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12/05/2018

Salammbô de Gustave Flaubert

salammbô,gustave flaubert,carthage,hamilcar,mathô,guerre,guerre punique,rome,bataille,amour,serpent,mythologique,antiquité,tanit,voile,molochFlaubert et moi, ce n'est pas une grande histoire d'amour. J'ai découvert Madame Bovary a quinze ans et j'en ai chié des ronds de chapeau. Pour te la faire simple, j'ai trouvé ça ennuyeux comme la Creuse en hiver et je n'ai rien compris. Il m'aura fallu une bonne quinzaine d'années supplémentaires pour le relire et le trouver fameux. Certains livres, décidément, nécessitent un peu de maturité. Entre temps, à la fac, je m'étais lancée dans L'Education sentimentale, très appâtée par la perspective d'un livre sur rien, en grande amatrice de Woolf que je suis et qui n'est pas mal non plus dans son genre. C'était sans compter l'absence des flux de consciences ultra-sensibles de Woolf. Deuxième tentative ; deuxième échec donc, laissé pour mort aux alentours de la page 140 (mon numéro de page fatidique). Va donc savoir pourquoi, un matin, j'ai décidé de lancer les podcasts de La compagnie des auteurs sur Flaubert (si tu ne connais pas encore cette émission de France Culture, il faut ab-so-lu-ment que tu t'y mettes). Et là, soudainement, j'ai su que c'était le moment pour Salammbô. Je l'ai ouvert à la fin d'une période de vacances scolaires, c'est-à-dire le pire moment qui soit pour un roman de cet acabit. J'ai décidé de m'en moquer. 

C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. 

As-tu en tête L'invitation au voyage de Charles Baudelaire ? Parce que, nous y voilà, au pays de l'exotisme et de l'ailleurs lointain par excellence dans ces quelques mots. Où, exactement, est Mégara ? Qui, lorsqu'on n'est pas fin connaisseur de l'histoire carthaginoise, est exactement Hamilcar ? A quoi, d'ailleurs, pouvait ressembler jadis Carthage ? Cette simple phrase est le propulseur en d'autres mondes et d'autres cieux (Tardis riprizent ). Tout y est étrange et inconnu. Lisant cette première phrase, lecteur, tu acceptes la désertion de tes repères et de tes certitudes.
Bien sûr, Flaubert, fidèle à lui-même, s'est documenté pour écrire ce roman ; il  est allé sur place et a lu les textes antiques. Il n'a pas totalement fumé la moquette. Tous les personnages, par exemple, ont réellement existé et nombre de situations sont avérées. Ce n'est pourtant pas anodin que sa seule et totale invention, celle de Salammbô, prétendue fille d'Hamilcar, soit aussi celle qui donne son titre à l'oeuvre. Flaubert écrit ce roman au milieu du XIXème siècle, à une époque où l'archéologie est encore balbutiante et incertaine et où l'histoire est réécrite par Michelet. Notre brillant auteur le sait. Il sait donc que son oeuvre ne pourra restituer une réalité antique mais qu'elle en sera, à défaut, son fantasme le plus probable. 

[...] et quelque chose s'échappait de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort. 

Au troisième siècle avant JC, le torchon brûle entre Rome et Carthage. Ces deux empires de part et d'autre de la Méditerranée se disputent la Sicile, pivot du commerce maritime. Après un paquet d'années d'affrontements, l'issue est défavorable à Carthage. C'est ici que commence Salammbô. Hamilcar, depuis la fin de la guerre, n'a pas remis les pieds chez lui à Mégara à cause d'une sombre mésentente avec le conseil de Carthage et l'autre suffète de la ville, Hannon, sur la conduite qu'aurait dû tenir Carthage durant le conflit. En outre, Carthage, un poil radine, diffère indéfiniment la rétribution de ses mercenaires et accumule les pis-aller pour les faire patienter. Ainsi, le festin gargantuesque organisé dans les jardins du suprême absent, et sur ses comptes personnels. Ce soir-là, les mercenaires s'en donnent à cœur joie et les festivités dégénèrent, l'alcool faisant son oeuvre, en massacre orgiaque. C'est alors que Salammbô, hiératique, entourée des prêtres de la déesse Tanit, sort de ses appartements. Mathô, le Libyen, est subjugué, tandis que Narr'Havas, le Numide, est instinctivement jaloux. Spendius, l'esclave grec, voit dans cette passion naissante, une occasion de servir sa cause de révolte contre Carthage et avive le feu de Mathô pour qu'il devienne rage contre l'injustice faite aux mercenaires. Qu'il devienne ce lion qui saura soumettre le froideur de Salammbô. Qu'il soit l'incarnation de Moloch lorsqu'elle est celle de Tanit. 

Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d’elle l’immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée.

C'est le début de la révolte des mercenaires, cette guerre intestine qui opposa les deux flancs de la récente armée carthaginoise d'Hamilcar face à Rome. Puisque ça s'engage fort mal - Hannon, aidé d'une traduction joliment orientée de Spendius, envenime plutôt les choses - on appelle Hamilcar à la rescousse. Autant vous dire qu'à partir de là, ça part complètement en cacahuète. Le récit est d'une violence, d'une cruauté et d'un mépris pour l'existence absolument inouïs. Tu voulais du voyage, lecteur ? Te voilà servi par un détour au pays de l'hubris et du génie militaire, petite mouche que tu deviens au-dessus de manœuvres tactiques et de massacres gigantesques en tout genre. D'aucuns seront ennuyés ; j'ai été, pour ma part, menée par le bout du nez et soufflée totalement. C'est d'une richesse extraordinaire et dis-toi bien que si Flaubert a fantasmé à l'occasion de ce roman, ce n'est pas là que ça se passe. La guerre, dans l'Antiquité, n'était vraiment pas une partie de cricket dans le jardin de mémé. 

Autrefois, je n'étais qu'un soldat confondu dans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m'inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes s'agite comme perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu'à toi, pour te posséder ! D'ailleurs, en attendant, je me vengeais ! A présent, j'écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges, j'écarte les sarisses avec mes mains, j'arrête les étalons par les naseaux; une catapultes ne me tuerait pas ! Oh ! si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois, le souvenir d'un geste, d'un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m'enlace comme un filet ! j'aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers ! j'entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me détourne, tu n'es pas là ! et alors je me replonge dans la bataille

Mâtho, animé par sa flamme fatale pour Salammbô, devient le chef de la révolte des mercenaires. Il a cette hargne, ce charisme et cette détermination implacables qui mettent d'accord tout le monde - à part peut-être Narr'Havas - mais qui ne sont ici que le pâle reflet de son désir inassouvi (oui, tu as remarqué toi aussi que, souvent, amour se tient en lieu et place sous la plume de nombreux auteurs, notamment du XIXème, de ce qui devrait plutôt s'appeler envie de *** ? C'est quand même l'euphémisme qui frise le contresens). Mais derrière ce chef magnétique, c'est Spendius qui tire les ficelles (à défaut, lui aussi, de tirer autre chose lalalaaa). C'est ainsi ce qui l'amène à guider Mathô vers le vol du voile de Tanit, blasphème suprême qui déstabilise toute la ville de Carthage et, conséquence non négligeable, conduit aussi la dite-ville à offrir Salammbô à Mathô pour tenter de le récupérer. Personne n'est épargné par le rouleau compresseur de la guerre : ni les hommes, évidemment, qui sont la chair à canon des combats, ni les enfants qui sont offerts en holocauste à Moloch, ni les femmes et notamment Salammbô, abandonnées ou livrées selon les circonstances aux ardeurs rageuses du camp adverse. Salammbô, évidemment, ne comprend rien à l'ordre qui lui est donné par le prêtre de Tanit. Aussi tout ce long passage est-il euphémistique, avec un délice, une poésie et une ironie absolument magistrales. Mon Dieu que c'est brillant ! Que chaque mot est à sa place ! Que le rythme des phrases est harmonieux, vibrant, et submerge le lecteur comme la plus belle claque dans la gueule de l'histoire de la littérature ! Sous le sang, le luxe et l'érotisme se glisse à la perfection l'ironie flaubertienne qui n'a jamais été aussi bien maîtrisée qu'ici. 

Le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune.

Pour beaucoup, Salammbô est la plantade d'un Flaubert qui s'est oublié dans le grandiloquant et l'invraisemblable. Pour moi, c'est la réussite absolue, totale, sans aucun faux pas, d'un Flaubert passionné, exotique, ardent, sensuel, cynique - ô combien cynique ! -, lucide et cinglant. L'or, les fastes et les prétentions n'épargnent personne. Voir en Salammbô une Antiquité idéale et s'y arrêter de façon péremptoire serait ne pas comprendre la prouesse flaubertienne qui consiste ici à saisir les passions humaines en l'écrin impossible d'un poème en prose de presque cinq cents pages. 

Honnêtement, je n'ai rien lu cette année d'aussi brillant et, je crois, que dans ma vie de lectrice, bien peu de textes pourraient soutenir la comparaison avec un tel chef d'oeuvre. Je pourrais vous en parler encore des heures. On n'a jamais épuisé une telle richesse. Je préfère vous re-souffler à l'oreille les mots magiques...

C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. 

... et vous souhaiter un bon voyage. 

02/05/2018

Les cloches de Bâle de Louis Aragon

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Lorsque j'étais à la fac (je ne veux pas compter les années), j'ai adoré Aurélien. Je connaissais déjà Aragon comme poète, certes, mais Aurélien fut ma première rencontre saisissante avec le romancier. A l'époque, je me suis promis de continuer à le lire, à m'en délecter... et, comme souvent avec les classiques qui promettent d'être sacrément magiques mais aussi sacrément costauds, je ne l'ai pas fait (ou presque). J'aurais pu continuer à procrastiner longtemps comme ça sans le récent billet de Nathalie sur le dit-roman et la discussion qui a suivi. Et si nous continuions l'oeuvre romanesque de l'auteur ? Et si, pour une fois, on ne s'arrêtait pas à Aurélien ? Le rendez-vous fut pris pour aujourd'hui, sans plus de tergiversations, chacune avec un titre différent. Pour ma part, l'envie était forte d'en revenir aux sources du cycle du Monde réel dont Aurélien est le quatrième tome. Les cloches de Bâle s'est donc imposé de lui-même. Et comme le disent si joliment les mots magiques d'Aragon:

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Se dessine d'emblée la dynamique du roman à travers sa construction : quatre parties, de tailles inégales, pour quatre personnages emblématiques de la Belle Epoque.

Diane de Nettecourt est une jeune noble désargentée et divorcée au début du roman. Elle incarne l'ambitieuse sociale, passant d'homme en homme malgré ses engagements dès l'instant que le suivant est plus avantageux que le précédent. Elle finit par se marier avec un certain George Brunel, financièrement très séduisant, grâce à qui elle peut mener à loisir une existence bourgeoise aussi luxueuse que vaine. Quel dommage qu'une sombre histoire de suicide vienne révéler la pathétique nature d'usurier sans scrupule de son époux...

Nous sommes des parasites. Pourquoi ne pas l'avouer ? Il n'y a là rien qui me choque. En quoi est-il mieux d'être la bête qui a des parasites, que le parasite sur le dos du bétail ? Pour moi, je pense tout au contraire que c'est là ce qui s'appelle la civilisation. 

Sans transition, on passe à Catherine Simonidzé, fille d'une demi-mondaine de l'acabit de Diane (le remariage et la particule en moins ; le statut d'étrangère en plus). Catherine a vécu une première partie de son enfance dans l'opulence, tant que sa mère était suffisamment belle pour avoir plein d'amants. Et puis, du jour au lendemain, sa beauté s'est défraîchie et les amants sont partis. Puisqu'il n'a jamais été question, ni pour la mère, ni pour Catherine de travailler (faut quand même pas pousser mémé), le quotidien s'est fait plus dur et Catherine en a nourri un ressentiment violent à l'encontre des hommes et de la servitude qu'ils imposent aux femmes. Catherine se veut libre et libérée du joug social qu'on impose à son sexe. Ainsi, elle refuse le mariage, plonge à corps perdu dans les jeux de séduction divers et se lie à l'idéologie anarchiste en ce qu'elle lui semble le mieux servir sa cause. Catherine est cependant un personnage pétri de contradictions, réalisant peu à peu au fur et à mesure des années la fragilité de ses convictions si peu éprouvées à la dureté de la vie (elle n'a jamais travaillé, rappelons-le, parce qu'aussi furibarde qu'elle soit à l'égard de la domination masculine, elle préfère gentiment toucher le chèque de papa tous les mois plutôt que d'aller bosser elle-même. Lalalaaaa). 

Catherine ne se faisait aucune idée de ce qu'est la journée de travail. C'est peut-être ce qui sépare avec la plus grande netteté la bourgeoisie du prolétariat. Les bourgeois parlent avec abondance de ceux d'entre eux qui travaillent. Mais le travail au bout duquel la subsistance n'est pas seule assurée, le travail dont on ne sort pas avec juste le temps nécessaire pour récupérer les forces de la journée de travail du lendemain, le travail de celui qui possède, en un mot, de celui qui amasse ne peut être comparé au travail ouvrier que par l'effet d'un abominable jeu de mots. 

De cela, elle prend pleinement conscience en rencontrant Victor, le troisième personnage du roman et seul homme à incarner une partie. Victor est chauffeur de taxi et fortement engagé dans la lutte socialiste pour l'amélioration des conditions de travail des ouvriers. Catherine débarque dans sa vie au moment d'une grève des chauffeurs parisiens qui durera plusieurs mois. Il fait pénétrer la jeune féministe anarchiste dans cet univers qu'elle a toujours méprisé.

L'acmé de cette évolution s'incarne en Clara Zetkin, femme politique socialiste majeure du début du XXème siècle et figure tutélaire de la dernière partie, très courte, du roman. Elle est, pour Aragon, la femme des temps modernes. Celle qu'il a choisi de chanter

Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d'aujourd'hui. L'égale. Celle vers qui tend tout ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. Celle avec qui tout simplement ce problème ne se pose plus. [...] Maintenant, ici, commence la nouvelle romance. Ici finit le roman de chevalerie. Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n'est pas souillé par la hiérarchie de l'homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d'argent de l'homme sur la femme ou de la femme sur l'homme. La femme des temps modernes est née, et c'est elle que je chante. 

Et c'est elle que je chanterai. 

Honnêtement, j'ai lutté durant toute la première partie du roman. Peut-être la merveilleuse préface des mains de l'auteur, dans laquelle il retrace la genèse du texte commencé comme un jeu surréaliste, m'a-t-elle un brin conditionnée ? En tous les cas, j'ai peiné à comprendre où l'auteur voulait en venir avec cette existence décousue de Diane, pleine de personnages divers et variés, tous plus vains les uns que les autres, et où le style lui-même saute d'un registre à l'autre, d'un discours à l'autre. On ne s'attache à personne, le sens du texte se dérobe sous les mots. C'était franchement fastidieux. 

Et puis, les pièces du puzzle se mettent en place avec Catherine. Ce roman, au fond, c'est le grand virage du vingtième siècle vers notre société contemporaine. C'est la mort d'une société et la naissance d'une autre : la remise en question de la place de la femme et, conséquemment, la redéfinition des rapports homme/femme ; l'émergence de nouveaux mouvements politiques majeurs menés par des idéaux sociaux ; la conquête de libertés chéries et les contraintes qu'elles occasionnent ; une réflexion sur la place et les enjeux du travail dans la société. Ce moment où l'ordre ancien est mis à mal et où tout appelle à un nouveau souffle, un nouvel équilibre. Diane, Catherine, Victor, Clara : à eux quatre, ces personnages sont la Belle Epoque ; ils sont les quatre faces du branle du nouveau siècle. Et puis, le roman se clôt en 1912, avant la déflagration ultime : celui de la Première Guerre Mondiale. La suite au prochain numéro, Les beaux quartiers, qui réattaque exactement en 1912. A voir quelle continuation il propose. 

Malgré un départ pénible, me voilà ravie d'avoir découvert ce roman sacrément riche. Il me semble avoir perçu avec ce texte, encore plus qu'avec Aurélien (mais sans doute que mes quelques années de plus - je refuse toujours de les compter - m'y aident) le génie de la construction complexe qu'était Aragon. Une foule de personnages se croisent au fil des parties, les décors s'enchaînent et se retrouvent savamment à propos, les dialogues et la narration sont d'une virtuosité assez incroyable sous des abord faussement désinvoltes, et tout, absolument tout, converge dans une perspective précise et affûtée. Les cloches de Bâle, c'est un peu la magie du kaléidoscope, en beaucoup plus politique. C'est ardu, ce n'est pas gagné, mais il impose sans concession Aragon comme un grand romancier. Bref, ce roman gagne à être lu - et, surtout, ne manquez pas de vous délecter en amont de la préface dans laquelle l'éloge qu'il fait du roman est tout simplement merveilleux ♥

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Le billet de Nathalie sur Blanche ou l'oubli est par ici

27/01/2018

Minuit en mon silence de Pierre Cendors

Minuit en mon silence.jpgJ'allai à vous comme on marche au bord du vide, fouillé par la peur et un pressentiment mortel. 

L'objet de ce très court récit (non paginé, au passage) est une lettre de Werner Heller, lieutenant du 5ème corps d'armée prussien en 1914. Enlisé dans cette Première Guerre Mondiale qui a tout de l'enfer, il s'adresse à la femme qu'il aime, à peine croisée, à la nuit tombée. Récit d'un sentiment amoureux que l'absence cristallise, réchauffe et mûrit, cette lettre se fait aussi réflexion sur la beauté, le silence et la mort, sainte trinité du poète. Embarqué aux côtés de l'esprit solitaire, étonnamment calme dans la tempête, de Heller, le lecteur le suit dans sa nuit de l'âme, plein d'une dignité lumineuse. 

Je murmure des mots nocturnes. Peu à peu, je me rapproche de vous à voix basse. Et parce que la parole ne peut aller beaucoup plus loin, j'écris ce silence qui ira seul ouvrir le chemin. 

Les thèmes et le ton ne sont pas sans rappeler quelques romantiques et néo-romantiques allemands - la quatrième de couverture cite d'ailleurs fort opportunément Novalis et Rilke. Pierre Cendors parvient le tour de force assez virtuose d'allier une certaine exaltation lyrique à la retenue nécessaire pour composer un texte fascinant. Honnêtement, écrivant cette chronique plusieurs semaines après ma lecture, je ne suis pas loin d'en faire l'éloge, tant je m'aperçois de l'originalité et du talent assez rares de Cendors dans le paysage littéraire et poétique actuel.

Il fait acte de poésie celui qui vous rend votre âme sans la négocier derrière le comptoir d'une religion. Sans poésie, un homme meurt sans mourir à soi, un enfant ne connaît pas d'enfance, car la poésie est l'imagination du réel, de ce réel que la société contrefait et nie par le boniment vernissé de sa culture. 
La poésie, madame, c'est désimaginer le monde tel qu'on nous le vend. C'est découvrir qu'il n'est rien et que s'en éveiller est tout. 

Pourtant, en toute franchise, je me dois de signaler le léger bémol qui m'est apparu au fil de ma lecture : cette sensation que, parfois, le verbe manquait du souffle nécessaire pour délivrer toute la pureté du propos. En d'autres termes, certains passages relevaient parfois trop de cette démonstration sensible dans une écriture poétique qui se sait être de la poésie. On n'est pas loin de la perfection, soyons bien clairs. Mais il ne manque plus à l'auteur que de l'oublier pour l'atteindre véritablement. 

Comme si quelque chose de plus vivant que la vie pouvait exister ! Voilà sans doute une définition de l'art. Je la fais mienne. Vous me pardonnerez cette lettre. Je continue de l'écrire : les mots sont des yeux qui aident à sonder nos tréfonds, même à notre insu. 

Une magnifique découverte, quoiqu'il en soit, qui me donne fort envie de plonger dans les autres textes de Pierre Cendors s'ils sont de cette même rare qualité. Minuit en mon silence est indéniablement de ces textes que l'on aimerait croiser plus souvent. Merci à l'étonnante librairie lyonnaise Le bal des ardents de les mettre en exergue ; merci évidemment aux éditions le Tripode de les publier. 

Et le coeur ?
Il battait une mesure hivernale sous sa doublure de nuit.