cerf - et dans l'observance de sa loi, nous éprouvons une joie muette entre deux moments de dur labeur. Les rites les plus simples vont dans le sens de la vie. Par leur truchement, nous retrempons notre épineuse solitude dans le cours impétueux, irréductible de la vie."

 

 

Le billet de Choco