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09/12/2013

L'arbre du voyageur de Hitonari Tsuji

L'arbre du voyageur.gif
L'arbre du voyageur de Hitonari Tsuji, ed. Folio, 2006 [1992], 198p.

 

A l'aube de sa vingtaine, le jeune Takaku se retrouve seul après le décès de ses parents. Seul car voici dix ans, son frère aîné Yûji pour lequel il nourrit une fascination étrange, est parti de la maison et n'a plus jamais donné de nouvelles. Durant l'enfance, Yûji fuguait déjà régulièrement, parlait de Dieu, de métempsychose. Les liens du sang ne signifiaient rien pour lui. Dès qu'il en eut l'occasion, il est donc parti poursuivre son chemin loin de sa famille. Mais aujourd'hui, son cadet est seul et souhaite le retrouver. Il se rend à sa dernière adresse connue à Tokyo ; il rencontre ses anciennes petites amies, son ancien collègue de travail. Mais la quête semble vaine, dérisoire. Plus les pistes restent lettre morte, plus Takaku s'enfonce dans les méandres de la capitale, le bruit et la fureur qui le rendent peu à peu étranger à lui-même. En même temps que la possibilité de retrouver Yûji s'éloigne, le jeune homme perd son ancrage à la réalité. Au fond, s'agit-il vraiment de retrouver le frère ou de se retrouver soi ?

Dans ce roman, Hitonari Tsuji propose une quête initiatique sur fond de capitale japonaise. Bien que le roman soit incarné à la première personne par le cadet, le personnage principal est clairement Yûji. A la fois énigmatique, glauque et charismatique, il semble fasciner tout ceux qui croisent son chemin : de ses parents qui lui passaient ses fugues improbables, en passant par son frère qui souhaitent absolument lui ressembler et ses nombreuses maîtresses qui l'aime toutes toujours. A travers eux, il est présent à chaque page. Takaku, quant à lui, est plutôt ambivalent. Il semble osciller entre un besoin désespéré de retrouver son frère et une distanciation glaciale avec les évènements qui jalonnent sa quête.
Le roman est très concis et il n'y a que peu d'actions - qui se résument majoritairement en quelques rencontres avec des satellites de la vie de Yûji. L'essentiel est psychologique. Il s'agit de l'évolution intérieure du cadet qui se transforme à mesure de ses recherches ; transformation qui déteint physiquement puisqu'il ressemble de plus en plus à Yûji.

J'ai pris plaisir à découvrir la plume de Hitonari Tsuji mais j'avoue malgré tout avoir mis du temps avant de me sentir concernée par le récit. La première moitié du livre m'a semblé un peu fade (mais la fadeur n'est-elle pas typiquement japonaise?). La seconde moitié plonge plus avant dans cette fameuse "noirceur" que laisse entendre la quatrième de couverture mais là encore, elle est purement psychologique. Je ne sais pas où l'éditeur a vu "tous les dangers qui guettent "le voyageur" égaré dans le monde moderne : la violence, la drogue, les sectes..." Je trouve cela franchement hyperbolique et sujet à malentendu. S'il y a bien une ou deux scènes un peu corsée (et c'est franchement tout), on est loin d'être dans un univers qui scotche. En outre "la drogue et les sectes", bon... Je ne peux pas trop en dire sans dévoiler la fin mais c'est à la limite de la publicité mensongère.
Bref, un roman intéressant bien qu'un peu plat, avec une progression intéressante, mais qui ne doit pas être lu en prenant la 4eme de couv pour argent comptant (ni le titre d'ailleurs : je cherche toujours le lien entre cette plante qui a la capacité de retenir l'eau en son sein et le roman, en dehors du fait qu'il en est fortuitement question à un moment donné). Je note Le Bouddha blanc pour une prochaine découverte, voir si mon avis un brin réservé pour ce titre se confirme ou pas lors d'une deuxième lecture.

 

Merci beaucoup à Choco pour ce cadeau lors de sa quinzaine nippone en juin dernier

 

logo-c3a9crivains-japonais_1.jpgAprès pas mal de temps sans en être, je participe enfin à nouveau au challenge des écrivains japonais d'Adalana avec ce titre.

05/12/2013

La poésie du jeudi avec Yuan Hongdao

Poésie jeudi.jpgPour ce nouveau jeudi poétique inspiré par Asphodèle, je vous propose de voyager en Extrême-Orient, en Chine plus précisément. Depuis plus d'un millénaire, les peintres comme les poètes ont développé une sensibilité particulière pour la nature et ses paysages. Bien de leurs œuvres se sont créées, inspirées de ses traits et de sa vitalité. Le "paysage" est une catégorie de prose artistique qui tient une place essentielle dans la littérature chinoise.

Ce souffle du "paysage en prose" n'existe pas en Occident - on peut le rapprocher de certaines "notes de voyage" ou "promenades" mais n'a malgré tout pas d'équivalent en Occident. Pour François Cheng, le paysage chinois en prose "inspire toute une philosophie de vie [...], celle d'une intime communion avec l'univers vivant" et  est "le fidèle reflet de l'âme chinoise".
Voici un paysage en prose extrait d'une anthologie intitulée Les Formes du Vent publiée chez Albin Michel en poche et traduite par Martine Vallette-Hémery.

 

 

L'onde de la littérature

Yan Hongdao

 

Après avoir loué une maison près de la Porte de Dongzhi, j'ai aménagé ma bibliothèque dans une petite pièce à droite de la principale et, au-dessus de la porte, j'ai écrit ce nom, emprunté à Xu Wei : Cellule de l'Onde de la Littérature.

Quelqu'un m'a dit : "Votre région natale n'est qu'un vaste paysage d'eau. Mais ici, dans la capitale, le bruit et la poussière montent jusqu'au ciel et obscurcissent l'éclat du soleil. Il n'y a pas une goutte d'eau, pas plus dans cette pièce qu'ailleurs ; comment s'imaginer y voir une onde?"

Ermite de ce lieu, je répondis en souriant : "Il ne s'agit pas de la réalité de l'eau. Mais rien, sous le ciel, n'est plus proche de littérature que l'eau. Elle part soudain tout droit, ou soudain change de cours. Elle couvre et découvre le ciel ; en un instant, une sombre nuée s'étend à l'infini. Ténue, c'est un voile de soie ; en tourbillon, c'est l'oeil d'un tigre ; en cascade, c'est un rayon céleste ; dressée, c'est un mont de jade ; déployée, c'est un dragon ; éparpillée, c'est la brume ; inspirée, c'est le vent ; irritée, c'est le tonnerre. Rapide ou lente, nonchalante ou brusque, elle jaillit sous dix mille formes. Voilà pourquoi ce qu'il y a de plus prodigieux, de plus changeant sous le ciel, c'est l'eau. Né dans une région aquatique, j'ai été habitué à l'eau dès l'enfance, je me crois toujours près de l'eau. J'ai traversé le Dongting, passé le Huaihai, franchi le Taihu ; mon bateau est allé au Yantan ; j'ai exploré les merveilles du Wuxie, parcouru les plus beaux sites des fleuves et des lacs, épuisé toutes leurs métamorphoses. Et, désormais, je pense qu'il n'est pas, sous le ciel, d'eau qui ne soit littérature.

Depuis que je suis en poste dans la capitale, je ferme ma porte et poursuis ma méditation. Ma poitrine se dilate comme lors d'une rencontre réelle. Tout ce que j'ai vu autrefois, déferlements de vagues, remous profonds et rides de surface, est soudain devant moi. Je prends alors un livre, Mémoires historiques ou poèmes de Du Fu, Li Bai ou Su Dongpo, et, à mesure que je lis, l'eau déploie devant moi toutes ses fantastiques métamorphoses. Elle se ramasse dans une gorge, se cabre dans des vagues, chante dans une source, se dilate dans une mer, se déchaîne dans une cascade, se recueille dans un étang. Tout ce qui est souple et sinueux est eau. Toute littérature, pour moi, est eau. Une montagne, haute ou basse, si elle est belle, sans doute est-elle aussi littérature ; mais ce qui est haut ne peut s'abaisser, ce qui est raide ne peut s'assouplir ; c'est chose morte. L'eau, non. Aussi l'âme de la littérature et celle de l'eau sont-elles de même essence sous leurs apparences différentes. Voilà pourquoi je ne vois, dans ma cellule, que de l'eau. Les fleuves et les mers se succèdent jour après jour devant mes yeux. Si vous ne le comprenez pas, c'est que vous avez l'esprit borné. Qu'y-a-t-il à redire au nom de ma cellule?"

 

*

 

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Source de l'image

 

02/12/2013

Et Nietzsche a pleuré d'Irvin Yalom

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Et Nietzsche a pleuré d'Irvin Yalom, ed. Le Livre de Poche, 2012, 500p.

 

Rien de tout ce qui se trame ici n'est vrai et pourtant, ça aurait pu l'être. Il aurait suffit que l'axe de l'Histoire se décale d'un iota et nos deux personnages principaux ici présents, Nietzsche et Josef Breuer, se seraient rencontrés en 1882. En aurait-il découlé ce que Yalom nous raconte ? Probablement pas, il ne faut pas rêver. Mais il est amusant, étonnant, et souvent déroutant d'imaginer que la fiction n'est pas si éloignée que ça de la réalité historique...

 

Joseph Breuer.jpgEn 1882 donc, le Dr Breuer se rend à un mystérieux rendez-vous vénitien fixé par Lou Salomé. Belle, audacieuse, d'une liberté folle pour l'époque, celle-ci l'enjoint de guérir Nietzsche d'un désespoir qui le saisit de plus en plus. Elle est persuadée d'en être en grande partie la cause : après l'échec de leur ménage à trois platonique avec Paul Rée, elle a éconduit Nietzsche. Depuis, il se consume en une haine virulente que sa sœur Elizabeth ne fait qu'attiser. Deux impératifs néanmoins : Nietzsche ne doit pas savoir que Lou Salomé est à l'origine du traitement ni même qu'il est traité. D'autant quand on connait sa sagacité et son intransigeance. Un seul faux pas et tout tomberait à l'eau. Breuer, tout d'abord interloqué, finit par se rallier à ce projet, à la fois par fascination pour Lou et par curiosité pour Nietzsche.

Dès le premier entretien, le philosophe se révèle un patient incroyable. Puisqu'il ne doit pas savoir que le véritable but de son traitement est d'éradiquer son angoisse existentielle, il est tout d'abord question de ses maux physiques et notamment les terribles migraines qui le saisissent régulièrement. Nietzsche est précis dans ses descriptions et très critique à l'égard des diagnostics et plus encore des traitements proposés. Assurément, il ne se fera pas aider simplement - la vraie générosité n'existe pas dit-il, tout est une question de pouvoir d'un être sur un autre et il ne saurait laisser à quelqu'un l'emprise sur lui. Liberté et lucidité, tels sont les maîtres mots. Rien à guérir, bien au contraire.

Néanmoins, par des circonvolutions diverses et variées, Breuer finit par hospitaliser Nietzsche dans une clinique privée où il pourra le visiter tous les jours pour ses migraines et engager avec lui une thérapie d'un nouveau genre basée sur la parole. Mais Nietzsche ne sera pas le patient : il sera le médecin ! Breuer n'a rien trouvé de mieux pour contourner l'indéfectible aplomb du philosophe que de lui proposer un renversement des rapports de force. Ce qui semblait être la plus belle supercherie médicale devient la plus étonnante des psychothérapies où la philosophie nietzschéenne devient exercice d'une liberté retrouvée, d'un souffle d'existence périlleux mais nécessaire. Plus les pages avancent, plus la relation médecin-patient se brouille. Voici qu'ils s'appellent par leurs prénoms et échangent avec vigueur, parfois mélancolie. La psychothérapie devient aussi amitié.

 

nietzsche1.jpgVoilà un livre clairement étonnant et original ! Réécrire les débuts de la psychothérapie et l'associer, avec finesse et intelligence, à Nietzsche : excellent !
Pour resituer tout ça dans le contexte, Breuer et Nietzsche ont effectivement failli se rencontrer. Breuer était bel et bien un des plus brillants diagnosticiens de Vienne et un ami de Nietzsche, Lipiner et non Lou Salomé, avait arrangé une rencontre entre les deux hommes - et uniquement pour sa santé problématique. Mais cette rencontre ne se fit jamais.

Breuer est effectivement un précurseur de la psychothérapie. Freud était à la fois son protégé (quinze ans les séparaient) et son ami ainsi que celui de sa femme Mathilde (il prénommera sa première fille ainsi en son honneur). Breuer a expérimenté avec Berta Pappenheim  un traitement par la parole basé sur un "ramonage" de la journée et des souvenirs pour guérir de l'hystérie (passé dans la postérité comme "le cas Anna O."). Bien que ce traitement n'ait pas totalement éradiqué le mal, il a suffisamment porté ses fruits pour inspirer Freud et influencer le devenir de la discipline psychiatrique. Breuer ne reconduira néanmoins pas cette expérience avec d'autres patients.

De ces quelques faits, Irvin Yalom brode l'histoire complètement dingue d'une rencontre entre deux hommes clés du XIXeme siècle - l'un médecin du corps et l'autre de l'esprit - pour faire naître de leur collaboration une nouvelle manière de traverser les crises profondes en alliant ces deux pôles de l'être. Et ce qui est finalement très intéressant dans cette optique, c'est qu'il s'agit bel et bien de reprendre tant quelques théories psychanalytiques à l'état embryonnaire (sans en faire trop, heureusement, parce que ça peut vite devenir fumeux) que la philosophie nietzschéenne. Je n'en suis absolument pas connaisseuse : bien au contraire, même si elle m'a toujours attirée, je n'y ai jamais vraiment compris grand chose. Mais j'ai pu lire quelques chroniques d'avertis qui confirment qu'elle est ici saisie à sa juste teneur et extrêmement bien vulgarisée. C'est donc une approche passionnante de cette philosophie comme exercice de vie (et j'espère qu'elle me suffira pour ENFIN aborder Ainsi parlait Zarathoustra sans avoir l'impression d'être un poulpe décérébré).

Le livre se lit d'une traite, avec plaisir et entrain ; et même une dose d'humour. Le tout mâtiné d'érudition. J'ai envie de dire : what else ?!

 

 

 

challenge US.jpgChallenge USA chez Noctenbule

9eme lecture