13/02/2014
A mon seul désir de Yannick Haenel
A mon seul désir de Yannick Haenel, ed. Argol, 2005, 136p.
Lorsque l'éditrice Catherine Flohic propose à Yannick Haenel d'écrire un livre pour sa collection Entre-Deux consacrée à la rencontre d'un auteur et d'une œuvre d'art ou d'un plasticien, ce dernier choisit immédiatement les tapisseries de La Dame à la licorne. De cet instinct lancé vers le rouge profond, le mystère et l'immédiateté d'une œuvre du fond des âges médiévaux, l'écrivain nous livre une promenade poétique dont tous les chemins semblent circuler autour d'un même feu : celui du désir.
Désir de l’œuvre d'art, désir esthétique de la contemplation. A force de fréquenter quotidiennement le musée de Cluny et de se plonger dans toutes les beautés des tentures, Yannick Haenel devient habité par elles. Devient elles. Les respire, les expire, les rêve, les prolonge indéfiniment. S'écrit à quel point qui observe, qui regarde vraiment, peut donner vie. Ou bien réalise enfin que ce qu'il observe vit déjà. Cette joie du regard est un hommage merveilleux à l'Art avec un grand A qui se glisse dans tous les petits a de l'abondance des instants quotidiens.
"La beauté claire de la dame est entrée dans mon corps, elle parcourt maintenant mes épaules, elle s'est transportée à l'intérieur de mon sang, comme un frisson de couleurs ; et ses cheveux naviguent dans mes veines : toute sa blondeur clignote dans la nuit. Le duvet tremblé de la peau, je l'avais dans ma bouche, je lui léchais le doux - ou plutôt, sa douceur se léchait dans ma bouche. Et ma gorge était tapissée de soie, mes poumons vibraient de rouge et de bleu. Un chatoiement enveloppe la nuit dans une seule flamme dorée où s'estompent les contours". p.41
Désir de l'autre, qu'il soit corps tapissé et tressé ou corps tangible. Désir de la femme, sous la plume d'Haenel, qui rend hommage tant à cette Dame énigmatique qu'il comprend loin d'être virginale - toute dans la pudeur et donc l'épanouissement du désir profond - qu'à cette Soyeuse qu'il croise régulièrement et qu'il semble admirer par l'envie de la saisir physiquement. Le corps est territoire du désir, aventure et d'autant plus désir qu'il se réalise perpétuellement.
"Un corps est une nuée de gouttes vertes et bleues, un terrain de pluies, un éventail de saison où se ranime à tout moment chaque pensée qu'a eu ce corps.
Un corps est un ruban de nuances enroulé sur d'autres nuances où se formule l'avenir de toutes ses désertions. Lorsque le corps déserte, c'est pour continuer à être un corps : un corps devient un corps lorsqu'il rencontre l'éclaircie qui soulève son désir." p.89
Désir d'écrire, évidemment. Car à travers cette lumière chantée de l'Art et de l'autre, c'est l'écriture qui est louée. Inspirée par le différent, elle le rejoint en se créant. Les arts ne cessent jamais de se répondre en lançant les fulgurances de l'insaisissable. L'écriture est le pouvoir de communiquer à travers les disciplines, les cultures, les âges ; l'écriture, et particulièrement la poésie, est voyage et partage, mystère et échange. Contrée privilégiée du désir.
"[...] la littérature, à chaque fois qu'elle est absolue - quand elle n'obéit à rien-, reprend vie." p.38
"Les œuvres n'existent pas pour se substituer à nos désirs, ni pour guérir un manque; Il s'agit de faire l'expérience de son propre désir en l'exposant à celui qui vibre au coeur de l’œuvre.
"Le rapport que l'on a avec une œuvre dépend ainsi de ce que l'on dégage dans sa vie pour l'accueillir ; et de la manière dont on s'engage dans ce rapport : c'est le début de la vie poétique." p.56
Tout cela compose la jouissance d'être, qui n'est pas satisfaction du plaisir mais totalité, liberté absolue, extase de se fondre dans l'imperceptible. Et lorsque la boucle est bouclée, le désir enroulé autour de son objet avec une puissance si ténue que le créateur, le désirant et le désiré forment un tout parfait, la complétude conclue le récit de lui-même. Et la Dame à la licorne de sourire infiniment.
"Un jour, vous n'avez plus rien à cacher, et personne alors ne peut plus vous saisir. L'imperceptible est le plus beau des emplois du temps puisqu'il est l'emploi que le temps fait de lui-même. Et si vous êtes là, ça aura lieu à travers vous". p.118
Merci mille fois à Charline pour le cadeau de ce sublime récit poétique lors du swap de Noël, toi ma douce Dame de Goût.
Challenge L'art dans tous ses états chez Shelbylee
3eme participation
08:35 Publié dans Art, Challenge, Coups de coeur, Création, Littérature française et francophone, Poésie | Lien permanent | Commentaires (12)
10/02/2014
En mémoire de la forêt de Charles T. Powers
En mémoire de la forêt de Charles T. Powers, Pocket, 2012, 533p.
Bien loin des espaces policés de notre monde occidental, ce polar nous emmène dans le petit village polonais de Jadowia où règnent en maître la rudesse et la vodka. Le jeune Tomek est retrouvé mort dans la forêt un beau matin, près de la distillerie. Malheureusement, l'inefficacité de l'unique agent de police du coin et la main mise de Jablonski, ancien administrateur du régime communiste qui continue à régir les affaires de Jadowia sous le manteau, permettent à l'affaire d'être étouffée. Néanmoins, Powierza, le père de Tomek, et le jeune Leszek, son voisin cultivé, s'activent à éclairer ce meurtre.
En parallèle, de nombreuses anciennes maisons du villages sont mystérieusement dépouillées de leurs fondations et les portes sont vandalisées. Il semble que quelqu'un opère selon une logique qui échappe à beaucoup d'habitants qui n'y voient qu'un retour des juifs pour chercher leurs trésors enfouis avant la guerre. Sur ce point, c'est peut-être bien le père Tadeusz qui pourra apporter quelques lumières, loin des clichés qui persistent.
Mieux vaut prévenir tout de suite pour ne pas risquer la déception : ce roman n'est pas un thriller mais tient bien plus du roman noir. Le déroulement de l'enquête sur le meurtre de Tomek ne tient pas l'essentiel du livre et n'a rien de spécialement palpitant. Nous ne sommes pas menés de page en page le souffle coupé comme on pourrait l'attendre d'un thriller page turner classique. Et pourtant, ce fut un coup de cœur ! Car En mémoire de la forêt fait partie de ces polars passionnants qui, non contents de filer deux mystères (celui du meurtre et celui des maisons) avec habileté, filent également deux réflexions sur deux points particulièrement sombres de l'histoire polonaise.
Il explore tout d'abord le quotidien d'une Pologne au sortir du régime totalitaire soviétique. L'auteur, ancien journaliste, a dirigé de nombreuses années à Varsovie le département "Europe de l'est" du Los Angeles Times. Autant dire qu'il maîtrise plus qu'amplement son sujet. Et les faits sont saisissants. Terrifiants, même. La Pologne apparaît profondément abîmée par des dizaines d'années d'une dictature qui s'inscrit dans les mémoires dans la même lignée que le régime nazi. Où l'on se rend compte que tous les régimes totalitaires, finalement, se valent. Les anciens collaborateurs communistes sont vilipendés, acheter des produits russes est répréhensibles ; quant aux anciens dirigeants du système, ils sont détestés au mieux, menacés souvent. En outre, la misère règne. Le travail se fait rare. La plupart des hommes sont imbibés de vodka. Les maisons semblent insalubres et une solitude perpétuelle étreint les gens. Les quelques visions de la ville ne sont pas bien meilleures : la grisaille et la pauvreté apparaissent simplement industrielles au lieu d'être agricoles et à plus grande échelle.
Derrière ce quotidien en noir et blanc point le souvenir de la seconde guerre mondiale. Le village était jadis peuplés essentiellement de juifs qui, tous, ont été déportés. Auparavant, ils ont été parqués au centre de village et les anciens habitants non juifs ont vécus cette période sombre. Certains, comme le grand-père de Leszek, ont tenté de se battre puis se sont cachés dans la forêt. Leurs souvenirs sont leur pire fardeau. Encore aujourd'hui, la question juive apparaît brûlante dans ce roman. Entre une incompréhension nimbée de caricature et une volonté d'oublier une horreur qu'ils ne veulent plus porter comme la leur, les polonais de Jadowia sont d'une humanité un peu lâche mais tellement juste. Charles T. Powers a l'incroyable intelligence de ne pas utiliser son roman pour défendre une thèse elle-même inversement caricaturale. Par la voie du prêtre, il met en lumière et invite à une réflexion paisible, critique.
J'avoue qu'au moment de l'entamer, je craignais un peu le choix de la Pologne pour situer le livre. J'étais partagée entre l'envie de découvrir quelque chose d'original, justement, et le fait que l'Europe de l'est post-dictature communiste n'est pas le plus engageant a priori. J'en ressors finalement conquise par la plume sagace de l'auteur et la justesse de son propos. Je vous conseille En mémoire de la forêt pour découvrir un territoire, une culture et les affres d'une histoire douloureuse, tout en vous divertissant. Tel est le bon côté d'un bon polar : instruire, porter au jour, tout en faisant passer d'agréables soirées.
Challenge Américain chez Noctenbule
10eme lecture
07:40 Publié dans Challenge, Coups de coeur, Littérature anglophone, Polar | Lien permanent | Commentaires (11)
06/02/2014
La poésie du jeudi avec Albane Gellé
Pour ce nouveau jeudi poétique, j'ai décidé de fêter le nouvel an chinois. Depuis jeudi dernier (vendredi matin en Asie), nous sommes passés selon l'astrologie chinoise dans l'année du cheval de bois jusqu'en février 2015. Le cheval est signe de créativité, d'énergie et d'enthousiasme. Quoi de mieux pour chapeauter aujourd'hui l'inspiration poétique ! En l'honneur de cet auguste animal, je vous propose donc un extrait du recueil Je, Cheval d'Albane Gellé publié chez Jacques Brémond en 2007 (un peu de poésie contemporaine française, ça ne rigole plus!). Une ode à l'animal bien sûr ; mais plus encore dans la distorsion syntaxique du titre, l'élan d'un lien puissant, équilibre, de l'un image/balance/émotion de l'autre ; un nouvel être créé. « En offrande l’encolure, et la tête dans une courbe, que le reste prolonge, avec les mains de l’autre corps. A cheval, l’équilibre s’applique »
Je vous souhaite une belle découverte cavalière.
Je, Cheval
Je, le cheval, l'animal, le corps, le sauvage.
Je, dans le cheval comme dedans l'écriture. Avec l'indomptable l'équilibre l´inconnu le jamais acquis. L'extrême attention au monde. Entre panique et jouissance. Ce qui en moi est cheval. Proie fuite solitude et troupeau. Ce qui en moi résiste, s'obstine, risque. Ce qui en moi s'en va, pour rejoindre.
A cheval je suis d'emblée au cœur des choses, désencombrée, réunie. Débarrassée des entraves périphériques, des nœuds stériles. Dans le vif du sujet. Je me rejoins, dans une extrême présence à ce qui m'entoure. Dénouée.
Pas dans la terre seulement, un cheval. Sous ses pieds dans la terre aussi, dans le dos, au creux, et tout au long de l'encolure jusqu'à la nuque, les oreilles, au bout.
Si vite le corps paniqué, quand pas assez cheval finalement, l'homme en face. Sinon de la tendresse, brusque dans l'herbe ; le cou tendu comme une oie blanche. Le mot cheval au-dedans. Les mouvements les muscles quand au galop, cette chaleur dessous. Quand tout se rassemble, est rassemblé, pour faire vivant le cheval à deux têtes que nous sommes.
Dehors il y a des lions dans les yeux du cheval, tout seul avec son corps de zèbre. Ce n'est pas l'homme vraiment qui le rassure, ou une seconde seulement parce que cheval c'est solitude. Et à la fois inséparable d'un autre dans le pré. Enfantin presque il se raccrocherait à un âne.
Marcher à côté, sur la route de retour, avec dans les oreilles le pas du cheval, qui va chaud dans le dos. Tranquille, et respire. Aller chacun dans sa fatigue, la même, parmi les odeurs mélangées du cheval et de la pluie. Et ça ne le freine pas, toute cette eau qui tombe. Il va contre, il a de quoi. Libre enfin, il retourne à la terre, calme, il se roule, avant de se secouer se relever, debout comme un cheval.
Couché le cheval est-il encore vivant, est-il encore cheval. Jusqu'à ce que la tête bouge, que l'encolure emmène le reste, et les jambes s'envolent avant de se remettre d'aplomb. De la poussière vole.
Cheval sellé et l'autre dans le pré, ils se ressemblent. Les mêmes oreilles, qui ne font pas n'importe quoi. Quelque chose dans le sang, insensé, échappe. Un écart pour une couleur trop vive de plastique dans un arbre, il y a de quoi s'écarter du chemin pas sauvage. Des naseaux à la croupe. Le cheval attentif à dehors plus qu'à lui-même. Que se passe-t-il-quand il s'arrête, les quatre pieds plantés pour toujours.
Si dans les jambes quelque chose casse, pas le sabot, plutôt un os, un muscle, fini le cheval c'est debout ou c'est mort. Fragile devant du barbelé. Pourtant quatre pieds. Il suffit d'un bruit de train, le cheval seul est capable de tout risquer en un quart d'heure, et tant pis si au bout, un accident, la mort.
09:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (20)