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29/07/2020

L'Education sentimentale de Gustave Flaubert

L'éducation sentimentale.jpgDepuis quelques années, je redécouvre Flaubert et plus je le lis/plus je vieillis, plus je l'apprécie. Aussi, je me suis dit qu'il était temps de réessayer L'Education sentimentale qui m'avait rasée il y a quelques quinze ans au point d'en abdiquer la lecture aux alentours de la page 140 (mon nombre de pages fatidique à l'époque). Pour me motiver à réitérer l'expérience dans l'année en cours, j'avais inclus ce titre dans ma pile des 20 pour 2020 (challenge initié sur Instagram par Fanny). Honnêtement, dans les faits, je me voyais moyennement atteindre mon objectif mais deux éléments m'ont finalement décidée à en faire le premier livre des grandes vacances :
1/ J'ai passé l'épreuve folle de relire Le lys dans la vallée de Balzac il y a quelques mois et ça s'est finalement plutôt bien passé. A partir de là, toutes les lectures étaient possibles ;
2/ Electra avait prévu de le lire cet été. J'ai profité de l'occasion pour lui proposer une lecture commune histoire de me motiver. Nous y voilà !

L'Education sentimentale couvre grosso modo 12 ans de la vie de Frédéric Moreau, protagoniste velléitaire, avec une ellipse temporelle finale qui nous projette directement en 1867 dans les tous derniers chapitres conclusifs. En parallèle, et peut-être bien principalement, c'est autant d'années d'existence d'une époque que dépeint Flaubert : celle du déclin de la dernière monarchie française, de l'avènement de la 2ème République puis du Second Empire. Bref, le virage du milieu du XIXème siècle.

Mais revenons-en brièvement à Frédéric pour planter le nœud du récit - extrêmement ténu, soyons clairs, attendu que Flaubert ici ne fait pas dans le roman palpitant à tiroirs. En septembre 1840, Frédéric Moreau, jeune homme de 18 ans rentre à Nogent chez sa mère après une visite chez un oncle dont il brigue l'héritage. Il n'a aucune envie de retourner s'enterrer deux mois dans ce trou avant d'attaquer son droit à Paris, aussi rentre-t-il par la voie la plus longue : le bateau. Durant le trajet, il fait la connaissance d'Arnoux, un marchand d'art à la faconde séduisante mais vulgaire, et de sa femme, la belle madame Arnoux dont il tombe instantanément amoureux. Durant toutes les années qui vont suivre, il n'aura de cesse de se rapprocher du cercle des Arnoux pour fréquenter cette femme simple et belle qui lui inspire tant de respect et un amour aussi constant que sincère sans qu'il ne se passe finalement jamais rien. En parallèle de quoi, il nourrit bien des projets sans jamais aller au bout de rien. Contrairement à son ami d'enfance Deslauriers, Frédéric vit dans une aisance financière suffisante, bien que fluctuante au cours de sa vie, pour ne pas nourrir d'ambition forcenée. Il n'a pas besoin de parvenir, il est déjà un bourgeois installé depuis sa naissance. Aussi, même politiquement, contrairement à Sénécal, très extrémiste dans son engagement par exemple, il ne se mouille pas vraiment. Il suit le mouvement en ne voyant que ce qu'il veut voir. Frédéric, en somme, est l'incarnation de la médiocrité bourgeoise, ce juste milieu qui ne crée ni ne construit rien sans être méchant pour autant (en même temps, il ne manquerait plus qu'il morde). Il est exactement le contraire du Rastignac balzacien auquel l'auteur fait référence avec son ironie subtile et délicieuse au tout début du roman, dans la bouche de Deslauriers :

- Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr !

Évidemment, ce sera un échec cuisant à tous points de vue.

Cette existence plutôt insipide est finalement l'occasion de brosser une époque, cette charnière décisive du XIXème siècle. L'esprit romantique incarné par Frédéric atteint ses limites : beaucoup de projets et de rêves, de grandes aspirations (j'allais dire de Grandes espérances) mais aucune inscription véritable dans la société. Beaucoup de bruit pour rien dirait Shakespeare. Voilà. A un moment donné, c'est beau de rêver et de s'exalter mais ça n'aboutit à rien si ce n'est pas nourri d'effets concrets. Rapidement, d'ailleurs, Frédéric laissera tomber ses velléités (parmi d'autres) d'écriture poétique et de création picturale. Littérairement, le virage entre le romantisme et le réalisme est ainsi fait.

Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. À l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé.

Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible.

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y pensait plus.


Flaubert se concentre aussi sur le portrait politique et social de cet entre-deux du siècle. Ainsi, de longs passages (très intéressants intellectuellement mais je dois vous dire avec honnêteté qu'ils ne sont pas toujours très enthousiasmants pour le lecteur néanmoins...) sont consacrés aux discussions politiques lors desquelles Frédéric, fidèle à lui-même, reste très en retrait et l'on observe de façon distanciée et toujours ironique les motivations révolutionnaires (l'ambition, la domination, l'égalité) des insurrections successives (1848, le coup d’État de Napoléon III).

Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommesdit Deslauriers avec emportement. Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin

L'auteur nous invite également à déambuler dans nombre de soirées mondaines où d'autres ambitions se découvrent, notamment celles des femmes qui n'ont finalement pas cinquante possibilités à leurs dispositions à l'époque : épouser ou se prostituer. Une mention spéciale pour le personnage de Rosanette, la courtisane qui passe entre tous les bras comme moyen de s'extirper de son effroyable condition d'origine. Celle qui apparaît au départ comme une Marie couche-toi-là écervelée - par opposition à Marie Arnoux, sainte entre toutes, sorte de Mme de Tourvel qui ne flanche pas (il faut dire à sa décharge que Frédéric n'a rien de Valmont) - est en fait d'une complexité intéressante. J'ai particulièrement apprécié que les personnages féminins soient d'une heureuse profondeur, à la fois factuelle et symbolique.

L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n’était possible que par l’affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l’abolition, ou tout au moins « une réglementation du mariage plus intelligente ». Alors, chaque Française serait tenue d’épouser un Français ou d’adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l’État ; qu’il y eût un jury pour examiner les œuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler l’hôtel de ville !

(Et hop, un joli discours indirect libre flaubertien comme on les aime ♥)

Le bilan de ma lecture est donc plutôt positif dans la mesure où, intellectuellement parlant, Flaubert coche toutes les cases de ce qui me ravit les neurones : une finesse stylistique sans pareille, une musicalité syntaxique impeccable, une ironie aussi subtile que mordante et un propos ô combien maîtrisé qui s'exprime à travers une construction narrative parfaite. Pour autant, comme je l'ai brièvement mentionné précédemment, ce n'est pas une lecture exaltante. Flaubert a voulu signifier les limites du romantisme, en marquer son essoufflement, et sanctionner le passage d'une ère à une autre ; dont acte. Mon professeur de XIXème à l'université avait résumé L'Education sentimentale en disant qu'il s'agissait d'un roman sur l'ennui - ce qui m'avait marquée, évidemment, parce que ce n'est pas la mise en bouche la plus engageante, n'est-ce pas ! Et en effet, c'est tout à fait ça. C'est tellement bien fait, d'ailleurs, qu'on est pas loin de s'ennuyer régulièrement en le lisant, du coup... Autant vous dire que ce qui m'a sauvée, comme avec Le Lys dans la vallée, c'est d'avoir su lire un certain nombre de passages en lecture rapide. Il n'est pas dit, sinon, que j'aurais tenu jusqu'au bout - ce que je suis ravie d'avoir fait au demeurant, car la conclusion de l'histoire d'amour durable bien que platonique entre Frédéric et Mme Arnoux est vraiment touchante et belle. Vous voilà donc prévenus si vous ambitionnez de vous attaquer à ce monument.

Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu’autrefois. Chaque matin, il se jurait d’être hardi. Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne pouvait se guider d’après aucun exemple puisque celle- différait des autres. Par la force de ses rêves, il l’avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s’échappant de ses ciseaux.

 

A présent, allons lire le billet d'Electra !

Textes de Flaubert précédemment lus et chroniqués : Un coeur simple, Madame Bovary et Salammbô, coup de coeur absolu que je vous encourage à lire absolument ♥

27/06/2020

Bienvenue au club de Jonathan Coe

Bienvenue au club.jpgFidèle à son habitude de passer au crible la société anglaise par le petit bout de la lorgnette, Jonathan Coe explore dans ce roman les années 70 pré-Thatcher à travers un groupe d'adolescents, élèves d'un collège très select de Birmingham.
Benjamin Trotter, indéniablement le protagoniste, est un jeune homme réservé et esthète - d'aucuns diraient timoré, notamment son ami Doug - qui se rêve compositeur ou écrivain. Son père Colin est un des principaux responsables du personnel de LA grande usine de Birmingham, celle-là même qui fait plus ou moins vivre l'essentiel de la population de la ville, et sa sœur Loïs est à la recherche de l'amour au départ, tout simplement.
Le fameux Doug, lui, révèle au fil des années une personnalité beaucoup plus cash et n'hésite pas à prendre des positions politiques très affirmées, trait de caractère qu'il a sans doute hérité de son père Bill, principal délégué syndical de l'usine sus-mentionnée. Autant dire que si Benjamin et Doug sont amis, ce n'est pas exactement le cas de Colin et Bill.
Enfin, Philip développe un goût prononcé pour les arts plastiques tandis qu'il assiste impuissant au fil des années à des manœuvres parfois douteuses de son professeur d'art auprès de sa famille.
Autour de ces trois amis gravitent un nombre incalculable d'autres personnages de tous âges et de tous sexes, surtout à mesure qu'ils vieillissent puisque le lecteur à l'heur de les suivre grosso modo de la 4e à la terminale. J'aime autant vous dire qu'avec les années, l'enjeu féminin augmente significativement, si vous voyez ce que je veux dire.

Alors, dit comme ça, on pourrait craindre le roman fleuve anecdotique avec 8000 noms qu'on ne parviendra pas à retenir et au moins la moitié des personnages dont on n'aura que faire et l'on aurait évidemment tort.
Grâce à une construction narrative extrêmement enlevée et une écriture qui mêle à la perfection concision et ironie, Jonathan Coe réalise le tour de force proprement étonnant de transformer le récit de vies banales en véritable page turner. On se sent avec les personnages, ils semblent être nos amis, notre famille, nos meilleurs ennemis ; ils sont vivants et on les suit avec un mélange d'impatience et d'émotion.

A travers eux, c'est toute la décennie 70 qui passe sur le billard. Ainsi, on voit évoluer les modes vestimentaires et les styles musicaux - des Beatles au rock progressif puis au punk - ; on touche du doigt le racisme et la pudibonderie ; on assiste à la naissance des consciences politiques, d'un bord comme de l'autre, en miroir desquelles se jouent l'émergence capitaliste et conséquemment les grandes grèves qui ont soulevées l'Angleterre avant l'élection de Thatcher, sans parler des problématiques nationalistes exacerbées en Irlande et au Pays de Galles. Tout cet arrière-plan hyper léché par Jonathan Coe est aussi riche que passionnant et rajoute le sel primordial à une liste d'ingrédients déjà savoureux.

Je vais tout de même en rajouter un petit dernier - et ce coup-ci, ce sera la cerise sur le gâteau. Rien n'est laissé au hasard dans un roman de Jonathan Coe. Aussi, le fait qu'il ait été lui-même élève d'un collège royal de Birmingham (King's Edward school dans la vraie vie, King's William dans Bienvenue au club) exactement durant les années 70 et qu'il ait voulu, comme Benjamin, être compositeur et écrivain ne sont pas seulement des coïncidences - pas plus qu'il ne faudrait tomber dans l'écueil autobiographique. L'auteur me semble beaucoup s'amuser des entremêlements complexes entre réalité et fiction, tout comme c'était déjà brillamment le cas dans Testament à l'anglaise. Qu'il y ait dans ces deux romans un personnages d'écrivain, l'un sur le retour, l'autre sur le départ, révèle le jeu même qui s'opère dans le récit avec les arcanes de la littérature. Il faut être attentif aux échos, à la typographie - elle a son importance dans les différents messages qui sont envoyés au fil de Bienvenue au club -, aux voix narratives - on passe du je au il l'air de rien - et puisqu'on change de narrateur, il faut prendre garde aussi aux changements de points de vue, de postures narratives et de styles - je pense particulièrement à la dernière partie du présent roman. Bref, les romans de Jonathan Coe ont autant de couches qu'un oignon et c'est absolument passionnant de les effeuiller. En plus, par chance, Bienvenue au club est le premier titre d'une trilogie ! Je me réjouis donc de retrouver prochainement nos adolescents avec quelques dizaines d'années de plus pour apprécier leurs évolutions.

Romans précédemment chroniqués de Jonathan Coe : La pluie, avant qu'elle tombe et Testament à l'anglaise. 

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Le mois anglais chez Lou et Titine

06/03/2020

Les Chutes de Joyce Carol Oates

Les chutes.jpgLes Chutes s'est retrouvé dans ma PAL il y a mille ans uniquement sur la foi des avis dithyrambiques des fans de l'auteure. Je ne savais pas exactement à quoi m'attendre avec le présent roman si ce n'est à un "chef d’œuvre" et, paradoxalement, cette expectative m'a conduite à l'ignorer cordialement pendant des années, jusqu'à ce que Fanny me suggère de le lire en lecture commune. C'était soit ça, soit il faisait partie de la dernière épuration de ma PAL en janvier dernier. J'ai donc accepté : foutu pour foutu, au pire le roman partirait après lecture (oui, j'aime bien être enthousiaste quand j'attaque une lecture, c'est important).

Il m'a semblé tout d'abord avoir affaire à un destin de femme. En juin 1950, Ariah Littrell, fraîchement Mme Erskine, part en voyage de noces aux chutes du Niagara avec son époux pasteur. Ariah était considérée jusqu'alors comme une vieille fille - attention, la trentaine guette ! - et n'est pas une beauté selon les critères papier glacé de son époque. Ce mariage sans amour lui est apparu comme une aubaine pour échapper à la solitude et à la pitié de son entourage. Malheureusement, Gilbert Erskine, qui traîne ses propres casseroles, se suicide le lendemain du mariage. Ariah devient la veuve blanche des chutes. Elle erre, complètement déconnectée du réel, attendant que l'on retrouve la dépouille de son mari, en divaguant à moitié. A ce stade-là du roman, j'étais à deux doigts d'arrêter ma lecture. Le personnage d'Ariah, son insipidité, son attentisme, ses tergiversations niaises et autocentrées, m'ont désintéressée très cordialement et je m'ennuyais ferme.

Comme l'avait remarqué Dirk Burnaby un jour, il fallait avoir un âme profonde, mystérieuse, pour vouloir se détruire. Plus on était superficiel, moins on courait de risques.

Puis arrive dans le tableau le fameux Dirk Burnaby qui a tout de l'avocat bellâtre très aisé et très à l'aise avec tout. Pour une raison inexplicable, et c'est précisément la beauté de la chose, il a le coup de foudre pour Ariah et l'épouse en un tournemain. Clairement, cette relation improbable m'a embarquée. L'auteure a développé avec une saveur nuancée et subtile les prémisses palpitants de l'amour passionné entremêlés aux doutes, aux angoisses et aux petites joies d'une grossesse inattendue. La finesse psychologique de ce virage amoureux, sans niaiserie aucune ni complaisance, faisant la part belle aux  névroses, aux compromis, et à la force malgré tout des sentiments, m'a séduite sans retenue.

Elle n'avait rien dit à Dirk bien entendu. Comme toutes les épouses, elle vivait sa vie secrète, silencieuse, inconnue aussi bien de son mari que de ses enfants.

Et puis, alors que je ne m'y attendais en aucune façon - après tout, nous avions déjà eu deux genres littéraires différents pour le prix d'un seul roman jusqu'ici - la deuxième partie des Chutes prend le virage de la critique sociale, fustigeant la gestion capitaliste vérolée des espaces et des hommes. Centrée autour de la figure de Dirk Burnaby, tandis qu'Ariah est cantonnée à la maison avec les enfants en bonne épouse des années 60 quoiqu'elle donne toujours ses leçons de musique, elle développe les différentes étapes d'un procès ultra périlleux de pollution environnementale. Périlleux parce qu'il n'y en a jamais eu de tel auparavant, parce que les victimes sont de classe extrêmement modeste - c'est-à-dire qu'on se fout bien cordialement qu'elles soient malades ou meurent, pour faire simple - et parce que les accusés sont tous les grands pontes de Niagara Falls - industriels, élus, avocats, juges, bref la crème qui tient à se protéger les fesses, et a les moyens de le faire. Périlleux, enfin, parce que ces gens-là sont les amis de toujours de Dirk Burnaby. Autant dire qu'ils sauront lui tenir rigueur, quelle que soit l'issue du procès, de sa tentative de les mettre à mal. De l'éthique, il ne saurait être question évidemment.

Cette partie est, de loin, la plus passionnante pour moi. Elle m'a fait penser au Jonathan Coe de Testament à l'anglaise, la légèreté de l'ironie en moins, dans cette manière virtuose de tresser les destinées de personnages complexes à des problématiques plus vastes, sociales, judiciaires et politiques. J'aime ce drainage en profondeur, souvent inconfortable mais toujours nécessaire. Du coup, j'ai presque été déçue lorsque j'ai compris, assez rapidement, voyant la fin de la deuxième partie arriver, que cette dynamique prendrait fin en même temps que Dirk Burnaby. J'aurais tellement aimé que ce soit l'affaire et non l'avocat qui soit l'élément le plus important du propos... Ainsi donc, l'histoire du procès s'arrête là, à mon grand regret. Nous n'en dirons plus que quelques mots dans la dernière partie, comme un décor à peine esquissé.

Envie de demander Pourquoi vivre alors ? C'est Dieu qui est fou.

A la place, le roman se clôt sur le ton du drame familial - et hop, troisième virage, ni vu ni connu je t'embrouille - avec le récit choral des trois enfants d'Ariah et Dirk, dix-sept ans plus tard, tous trois en quête de la figure paternelle absente, chacun à leur manière. Peut-être qu'à elle seule, cette partie et ce parti pris auraient été intéressants et, objectivement, ils apportent un éclairage supplémentaire à l'ensemble. J'en conçois bien tout l'intérêt dans le projet littéraire de l'auteure. Malheureusement, après la passion qu'avaient suscitée chez moi les recherches et le procès de Dirk précédemment, je me suis de nouveau ennuyée aux côtés de ces personnages assez fades (c'est finalement Royall qui m'a le plus interpellée et je n'aurais pas misé un cachou là-dessus). Comme dans la première partie consacrée à Ariah, j'ai eu de nouveau la sensation de tourner en rond autour de rien, et la boucle de la lecture en diagonale s'est bouclée pour passer à autre chose.

Alors comment conclure après une lecture aussi complexe mais aussi éclectique en terme d'appréciation personnelle ? Que Joyce Carol Oates est une grande auteure, c'est une certitude, et je comprends complètement qu'elle ait été pressentie à de nombreuses reprises pour le Nobel. Mais que Joyce Carol Oates n'est probablement pas faite pour moi, malgré tout, ou alors avec beaucoup de parcimonie. Comme je l'avais déjà constaté dans les deux autres titres lus d'elle*, elle a cette tendance à ne pas aller au bout de certaines ramifications pleines de promesses et, en parallèle, aux longues digressions, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, étiole progressivement mon enthousiasme. Or, tant qu'à lire un pavé, je préfère en lire un qui me tienne par le museau jusqu'au bout avec la même force et la même consistance. En parlant de ça, j'ai bien envie de relire Jonathan Coe pour le coup... Bon, je dis ça, mais j'ai tout de même beaucoup entendu parler, et de façon hautement élogieuse, de Blonde. Il faudrait peut-être que je cède à ce Oates là, tout de même?

Par ici, la chronique de Fanny

*Romans de Joyce Carol Oates précédemment chroniqués sur le blog : Bellefleur et La légende de Bloodsmoor, les deux premiers titres de la saga gothique