25/03/2017
Shibumi de Trevanian
Nicholaï Hel est de ces héros hors-normes, filants, insaisissables. D'ailleurs, d'où vient-il ? On le sait d'origine russe par sa mère dont il tient l'éternelle jeunesse. On connaît son enfance en Chine où il apprend autant de ses professeurs que de la rue puis son adolescence au Japon où il poursuit l'apprentissage du shibumi, accomplissement personnel suprême, chez un maître de go. Grâce à ce parcours, Nicholaï Hel est multilingue, caméléon, et possède la robustesse du roseau et l'agilité du chat : en tout danger, il plie, contourne, endort, esquive, touche mais ne brise jamais.
Comme tu le sais, shibumi implique l'idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales. C'est une définition d'une telle exactitude qu'elle n'a pas besoin d'être affirmative, si touchante qu'elle n'a pas à être séduisante, si véritable qu'elle n'a pas à être réelle. Shibumi est compréhension plus que connaissance. Silence éloquent. Dans le comportement, c'est la modestie sans pruderie. Dans le domaine de l'art, où l'esprit de shibumi prend la forme de sabi, c'est la simplicité harmonieuse, la concision intelligente. En philosophie, où shibumi devient wabi, c'est le contentement spirituel non passif ; c'est exister sans l'angoisse de devenir. Et dans la personnalité de l'homme, c'est... comment dire ? L'autorité sans la domination ? Quelque chose comme ça. p. 97
Cette incroyable nature lui permet de jouir aujourd'hui d'une retraite paisible dans un antique château du pays basque avec sa concubine. Il ne s'adonne plus qu'à la spéléologie et au perfectionnement perpétuel de son jardin japonais. Jusqu'ici, Hel exerçait le métier le plus sombre : assassin. Mais entendons-nous bien : de ces assassins sans arme impressionnante, qui opèrent dans la subtilité et le silence, dans le calcul et la détermination. D'une certaine façon, les contrats de Hel ont toujours porté en eux un dessein plus vaste que le destin tragique de ses victimes. Il n'y a pas de camp véritable dans l'esprit de Hel, si ce n'est peut-être celui que son raisonnement dessine.
Hel est en retraite, donc, mais assassin est de ces professions dont on ne démissionne jamais vraiment. Une jeune femme débarque un jour en son château, seule, sale et désemparée pour réclamer son aide sur la foi d'une amitié entre son oncle et l'assassin. Une obscure histoire d'attentats et de conflit israélo-palestinien, dans laquelle les USA ne sont pas sans tirer quelques ficelles, se trame sous sa détresse. Il semblerait que notre héros n'est d'autre choix que de remettre le couvert une ultime fois.
Ton mépris pour la médiocrité te cache son immense pourvoir primitif. Tu restes dans l'éclat de ta propre virtuosité, incapable de voir dans les coins sombres de la pièce, d'ouvrir les yeux sur les dangers potentiels de la masse, de la bourre de l'humanité. En ce moment même où je te parle, mon cher disciple, tu as du mal à admettre que des hommes inférieurs, en quelque nombre que ce soit, puissent réellement te vaincre. Mais nous somme à l'âge de l'homme médiocre. Il est triste, incolore, ennuyeux - mais inévitablement victorieux. p. 135
A travers la personnalité brillante de Nicholaï Hel, Trevanian (sans doute aussi mystérieux et insaisissable que son personnage) lamine joliment le mécanisme de la société américaine et de ses relations internationales. Il est assez rare qu'un propos politique vieux d'une quarantaine d'années - puisque le roman a paru pour la première fois en 1979 - soit encore à ce point d'une brûlante actualité. Rien, absolument rien, n'est tangible et fiable. On le sait bien sûr tous en théorie et l'on en a même fréquemment des aperçus pratiques dans les médias. Dans ce roman, c'est l'intégralité de l'édifice qui s'écroule. Trevanian épluche tout, jusqu'au trognon. Il n'y a pas quelques machinations pour soutenir quelques intérêts : il n'y a tout bonnement que cela. Les politiques internationales n'apparaissent plus que comme la version grandeur nature du jeu de go de quelques entreprises pétrolières. Le reste : l'environnement, l'humain peuvent aller se rhabiller. Force est de constater qu'en quarante ans, rien de tout cela n'a positivement évolué. Et les ententes cordiales passablement puantes autour d'une série d'attentats ne sont pas sans gifler l'esprit du lecteur : et si ?... tout simplement...
L'Amérique a été peuplé par la lie de l'Europe. Ceci étant, nous devons les considérer comme innocents. Innocents comme la vipère, le chacal. Dangereux et perfides mais non coupables. Tu les méprises en tant que race. Mais ce n'est pas une race. Pas même une civilisation. Seulement un ragoût culturel des détritus et des restes du banquet européen. Au mieux, une technologie à apparence humaine. Pour éthique, ils ont des règles. La quantité, chez eux, fait office de qualité. Honneur et déshonneur se nomment "gagner" et "perdre". En fait, tu ne fois pas penser en termes de race ; la race n'est rien. La culture est tout. p. 128
Ces questions utilement posées font de Shibumi un livre pertinent et passionnant à lire. A cela, évidemment, s'ajoute l'intérêt propre d'un roman d'espionnage particulièrement fin, original et saupoudré de philosophie, d'embarquer le lecteur dans un récit addictif. Carton plein pour Shibumi : la recette parfaite pour se divertir et réfléchir à la fois. Que j'aime dénicher ce genre de perles savoureuses !
Shibumi de Trevanian, Gallmeister, Totem, 2016[1979], 518p.
11:31 Publié dans Coups de coeur, Littérature anglophone, Polar | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : shibumi, trevanian, japon, chine, pays basque, attentat, tueur, assassin, jeu de go, philosophie, espionnage, usa, critique
20/10/2016
New York Esquisses Nocturnes de Molly Prentiss #MRL16
New York Esquisses Nocturnes de Molly Prentiss, Calmann-Lévy, 2016, 413p.
Dire New-York, c'est encore trop vaste tant une multitude d'univers cohabitent de quartiers en quartiers. Il faudrait dire Downtown, précisément : ce quartier branché malgré lui où artistes avant-gardistes, fous, déracinés, esprits libres et aventureux, vivent d'art, d'eau fraîche et, à l'occasion, d'un squat ou d'une chambrette à moitié délabré(e)s, et de sexe n'importe où. On commence alors à entrevoir le décor et les personnalités hautes en couleurs qui vont frayer dans les pages de ce premier roman.
Voici un artiste argentin totalement déterminé dans sa vocation de peintre mais totalement paumé, au sens propre du terme : loin du pays, sans plus de racines. Il se crée des liens qui ne font qu'aller et venir. Un peu plus loin, c'est la traditionnelle provinciale montée à New-York qui entre en scène - on peut difficilement faire plus cliché : la naïveté, le peu d'intelligence et les cheveux décolorés sont de rigueur. Et par-dessus tout, gravite un critique d'art, réputé pour cette plume si originale qu'il doit à sa synesthésie. Sans elle, il n'est rien : vivre en sons, lumières, couleurs et odeurs tout à la fois lui est plus vital que Marge elle-même qui, pourtant, ne démérite pas à supporter ses passions dévorantes.
Ces trois personnages bien taillés dans le bois des figures littéraires antédiluviennes (parce qu'il n'y a pas grand chose de nouveau sous le soleil, il faut bien en convenir), se rencontrent un soir de réveillon. 1980 sera pour eux tous la décennie où tout bascule, où les aspirations les plus folles parviennent à se réaliser en même temps que bien des certitudes s'écroulent.
Depuis la rentrée scolaire, c'est un peu la Bérézina de la chronique : les bouquins patientent systématiquement un bon moment avant de passer au grill du billet de blog, le temps de reprendre le rythme... Ce qui, pour certains livres, se révèlent une excellente expérience de décantation, devient pour d'autres l'épreuve fatidique du désert de Gobi. C'est un peu le cas pour moi avec ce New York Esquisses nocturnes...Très emballée par le coup de coeur d'Eva, j'ai sauté dessus aux matchs de la rentrée littéraire de PriceMinister - Il va pourtant me falloir ralentir drastiquement mes élans désormais lorsqu'il s'agira de romans sur le monde de l'art car, définitivement, je ne cesse d'être déçue...
L'épreuve du désert de Gobi, disais-je donc, car, quelques temps après la lecture de ce roman, je n'en retire quasiment rien. J'ai pourtant apprécié dans les premiers temps découvrir la personnalité de James Bennett. L'ancrage de sa personnalité à travers l'évolution de sa synesthésie et la tentative pas si mauvaise de donner au texte une forme originale censée rendre compte de cette collision un peu folle des sens étaient franchement prometteurs. Même Raul Engales n'était pas si mal dans son genre, avec cette soif créatrice incommensurable, malgré ce côté séducteur impénitent un peu pénible. Mais ça dégringole définitivement dès que Lucy intervient et que les interactions entre chacun se mettent en place. De l'art, finalement, il ne reste pas grand chose si ce n'est un décor de carte postale (devant lequel il serait de bon ton de pratiquer l'onanisme si on en croit Molly Prentiss), des successions de clichés, des noms célèbres cités pour faire jolis, des hasards et des accidents assez grossiers et une fin qui tombe comme un cheveu sur la toile.
Je ne peux même pas reconnaître avoir passé un bon moment de lecture (comme ça peut parfois arriver avec certains romans de qualité moyenne) : mon ennui a tout bonnement été croissant après la première partie.
Deuxième roman de la rentrée littéraire ; deuxième plantade donc, bien qu'il y ait de bonnes choses dans ce roman, je le reconnais. J'en attendais simplement autre chose, de plus consistant, de plus profond, de plus éclatant. J'espère faire mieux la prochaine fois !
Merci à Priceminister pour l'envoi de ce titre ! #MRL16
Challenge Rentrée Littéraire 2016 chez Hérisson
2ème participation
11:26 Publié dans Art, Challenge, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : art, peinture, premier roman, molly prentiss, argentine, downtown, basquiat, keith haring, new york, ny, usa, états-unis
09/09/2016
La maison de l'aube de N. Scott Momaday
La maison de l'aube de N. Scott Momaday, Folio, 2005[1966], 300p.
Littérature amérindienne II, le retour ! Depuis mon mémoire sur le sujet, c'est-à-dire il y a deux ans, je n'y avais plus retouché. Pas tellement de façon consciente mais il faut croire que je suis tombée dans le même triangle des Bermudes que tous les post-mémoires ou post-thèses : un besoin de lire ailleurs si on y est. Et puis, on revient toujours à ses premières amours voire, dans le cas présent, j'en reviens aux sources de mes premières amours puisque La maison de l'aube, publié en 1966 est considéré comme LE roman marquant de la renaissance amérindienne littéraire.
Il y est question d'Abel, un jeune métis dont on ignore qui est le père : peut-être un Navajo, un Sia ou un Isleta ? Il ne lui reste plus que son grand-père dont on ne saurait dire s'il est proche. Abel glisse sur le flot de la vie : tantôt en communion avec une nature aride, solitaire, tantôt dans l'impossibilité de communiquer avec les hommes, dans l'impossibilité d'être en adéquation avec cette vie et ce monde. Cette quasi-absurdité le conduit à tuer un "homme blanc" - non pas l'homme blanc habituel des récits amérindiens mais un albinos, étranger et étrangeté par excellence - et à vivre une errance chaotique à Los Angeles après son séjour en prison. Des tours et détours, des rencontres et bien des déboires pour finir, peut-être, par rentrer chez lui.
Décidément, certains éléments de la littérature amérindienne ne trompent pas : le topos du métis comme protagoniste, symbole de l'errance identitaire, l'importance d'une narration fragmentée et cyclique, l'image répétée du tambour comme cercle de vie, l'impossibilité de communiquer, la figure de l'aïeul... Que d'éléments qu'il me semble avoir lus bien des fois chez bien auteurs amérindiens, à chaque fois selon des nuances et des modalités différentes. A chaque fois, aussi, traités avec plus ou moins de talent stylistique.
Je ne vous cache pas avoir ressenti une petite pointe de déception au cours de ma lecture. C'est qu'on commence à être exigeant, à force de connaître un peu mieux les ficelles... Il m'a fallu me rappeler à plusieurs reprises que tout ce qui est devenu, aujourd'hui, un cliché était vierge à l'époque d'écriture de Scott Momaday. Il a été le précurseur de tout un renouveau aussi bien littéraire qu'identitaire. Ce statut de défricheur à ses deux revers, comme toute médaille : d'une part on ne peut que saluer l'inventivité et la prescience, d'autre part, on ne peut s'empêcher de relever quelques maladresses, quelques lourdeurs, quelques tentatives un peu hasardeuses. La principale difficulté de lecture, à cet égard, réside à mon sens dans une fragmentation encore malhabile et donc parfois pénible. Autant j'avais adoré la fragmentation virtuose de Ceremony chez Leslie Marmon Silko, pourtant très ardue, abrupte, et qui ne rend donc pas la lecture aisée, autant la fragmentation de Momaday m'a paru moins à propos à de nombreuses reprises, moins subtile dans ce qu'elle ambitionnait de mettre en lumière. Le récit de La maison de l'aube est honnêtement moins fort et moins passionnant que celui de Ceremony, de manière générale - Je précise que je me permets cette comparaison car les deux romans écrits à une dizaine d'années d'intervalle ont une histoire très similaire. Ils poussent même le vice jusqu'à situer le récit dans la même région des USA. Il faut croire que Marmon Silko a particulièrement bien retenu la leçon initiée par Momaday pour la transcender de façon encore plus géniale dans son propre roman dix grosses années plus tard.
En somme, La maison de l'aube représente une excellent document pour qui, passionné de littérature amérindienne, aimerait goûter aux sources d'une flopée d'auteurs postérieurs passionnants. Il ne manque pas d'intérêt, met en lumière à la fois tous les éléments narratifs et toutes les problématiques qui seront au coeur de cette littérature riche d'Histoire et d'avenir. De nombreux morceaux sont délicieusement poétiques et font évidemment montre d'un talent indéniable. Toutefois, ce n'est certainement pas ce que j'ai lu de plus vibrant, de plus marquant de cette période de renaissance amérindienne. Quitte à choisir, je conseillerai indéniablement Ceremony de Marmon Silko !
18:43 Publié dans Challenge, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : amérindiens, usa, momaday, littérature amérindienne, métis