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08/12/2018

Avec vue sur l'Arno de E. M. Forster

avec vue sur l'arno,a room with a vue,e.m.forster,forster,woolf,angleterre,conventions,amour,voyage,italie,florence,mariage,société,émancipation,baiser,ironie,poésieBonheur : s'éveiller à Florence, ouvrir les yeux sur une pièce éclatante et nue, sur le carrelage rouge, si propre d'aspect bien que les carreaux  ne le soient pas, sur le plafond peint où des griffons roses et de bleus amours jouent dans une forêt de violons et de bassons jaunes. Plus grand bonheur encore : ouvrir longuement ses fenêtres, se pincer les doigts dans des trucs inaccoutumés, s'accouder enfin au soleil, face à la beauté des collines, des jardins, des églises de marbre, avec, juste au-dessous, l'Arno gargouillant contre le quai qui borde la route. 

Oui mais voilà : au départ, Lucy Honeychurch et Miss Bartlett n'ont pas les chambres avec vue promises par la Signora Bertolini. Dans cette pension-là, on se croirait à Londres. Tout le monde est anglais, les souverains sont accrochés au mur et l'étiquette habituelle est de rigueur. Autant dire que lorsque Mr Emerson et son fils proposent d'échanger leurs chambres avec celles des deux jeunes femmes pour les arranger, c'est l'indignation générale ! Quel culot ! - mais l'idée est trop tentante et elles finissent par accepter après moult tractations. Elles tâchent tout de même par la suite de se tenir aussi éloignées que possible de ces deux originaux, avec plus ou moins de succès, et frayent à l'occasion avec d'autres personnages hauts en couleurs. Un événement, pourtant, les amènera à un départ précipité pour Rome où elles terminent assez rapidement leur tour d'Italie. De retour en Angleterre, tout ce petit microcosme se retrouve pour boire le thé et préparer le mariage de Lucy avec Cecil Vyse, rencontré à Rome - jusqu'à ce que George Emerson repointe le bout de son museau. 

J'ai lu des avis assez tranchés sur ce classique anglais - soit ça passe, soit ça casse - et franchement, il s'en est fallu de peu que je rentre dans la seconde catégorie. Les premiers chapitres ont été excessivement laborieux : j'ai trouvé les situations décrites d'un inintérêt déconcertant, les réflexions anecdotiques et la syntaxe parfois franchement aléatoire (d'aucuns diront que c'est carrément mal écrit - ou mal traduit). J'ai traîné ce pénible sentiment de lecture suffisamment longtemps pour envisager d'arrêter les frais. Un dernier chapitre et je m'arrêterai là, me suis-je dit, si ça ne prend pas meilleure tournure, et c'est à ce moment que la lumière m'est apparue - ou devrais-je dire l'ironie mordante et la modernité stylistique impressionnante d'E.M.Forster. Entendons-nous bien : je me suis tout de même ennuyée par moment, mais comme il m'arrive honnêtement de m'ennuyer avec Austen. J'aurais toujours, je crois, cette pointe d'ennui latent à la lecture des romans anglais qui décortiquent le petit monde bien comme il faut d'une certaine société policée, quel que soit le talent à l'exercice pour cela. Mais cet ennui tout personnel mis à part, E.M.Forster est objectivement un génie. 

Ce soir-là, et toute la nuit, les eaux s'écoulèrent. Au matin, l'étang avait repris ses dimensions et perdu sa splendeur. Mais il avait été l'appel lancé au libre abandon corporel - passagère bénédiction, dont l'influence pourtant ne passe pas, envoûtement, sainteté, calice, un instant, de jeunesse. 

Ce que j'avais interprété à tort comme une syntaxe aléatoire est en fait un exercice de style poétique - une déconstruction savante et expérimentale, parfois bancale du coup, j'en conviens, mais tout de même extrêmement stimulante et fascinante, de la langue vers une recréation des images et des formes. Cela donne lieu à des fulgurances poétiques pour peindre tel ou tel paysage. Et que dire des sentiments, et que dire des discours qui évoluent en liberté comme des bulles de champagne ? Forster, ne se prive pas, à l'occasion, d'interpeller son lecteur ou de le perdre. 

Ce que j'avais interprété à tort comme des situations inintéressantes et des réflexions anecdotiques sont en fait des boîtes à double fond. Il y a la surface et il y a les coulisses de l'ironie et elles-mêmes sont à plusieurs niveaux. Comme Austen, Forster fait tantôt preuve d'une ironie discrète, fine, qui vibre doucement comme une petite musique et tantôt, il se permet du cinglant sans concession. Pourquoi faire dans la dentelle quand on peut décaper tout le monde ? Certains passages, franchement, sont à mourir de rire - les titres de chapitres rentrent également dans cette catégorie. Dans ces moments-là, l'enfantin prend le dessus. A bas les filtres ! Soyons désinvoltes ! 

Dans cette lignée de toutes les libertés, Forster fait preuve d'une modernité d'idées en plus de sa modernité de ton et de style - notamment à l'égard du rôle de la femme, de l'amour et du mariage. Un vent de fraîcheur et d'émancipation gagne les espaces jusqu'ici corsetés par le long règne de Victoria. Edward est à présent sur le trône ; il est temps de profiter de la vie. Le chemin est long pour que Lucy se permette tout à fait de s'ouvrir à ces enchantements et à cet enthousiasme. Avec vue sur l'Arno est son cheminement - et en cela, publié en 1908, il est le parfait roman d'apprentissage de la femme moderne, en plus d'être un manifeste d'écriture nouvelle qui brise les codes également corsetés du roman traditionnel (je vous ai dit que Forster était un grand ami de Woolf ?). Alors, ok, parfois c'est un peu ennuyeux, mais c'est aussi décoiffant de génie et ça rachète tout ! 

La vie se raconte aisément - vivre déconcerte davantage. 

Merci Delphine ! Sans toi, il aurait traîné encore longtemps dans mes envies de lecture et ç'aurait été dommage ! 

03/12/2018

Rendez-vous poétique avec René Char et Zao Wou-Ki

poésie,rendez-vous poétique,rené char,effilage du sac de jute,zao wou-ki,aquarelle,enluminure,poème en prose,rimbaud,fenêtres dormantes et porte sur le toitA la fin des années 70, René Char rédige les poèmes en prose d'Effilage du sac de jute qui intégreront le recueil Fenêtres dormantes et porte sur le toit paru en 1979. A cette époque, il entretient depuis plusieurs années une amitié avec le peintre Zao Wou-Ki. Le 8 avril 1980, ainsi qu'en atteste la correspondance en fin d'ouvrage, René Char propose à Zao Wou-Ki d'enluminer l'un de ses manuscrits. Parmi les propositions du poète, ce sont les poèmes publiés dans le présent recueil  qui ont l'heur du peintre. 

L'un comme l'autre nourrissent depuis longtemps un dialogue entre les arts :  René Char avec George Braque, Nicolas de Staël, Joan Miró ou Vieira da Silva ; Zao Wou-Ki avec Henri Michaux ou Yves Bonnefoy. La circulation de l'expression ne connait pas de frontière artistique. Il n'est pas question pour l'un d'illustrer ou de mettre en mots la création de l'autre. Ils se répondent, créent des ponts et des échos, révèlent quelque facette, soulèvent un pan du rideau et font toute la lumière

Ainsi se crée un espace de rencontre et de clarté où s'épanouissent les correspondances infinies. 

Plus je lis René Char (et ça ne va pas en s'arrangeant à mesure des années), plus je sens vibrer chez lui cette liberté rimbaldienne, mélange d'exigence, de sensualité, d'enthousiasme et de lucidité. Il y a une véritable jouissance du mot qui craque comme un pépin de grenade sous la langue. L'essentiel est crypté. Il faut fouiller corps et esprit dans les mailles du verbe pour s'abreuver de son eau claire. Zao Wou-Ki y déploie les nuances du mouvement. Chez lui, les contraires n'ont plus cours. Ce qui semble fragilité n'est que puissance subtile, et la pâleur des roses, des verts, des bleus, est l'expression ténue du mystère de l'être. On serait tenté d'être désinvolte face aux aquarelles de Zao Wou-Ki, qui nous a longtemps habitués à la peinture à l'huile, or l'éclat du chaos y danse ardemment. L'un et l'autre, René Char et Zao Wou-Ki, avancent masqués, humbles, souriants mais ils sont la vague, toute la beauté du monde. 

Bel Avent poétique à tous*

*

Azurite

Nous aurons passé le plus clair de notre rivage à nous nier puis à nous donner comme sûrs. Une hécatombe n'est aux yeux de la nuée humaine qu'un os mal dénudé et tôt enfoui. Destin ganglionnaire à travers l'épanchement des techniques, qui paraît, tel le cuivre au contact de l'air, vert-de-grisé. Quelques météores réussissent à percer la barrière, parlant de court au bec jaunet d'un oisillon de feu qui pleurait à son ombre, quand tombait le marteau du roi chaudronnier. 

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Récit écourté 

Tout ce qui illuminait à l'intérieur de nous gisait maintenant à nos pieds. Hors d'usage. L'intelligence que nous recevons du monde matériel, avec les multiples formes au dehors nous comblant de bienfaits, se détournait de nos besoins. Le miroir avait brisé tous ses sujets. On ne frète pas le vent ni ne descend le cours de la tempête.
Ne grandit pas la peur , n'augmente pas le courage. Nous allons derechef répéter le projet suivant jusqu’à la réalité du retour qui délivrera un nouveau départ de concert. Enserre de ta main le poignet de la main qui te tend le plus énigmatique des cadeaux; une riante flamme levée, éprise de sa souche au point de s'en séparer.

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La poudrière des siècles

Sur une terre d'étrangleurs, nous n'utilisons, nous, que des bâtons sifflants. Notre gain de jeu, on sait, est irrationnel. Quel souffleur pour nous aider ? Par le bec d'une huppe coléreuse, nous entendons la montagne se plaindre du soi-disant abandon où nous la laisserions. c'est mensonge. Les nuages en archipel précipité, ne sont pas affilés par nos tournures sombres mais bien par notre amour. Nous rions. Nous divaguons. Une miette frileuse tombe de ma poche et trouve à l'instant preneur. On ne pend personne aujourd'hui. 

Dans une enclave inachevée
Tout l'art sur l'épaule chargé, 
Creuse son trou le soleil.
Est épongé le peu de sang. 

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Le rendez-vous poétique de Marilyne

05/11/2018

Bleuets et abricots de Natasha Kanapé Fontaine

rendez-vous poétique,poésie,natasha kanapé fontaine,bleuets et abricots,innu,amérindien,mois québécoisUn rendez-vous poétique, ça faisait longtemps ! Depuis la trêve estivale, j'ai procrastiné à me remettre à la poésie - la saison, l'instant, l'humeur de s'y prêtaient pas. Et puis j'ai saisi l'occasion du mois québécois pour lire enfin le dernier recueil de Natasha Kanapé Fontaine, Bleuets et abricots, qui traînait depuis sa sortie dans ma PAL poétique. 

J'ai envie de vous dire qu'on reprend les mêmes et on recommence - mais en moins émoustillant qu'auparavant cette fois-ci.

Égale à la planète brûlée
je vomirai un dernier cri
au calvaire humain : 
l'accouchement de moi-même
l'oiseau-tonnerre

De N'entre pas dans mon âme avec tes chaussures, on retrouve les trois mêmes ingrédients de la voie poétique de Natasha Kanapé Fontaine : l'indianité, la féminité, la terre - à quoi s'ajoute une colère viscérale, lancinante particulièrement lassante pour le lecteur à la longue. Le premier recueil, à mon sens, interrogeait, mettait en branle une dynamique et, à défaut de répondre, proposait, lançait, creusait, créait. Il y avait une énergie centrifuge qui, du centre, tourbillonnait et rayonnait hors de soi - du connu - des blessures - de la rancœur. Il y a avait de la maladresse, de la naïveté sans doute mais surtout de la fraîcheur et un élan indéniable.

Dans Bleuets et abricots, l'énergie n'en peut plus de ressasser et au lieu de rayonner, tourne en rond.  Ce qui se voulait naissance puissante se transforme en vomi et en hargne. Un cri s'élève en moi et me transfigure, nous dit la poétesse dans le prologue, et en effet, l'ensemble du recueil est un cri qui n'en finit pas de grincer et de s'enrouler sur lui-même. Cela donne une litanie pénible qui se complaît à remâcher les mêmes motifs, les mêmes images poétiques (par exemple, tout ce qui est sein et chevelure, cliché de la femme poétique depuis la nuit des temps, se déroule à l'envi), les mêmes anaphores lyriques où le je - nouveau et martelé - est porté en héraut de la liberté. Honnêtement, à part quelques éclairs furtifs, c'est poétiquement banal et mille fois vus. Le recueil fait 78 pages et j'ai eu un mal de chien à en venir à bout. Ce n'est clairement pas un excellent cru de l'auteure et j'espère la retrouver un peu moins nombriliste et revancharde la prochaine fois - aussi lumineuse et créative qu'elle a su l'être jusqu'ici. 

Donnez-moi le verbe de la mer
donnez-moi l’origine du monde
donnez-moi le vomi du fleuve
donnez-moi le corps mort des oiseaux


Donnez-moi l’hymne des dieux d’Afrique
Donnez-moi l’anaconda de Mami Wata
Donnez-moi le fantôme de l’aigle noir
Donnez-moi les dents du jaguar


Je ferai des feux pour la joie
je ferai des jeux pour l’amour


Je les offrirai aux dieux vaudou

Puisque ma lecture est une déception, je n'ai pas eu l'inspiration d'une oeuvre avec laquelle la faire dialoguer. Ce n'est que partie remise jusqu'au prochain rendez-vous poétique ! 

Je voudrais conclure mon billet sur une question ouverte néanmoins. Pour vous dire vrai, j'ai beaucoup hésité à publier cette chronique. Tout d'abord, parce qu'en poésie, je me concentre généralement sur ce que je trouve de qualité mais surtout parce qu'à un moment donné, j'ai craint que mon propos soit mal reçu, eu égard à l'indianité et au féminisme de l'auteure. En gros, j'ai touché du doigt cette tendance actuelle qui consiste à prendre des gants  voire à ne rien dire de négatif sur certains sujets/domaines/productions artistiques, dès l'instant où cela risquerait de reproduire un schéma passé (ou pas) dominant/dominé. Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ou est-ce que je m'exprime mal (en vrai, je réécris ce bout de paragraphe pour la soixantième fois et je n'arrive pas à trouver les bons mots, c'est insupportable. J'espère que cette fois-ci sera la bonne) ? Par exemple, je n'ai aucunement hésité à être cash sur mon dernier billet lorsqu'il s'est agi de critiquer quelques artistes contemporains très contents d'eux-mêmes mais j'ai hésité aujourd'hui à l'être tout autant. Du coup, ça m'amène à la question : est-ce qu'il vous est arrivé de peser particulièrement vos mots (évidemment, si vous êtes déjà le roi ou la reine de la diplomatie, ça ne compte pas !) ou de vous censurer selon le sujet dont vous parlez ? Je veux dire, prenons un exemple concret : seriez-vous aussi franc du collier (vraiment hein) en critiquant le dernier roman d'un auteur que vous savez Asperger et dans lequel il relate une partie de son expérience, même si littérairement ça ne casse pas trois pattes à un canard*, qu'en critiquant, je ne sais pas, disons un roman de Nothomb ? Cela vous semble-t-il un souci nécessaire de bienveillance et de diplomatie ou au contraire un manque de franchise et une uniformisation galopante de la pensée ? A quel moment, la franchise devient-elle de l'indélicatesse, de l'impolitesse, voire une prétention, une violence ? A quel moment la compréhension devient-elle complaisance ? A quel moment la bienveillance transforme l'esprit critique en purée de pois cassés ? Franchement, je me pose la question.  Voilà, en fait, c'est peut-être pour en venir à cette question que j'ai malgré tout décidé de publier mon billet - et parce que, d'une certaine manière, c'est ma manière d'y répondre. 

*Non, je n'ai pas lu le dernier roman d'Olivier Liron, c'est seulement un exemple. Quoique le décalage important que j'ai trouvé entre les extraits que j'ai lus et les dithyrambes unanimes que je lis à son propos participent clairement à mon interrogation. 

Sur ce, je vous invite à aller lire le rendez-vous poétique de novembre chez Marilyne qui nous présente des textes poétiques de François Cheng en regard des toiles de Zao Wou-Ki. Miam !

 

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