28/04/2014
Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden
Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden, traduit de l'anglais par Michel Lederer, Albin Michel, 2014, 598p.
S'il m'arrive régulièrement de lire des romans amérindiens, rares sont ceux qui remontent aussi loin dans l'Histoire. Avec Joseph Boyden et ce dernier roman violemment passionnant, il n'est plus question de l'épique conquête de l'Ouest étasunienne ou de la survivance identitaire actuelle. Le lecteur est plongé quelques siècles plus tôt, dans le Canada du XVIIeme siècle, que Fennimore Cooper avait idéalement ébauché dans Le dernier des Mohicans, non sans brio mais avec un manichéisme suranné.
A cette époque, Wendats -Hurons- et Haudenosaunees -Iroquois- s'opposaient en des guerres fratricides ancestrales. Les alliances avec les colons européens encore peu nombreux n'arrangeaient rien. Les premiers commerçaient avec les Français en échange de protection et autorisaient les Jésuites à mener leur prosélytisme sur leurs terres. Les seconds s'alliaient aux Anglais et y gagnaient des armes redoutables.
Joseph Boyden retranscrit cette époque trouble et sanglante, à travers les voix de trois narrateurs alternés. Ceux-ci explorent les différentes subtilités d'une situation qui échappe facilement à notre entendement contemporain. Celle d'un chef de guerre Huron, Oiseau. Il apparait à la fois bienveillant, prévenant, et habité d'un besoin aveugle de vengeance. Sa femme et ses deux filles ont été tuées par les Iroquois lors d'un de ces raids qui rythment l'existence des deux nations. Oiseau souhaite à son tour décimer le plus d'Iroquois possible. La seconde voix est celle d'une jeune fille iroquoise dont Oiseau a tué la famille à son tour. Comme le veut la coutume, les guerriers adoptaient régulièrement des enfants du camp adverse afin de les intégrer à leur peuple. Le lecteur suit l'évolution de cette jeune fille d'abord apeurée et révoltée jusqu'à l'acceptation du meurtrier de ses parents comme son nouveau père. Enfin, la troisième voix est celle de Christophe, missionnaire jésuite surnommé Corbeau ou Bois-Charbon à cause de sa soutane noire. Il tentait d'amener les sauvages à abandonner leurs idoles et à accepter la foi chrétienne. Son discours est également profondément ambivalent. Il semble habité d'un véritable intérêt pour les Hurons en même temps qu'il les rabaisse sans cesse.
Au fil des récits de ces trois personnages principaux, l'auteur peint la fresque des prémisses de la colonisation canadienne et montre comment celle-ci, loin d'atténuer les combats fratricides entre nations autochtones, a au contraire amener de nouveaux dangers à travers les maladies qui affaiblissaient voire anéantissaient populations et récoltes.
Dans le grand cercle du monde est de ces très longs romans qui nécessitent que l'on se plonge dedans à corps perdu. J'avoue avoir trainassé une bonne partie du début, ne parvenant pas véritablement à rentrer dedans, jusqu'au moment où l'occasion s'est présentée à moi de me consacrer pleinement à la lecture plusieurs heures d'affilée. Et ce fut le déclic : j'ai avalé les 2/3 suivants du bouquin en quelques heures. Ce que je retiens tout particulièrement, et qui me semble à saluer, est le souci de l'auteur d'éviter toute forme de manichéisme. Si les Français ne sont pas toujours montrés sous un jour reluisant, leurs intentions - du moins, celles des Jésuites, sont souvent bonnes et exposées comme telles. Si les Hurons ou les Iroquois apparaissent comme des êtres spirituels, courageux, sincères et aimants, ils sont aussi d'impitoyables guerriers sanguinaires et d'affreux tortionnaires. Le roman n'épargne rien des tortures rituelles qui accompagnaient la capture de guerriers ennemis et ça ne donne pas envie de sourire, je peux vous l'assurer. Dans ce souci de véracité historique qui ne souffre ni dissimulation ni peinture arbitraire, Joseph Boyden propose un roman aussi passionnant et chaleureux qu'il est dense et violent. Je ne le conseillerais sans doute pas de manière aussi unanime que j'ai pu le faire avec Le chemin des âmes car quelques longueurs, les scènes abondamment décrites de tortures et une langue précise mais peu poétique ne plairont pas à tous. Si vous êtes par contre vivement intéressés par l'histoire canadienne et la réalité qui se cachaient derrière Le dernier des Mohicans, ce livre est fait pour vous ! Vous y trouverez tressés avec brio l'aube d'une civilisation et le crépuscule d'une autre.
Merci beaucoup aux éditions Albin Michel et plus particulièrement à Carol et Aliénor
Challenge Amérindiens
15eme participation
Challenge Mélange des genres chez Miss Léo
1ere participation catégorie roman historique
08:00 Publié dans Challenge, Histoire, Littérature amérindienne, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (16)
24/04/2014
Médée et ses enfants de Ludmila Oulitskaïa
Médée et ses enfants de Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 1998, 330p.
Le titre évidemment vient titiller le lecteur potentiel. Aura-t-on dans ces pages une nouvelle réécriture du mythe antique et que fera Médée, cette fois, de ses enfants ?
Et bien, rien de la sorte ! Ludmila Oulitskaïa est une petite coquine qui se plait à débouter nos attentes.
La Médée de ce joli roman est une vieille matriarche d'origine grecque dont l'incipit nous dit qu'elle était "la dernière Grecque de sang pur d'une famille installée en des temps immémoriaux sur les rives d'une Tauride apparentée à l'Hellade", autrement dit en Crimée comme la désignait jadis les grecs antiques. L'époque n'est pas clairement donnée mais semble être les années 80 ; l'URSS, en tout cas, est toujours d'actualité. Médée est née avec le siècle comme on dit et, à ce titre, devient le témoin privilégié de toutes ses vicissitudes tant familiales qu'historiques. Ainsi, les chapitres égrènent le présent et le passé de cette femme vieillissante et immuable et de ses ses nombreux neveux et nièces. Le présent est souvent emprunt de relations sentimentales tortueuses, qui reflètent parfois celles du passé. Le passé, justement, est souvent fait de douleurs, de perte mais jamais de renoncement. Médée, contrairement au titre, est stérile. Ses enfants, ce sont les mille et une vies de cette descendance Sinopli qu'elle maintient unie par la seule force de son existence silencieuse mais opiniâtre, tranquille mais d'une solidité à toute épreuve :
"Jusque-là, Médée avait passé toute sa vie au même endroit sans jamais le quitter, à l'exception d'un seul et unique voyage à Moscou avec Sandra et son premier-né Sergueï, et cette vie si stable qui se transformait par ailleurs dans la violence et le tumulte - les révolutions, les changements de pouvoir, les Rouges, les Blancs, les Allemands, les Roumains, on déportait les uns et on en amenait d'autres, des nouveaux venus, sans famille - avait fini par donner à Médée la solidité d'un arbre entrelaçant ses racines dans une terre pierreuse, sous un soleil immuable accomplissant son cycle quotidien et annuel, et sous un vent immuable, avec ses odeurs saisonnières tantôt d'algues séchant sur le rivage, tantôt de fruits mûrissant au soleil, tantôt d'absinthe amère." p.216-217
J'ai eu la chance de découvrir Ludmila Oulitskaïa il y a quelques années grâce aux Assises du Roman qui ont lieu chaque fin mai à Lyon. A cette occasion, divers écrivains du monde entier sont réunis par tables rondes autour d'une thématique et l'on peut à loisir venir les écouter discourir. A la sortie de la table ronde avec Ludmila Oulitskaïa, j'étais emprunte d'un sentiment particulier mêlé de douceur et d'âpreté qui se retrouve à merveille, je trouve, dans son œuvre. J'avais acheté à la sortie Sincèrement vôtre, Chourik et Médée et ses enfants ; j'ai lu le premier très rapidement et l'ai apprécié, mais le second, comme c'est le lot de beaucoup de livres que j'achète, est resté une sacrée paire d'années dans ma PAL. Six, je crois. On ne se refait pas...
Mais revenons-en à notre roman. Un mélange de douceur et d'âpreté, c'est exactement ça.
La vie est dure à tout point de vue, rugueuse, parfois amère. Mais étonnamment toujours lumineuse. Médée est le phare qui rassemble toujours et ramène les égarés au port. Contrairement à son antique homonyme et malgré sa stérilité, Médée est celle qui porte la vie de générations en générations. Sur la quatrième de couverture, l'éditeur cite Christa Wolf (encore une auteure qui a eu à faire avec Médée, tiens) qui dit du roman "Ludmila Oulitskaïa a déployé ses filets pour capturer un enchantement, l'enchantement d'un lieu où s'enchevêtre des destins, l'enchantement d'un paysage et surtout, l'enchantement qui entoure son héroïne". Enchantement est le mot juste. Médée est de ses personnages féminins superbes dans leur simplicité, terriblement doux dans leur force, et d'une complexité que seule connaissent les nuits solitaires. Un très beau roman, tout simplement.
Challenge Lire avec Geneviève Brisac chez Anis
6eme participation
08:00 Publié dans Challenge, Littérature slave | Lien permanent | Commentaires (6)
19/04/2014
Mauvais genre de Chloé Cruchaudet
Mauvais genre de Chloé Cruchaudet, Delcourt, 2013, 160p.
Fauve d'Angoulême 2014 - Prix du Public Cultura
La couverture de Mauvais genre a l'avantage de laisser l'imagination gambader à loisir quant au contenu de l'histoire. Et, avouons-le, on a tendance à imaginer une histoire de lesbiennes à peu près de nos jours. C'est donc avec un certain étonnement - et un étonnement ravi, c'est le meilleur des signes - que j'ai découvert une histoire d'amour naissante entre Paul et Louise peu avant la première guerre mondiale. Dès le mariage, Paul part au service militaire immédiatement suivi du front. L'horreur de la guerre ne tarde pas à lui faire grimper une araignée au plafond ; il choisit donc de déserter. Mieux vaut se cacher que mourir déchiqueter et voir des morts partout. Au fil du temps, la planque prend néanmoins un goût amer de prison injuste. Les amoureux trouvent une solution pour permettre à Paul de remettre le nez dehors en attendant l'amnistie des déserteurs : devenir une femme. Si le costume n'est au début qu'un truchement pour tromper la loi, il devient rapidement une seconde peau pour Paul qui campe une femme particulièrement libérée plus vraie que nature.
Soyons francs et brefs : j'ai adoré cette BD ! Il fallait bien ça pour que je la chronique d'ailleurs, puisque j'ai la chronique de BD flemmarde en ce moment. Lorsqu'une amie a proposé de me la prêter, j'étais a priori peu enthousiaste - rapport à la couverture qui m'évoquait une histoire de lesbiennes de nos jours, sujet qui ne m'attire pas franchement. Elle m'a néanmoins appâtée en me disant que ça n'avait rien à voir avec ce que je pouvais imaginer. Tiens, tiens... Et de fait, l'histoire n'a non seulement rien à voir mais est absolument passionnante, d'autant qu'elle est inspirée d'une histoire vraie. Les personnages sont complexes, drôles et torturés, d'une profondeur parfaitement humaine qu'il est agréable de retrouver avec tant de pertinence. L'ambiance début de siècle et plus précisément le vent d'émancipation voire de douce folie qui plane au sortir de la première guerre mondiale est merveilleusement croquée, de même que les troubles d'anciens combattants. Tout cela se mêle habilement à travers le flot d'un scénario tout en flashback et un graphisme tantôt piquant tantôt brûlant. Tu m'étonnes que ce titre a reçu le prix du public au dernier festival d'Angoulême : c'est amplement mérité !
Je sais qu'il a déjà pas mal fait le tour de la blogo ; je m'ajoute donc à une longue file de blogueurs et blogueuses enthousiastes pour vous conseiller de vous plonger dans Mauvais genre un soir sous la couette. A lire d'un trait, avec le sourire - parfois un sourire un peu triste, mais le sourire quand même, pour finir par vous dire que la BD française a décidément un sacré bel avenir.
Challenge Mélange des genres chez Miss Léo
Catégorie BD
08:00 Publié dans BD / Comics / Mangas, Challenge, Coups de coeur | Lien permanent | Commentaires (8)