11/06/2020
Jude l'obscur de Thomas Hardy
Depuis l'enfance, Jude Fawley rêve de faire des études à l'université. Il n'y est pas destiné, clairement. Il est orphelin et vit de pas grand chose au fin fond de la campagne anglaise, dans un comté inventé par Thomas Hardy, chez une vieille tante boulangère. Néanmoins, Jude est animé d'une véritable soif de connaissance qui lui permet les espoirs les plus fous lorsqu'il observe au loin le cloché de l'une des universités de Christminster. A ce stade du roman, comment ne pas penser au personnage dickensien de Pip dans De grandes espérances ? Les deux héros partagent tous deux une enfance malheureuse dans un milieu social qui ne leur permet pas d'autres horizons que la reproduction d'un déterminisme pathétique et pourtant, ils ont tous deux une soif incommensurable de grandeur, Pip par l'argent, Jude par le savoir.
Afin de servir ses espérances, Jude apprend seul le grec et le latin durant l'adolescence et lit les grands textes en conduisant une charrette pour le compte de sa tante. Plus tard, il se lance dans l'apprentissage du métier de tailleur de pierres, très prisé à la ville. Jude sait qu'il lui faut de l'argent pour envisager des études et il sait qu'il n'en a pas. Aussi, il en passe par la case travail, vaillamment, plein d'abnégation pour atteindre son but sans entrevoir que cette impossible tentative de concilier son rêve et la réalité est finalement une manière de ne jamais vraiment se lancer. A cet égard, Jude est un peu le négatif de Martin Eden.
D'ailleurs, Jude a un caractère tendre et sentimental. Il n'a pas la froide détermination et l'absolutisme du héros de Jack London pour qui l'amour a été, à un moment, le moteur de ses ambitions. Jude, lui, se laisse séduire malgré lui, au détriment de son temps et de sa volonté. Par Arabella d'abord, une jeune fille vulgaire de son village qui tient absolument à lui mettre la corde au cou, on ne sait pas trop pourquoi. Puis par sa cousine Sue, une jeune femme sans attache comme lui, qui respire la fraîcheur et la désinvolture. Au contact des femmes, Jude oublie son rêve et avec Sue, il se lance à corps perdu dans une histoire touchante, passionnée, rocambolesque et dévastatrice pour tous deux.
Malgré tout ce que j'ai pu lire sur ce roman, je dois reconnaître que ce n'est pas un coup de cœur pour moi. J'en ressors avec du bon et du moins bon. Je vais commencer par le moins bon, histoire de finir ensuite sur une note positive. J'ai trouvé trop de longueurs au début et à la fin de la relation entre Jude et Sue, beaucoup trop de tergiversations stériles et, in fine pour moi, ennuyeuses. N'étant pas grosse lectrice d'histoires d'amour, j'aime quand elles sont franches, puissantes, viscérales. Ici, c'est le cas au cœur de la relation entre nos deux personnages, bien heureusement d'ailleurs (je n'aurais pas fini le livre sinon, honnêtement) mais les atermoiements de début et de fin m'ont semblé interminables. C'est dans ces moments-là que je suis ravie de savoir lire en diagonale. L'écriture de Thomas Hardy, quant à elle, reflète à merveille le caractère de Jude : elle est intelligente, claire, délicate et tendre. Même au cœur de l'horreur, et on traverse quelques moments pas piqués des hannetons dans ce roman, il a le don de laisser filer le style comme l'eau claire d'un ruisseau sur les roches les plus dures. C'est ressourçant la plupart du temps et puis parfois, c'est un peu trop mou...
Néanmoins, j'ai été absolument subjuguée (oui, tant que ça) par la modernité incroyable du propos de Thomas Hardy à l'égard de l'amour, du couple et a fortiori du mariage. Évidemment, il n'est pas le premier écrivain en avance sur son temps. Mais c'est véritablement le premier qui me fait l'effet d'avoir réfléchi avec autant d'avance sur ses contemporains. Ce qu'il écrit à la toute fin du dix-neuvième siècle, en pleine ère victorienne corsetée, n'a pas dix, vingt ni même trente ans d'avance mais bien cent ! C'est absolument époustouflant et courageux. Je n'ose imaginer la volée de bois vert que le roman a dû recevoir à sa parution. Rien que pour ça, franchement, il mérite grandement d'être lu. Ses réflexions sont fines et pertinentes. Nos héros qui ne payaient pas tellement de mine pendant un moment se révèlent des personnages arrivés trop tôt dans un monde trop vieux et c'est précisément cela qui fait toute la tragédie de leur histoire.
D'ailleurs au passage, puisque c'est intrinsèquement lié, la religion en prend aussi pour son grade comme une institution obsolète au service de l'asservissement des masses. Elle aussi à son rôle à jouer dans l'empêchement de Jude et Sue à être heureux. Comment être libre, même d'aimer purement et véritablement, lorsque l'être et conséquemment la société, sont enchaînés à des superstitions scrupuleuses ? Je vous laisse méditer !
Le mois anglais chez Lou et Titine
Journée consacrée à la littérature victorienne
07:39 Publié dans Challenge, Classiques, Lecture commune, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (20) | Tags : jude l'obscur, thomas hardy, le mois anglais, littérature victorienne, destin, tragédie, amour, mariage, savoir, études, classe sociale
20/02/2019
Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë
Il y a quinze jours, je concluais mon billet sur Agnès Grey en soulignant que ma lecture des Hauts de Hurlevent datait de bien trop longtemps pour constituer un avis fiable de lecture et qu'il me serait bien agréable de le relire, pour voir ce que j'en penserais aujourd'hui. Ni une ni deux : aussitôt le billet fini, j'ai entamé le dit-roman de la sœur du milieu (deux Brontë coup sur coup : je peux difficilement mieux préparer mon départ demain pour le nord de l'Angleterre).
En vérité, ce pays-ci est merveilleux ! Je ne crois pas que j'eusse pu trouver, dans toute l'Angleterre, un endroit plus complètement à l'écart de l'agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misanthrope.
J'en fais un rapide résumé pour celles et ceux qui vivraient dans un univers parallèle (n'y voyez aucun snobisme hein, j'ai juste cru comprendre que, tout comme l'oeuvre de Jane Austen, celle d'Emily et celle de Charlotte Brontë font partie des grands classiques de la blogo). Un soir, tandis que la pluie fait rage sur la lande anglaise, Mr. Earnshaw ramène de la ville un jeune garçon, supposé bohémien, qu'il décide d'adopter parmi ses deux autres enfants, Hindley et Catherine. Il sera sobrement surnommé Heathcliff, ce sobriquet valant autant pour prénom que pour nom de famille. Si l'affection du maître lui est d'emblée acquise, son caractère taiseux, taciturne, parfois fier, emporté, et fougueux lui attire autant l'inimitié d'Hindley et des domestiques que l'amour de Catherine - un amour qui ne se nomme finalement jamais vraiment, et qui tient de tous les amours possibles : naïf, instinctif, fraternel, amical, amoureux, passionnel, divin, animal, destructeur. En grandissant, Catherine se tourne vers le fils de la propriété voisine, Edgar Linton, beaucoup plus apte à lui convenir socialement que la rusticité d'Heathcliff, traité comme un vulgaire serviteur par Hindley depuis la mort de son père. Heathcliff ne s'en remettra, disons-le, jamais et cette rupture sans franchise sera le point de départ d'un comportement aussi détestable que machiavélique dont tout le monde, y compris Catherine et y compris lui-même, pâtira.
Hurlevent me causait un oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait abandonné à ses vagabondages pervers la brebis égarée et qu'une bête malfaisante rôdait entre elle et le bercail, attendant le moment de bondir et de détruire.
A la question ai-je adoré une seconde fois ? la réponse est mille fois oui. Emily réussit l'impossible : créer un huis-clos dans un roman où la lande compte parmi les personnages principaux du roman. Cette lande-là cristallise toutes les émotions des personnages. Elle en est leur métaphore perpétuelle (coucou, poésie lyrique). Ainsi, rares sont instants de beau temps dans cette saga étouffante qui dure presque trente ans. Les événement capitaux se passent toujours dans la pénombre, à la nuit tombée, voire en plein cœur de la nuit angoissante et, comme si cela ne suffisait pas, il pleut bien souvent et le vent hurle - comme le titre du roman le laisse un poil deviner - à travers tous les interstices. Si l'on ajoute à cela la décrépitude austère des Hauts de Hurlevent, en position à la fois écartée et dominante sur la lande, l'opposition flagrante qui se dessine entre cette bâtisse et la Grange, et la persécution vengeresse d'Heathcliff tout le long de l'oeuvre, on a l'impression d'avoir mis les deux pieds dans un bon vieux roman gothique comme les anglais du début du dix-neuvième siècle savent si bien faire. Sauf que de créatures surnaturelles, il n'y en a pas vraiment. Evidemment, on va abondamment parler de la maladie, de la mort, de vengeance, de cauchemars et de fantômes - on ne va pas se mentir : Emily avait un petit grain et, si elle vivait à notre époque, elle kifferait sûrement Black Sabbath - mais un pas de côté est tout de même opéré par rapport au roman gothique canonique. C'est qu'Emily s'amuse à en infuser tous les clichés dans la vie quotidienne de son époque. Ainsi, ce n'est pas le surnaturel qui s'invite dans la vraie vie mais la vraie vie qui devient surnaturelle. A partir de là, on comprend déjà qu'on n'a pas à faire à une auteure du dimanche pour jouer avec autant de brio de topoï mille fois vus à son époque (et à la nôtre), elle qui n'a, par ailleurs, jamais vraiment quitté sa lande et connu autre chose que le cocon du presbytère familial. chapeau, l'artiste.
Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être.
A la question ai-je adoré comme la première fois ? la réponse est évidemment non. A seize ans, je n'avais lu que l'histoire d'amour passionnelle entre Catherine et Heathcliff et cela m'avait semblé le summum du romantisme noir fabuleux (Il parait d'ailleurs que c'est le "roman favori" des héros de Twilight. D'un coup, j'ai un petit peu envie de mourir). Vingt ans plus tard, je m'aperçois qu'on ne lit finalement dans un livre ce qu'on a envie d'y lire à l'instant T et, accessoirement, que certains éléments réclament une maturité qu'on n'a pas toujours lors d'une première lecture - c'est d'ailleurs ce qui rend la relecture des classiques si passionnante et si nécessaire. Là où je ne m'étais pas fourvoyée, c'est qu'on peut difficilement faire amour plus passionnel. Lorsque l'un ou l'autre protagoniste l'évoque d'ailleurs, l'individualité de l'autre est totalement annihilée : l'autre, c'est soi-même. Cette simple assertion justifie autant l'amour que la souffrance, autant la possession, la vengeance que la destruction. Autant vous dire que ça ne me fait absolument plus rêver - j'ai peine à comprendre, maintenant, comment ça a pu me faire rêver un jour d'ailleurs (on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans comme dirait l'autre ?). Aussi, je ne peux pas dire, ce coup-ci, que l'histoire m'a plu. Les personnages me sont presque tous apparus détestables, Catherine en tête de file. Enfant indisciplinée, impulsive, manipulatrice puis jeune femme capricieuse, égocentrique et névrosée : le combo gagnant de l'héroïne romanesque la plus antipathique de l'univers. Heathcliff mis à part dont j'ai déjà parlé, du côté des Earnshaw, Hindley est un ivrogne patenté accro au jeu depuis la perte de son amour (coucou Branwell), le serviteur Joseph est un moralisateur exécrable avec tout le monde ; du côté Linton, Edgar est certes lumineux et bon en opposition à Heathcliff mais il est aussi d'une faiblesse de caractère aussi ennuyeuse qu'irritante, Isabelle est mièvre et jalouse et le rejeton qu'elle a avec Heathcliff est un couard pitoyable capable de toutes les bassesses pour sauver sa peau. Non vraiment, les personnages de ce roman sont de vrais petits sucres ♥. Comme tout bon huis-clos qui se respecte, en outre, on reste entre soi, y compris pour les mariages - et là, en plus d'être détestable, c'est carrément malsain.
Je suis sans pitié ! Je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C'est comme une rage de dents morale, et je broie avec d'autant plus d'énergie que la douleur est plus vive. (amour, joie, bonheur, tout ça.)
Cela dit, je m'aperçois que je n'ai vraiment pas besoin d'aimer une histoire ou des personnages pour aimer une oeuvre lorsqu'elle est brillante. Toute cette architecture savante - car je n'ai pas parlé de la construction narrative mais cet écheveau de narrateurs est absolument magistral : Heathcliff et Catherine ne sont saisis qu'à travers le regard de tiers qui ne se privent pas de mettre leur grain de sel dans l'appréciation de tel ou tel et l'on passe de l'un à l'autre comme si l'on écoutait une histoire - gothique - racontée un soir de grand vent au coin du feu. Toute cette architecture savante, donc, particulièrement novatrice pour l'époque, offre sans ennuyeuses tirades une fascinante réflexion métaphysique sur le bien et le mal, sur la nature exacte de l'enfer, sur l'essence même de la vie et des rapports humains. Là où Agnès Grey m'a semblé trop moralisateur, j'ai aimé la réflexion ouverte de ce roman-là, qui ne se permet pas de penser à la place du lecteur mais qui l'invite tout de même à se poser mille questions. Mon Dieu, décidément, que c'est brillant ; tellement brillant que c'en est violent et cinglant - mais comme j'ai moi-même un petit grain et que je kiffe Black Sabbath, vous pensez bien que je n'ai pas boudé mon plaisir.
16:43 Publié dans Classiques, Coups de coeur, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (26) | Tags : les hauts de hurlevent, wuthering heights, emily bronte, littérature anglaise, classique, littérature victorienne, amour, passion, mort, vengeance, gothique, cliché, paysage, lande, pluie, nuit, maladie, tuberculose, alcool, heathcliff, catherine, earnshaw, linton, morale, fantôme, tombe, helen dean, lockwood, narrateur
26/12/2018
De grandes espérances de Charles Dickens
Dans une banlieue londonienne qui ne dit pas son nom vit Pip, sept ans, élevé à la main par sa sœur - et ça n'a rien d'une plaisante métaphore. Un jour de brume, tandis qu'il déambule dans les marais après s'être recueilli au cimetière sans trop comprendre les épitaphes, Pip fait une rencontre impressionnante : un bagnard en fuite, hirsute et affamé (spéciale dédicace à Jean Valjean). Pip l'aide mais garde de cette présence fantomatique un souvenir à lui glacer le sang. Plus tard, alors qu'il se destine à devenir l'apprenti de Joe, son beau-frère forgeron, il fait une autre rencontre déterminante : Miss Havisham, la célibataire toquée du bourg voisin. Depuis qu'on l'a laissée pour compte devant l'autel, il y a des dizaines d'années de cela déjà, Miss Havisham vit recluse dans sa sombre demeure, toujours vêtue de sa robe de mariée, rôdant autour de la pièce montée en déconfiture sur la table. Elle a tout de même adopté une jeune fille entre temps, Estella, qu'elle flatte à outrance pour lui éviter ses propres déceptions. Pip arrive sur ces entrefaites pour divertir la vieille dame et la jeune demoiselle. Evidemment, Estella est divinement belle et délicieusement détestable. Evidemment, Pip en tombe fou amoureux. Evidemment, tout, absolument tout, dès lors, ne sera pensé, dit ou fait que dans la perspective de cet amour saisissant.
Pip ! Mon cher vieux, la vie est faite d'une suite de séparations soudées ensemble, s'il m'est permis de le dire : l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, celui-là chaudronnier. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et il faut bien l'accepter quand elle vient.
J'adore lire ou relire des classiques en hiver. Cette saison de plaids, de thés et de chats douillets se prêtent parfaitement au confort d'une littérature un poil datée aux arômes d'enfance. C'est la période cocon (ou régression, si l'on veut). Lorsque j'ai entamé la relecture De grandes espérances, j'avais besoin plus que jamais d'une valeur sûre dans laquelle me lover. Aussi, je l'ai thésaurisée. J'ai égrené un tiers du livre chaque mois jusqu'à maintenant, ce mois de l'année où les jours sont si courts et le besoin de confort si grand. C'était parfait. Je n'aurais pas pu mieux choisir. A toi qui ne sais pas quoi lire pendant les vacances de Noël, je te conseille d'ouvrir De grandes espérances. Tu vivras quelques après-midis délicieux.
Charles Dickens, comme beaucoup d'auteurs parus en feuilletons au XIXème - bisous cœur à Victor Hugo et Alexandre Dumas - a les avantages et les inconvénients de son format : il est tantôt vif, passionnant, enlevé, rocambolesque, plein d'ironie et tantôt digressif - on sent qu'il gagne du temps et de la page - et aussi subtil qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Un auteur parfait pour l'adolescence, en somme, malgré le volume impressionnant de ses romans : on s'attache, on sourit, on s'interroge et on dévore. Tant pis pour le détail qui manque parfois un peu de finesse puisqu'on ne s'y attarde pas.
Une fois n'est pas coutume, Dickens a opté pour la narration à la première personne ici. Ainsi, on grandit et on s'émeut avec Pip. J'ai lu sur quelques blogs qu'il n'était pas très attachant, et ce n'est pas faux. Il est encore mieux : très humain. Il n'est pas blanc comme neige ni extraordinairement intelligent. Il n'accorde pas toujours son affection à ceux qui le méritent le plus et peut se montrer aussi ingrat qu'attentionné. En bref, Pip est cet antihéros qu'on adore suivre à travers les méandres de ses espoirs déçus.
J'ai particulièrement été frappée lors de cette relecture - dont je n'avais aucun souvenir des deux cents pages finales (tant mieux, j'ai adoré y revenir comme ça) - par l'atmosphère fantastique omniprésente à bien des moments clés. Les rencontres ont lieu entre chien et loup, dans la pénombre ou dans la brume ; Pip entend des bruits suspects ou des propos indistincts ; des halos lumineux se dessinent et nimbent les formes alentours de contours flous et d'ombres étranges... Les fortes personnalités du roman apparaissent plus qu'humaines au contact de cet univers revu et corrigé par la subjectivité terrifiée ou impressionnée de Pip. Sacré Charles ! Il en connaît un rayon sur les recettes pour accrocher son lecteur et lui faire tourner les pages avec délectation.
Elle restait assise, avec une rigidité cadavérique, pendant que nous jouions aux cartes ; et les garnitures et les dentelles de sa robe de fiancée semblaient comme du papier terreux. Je n'avais encore jamais entendu parler des découvertes qu'on fait de temps à autre de corps enterrés dans l'antiquité, et qui tombent en poussière dès qu'on y touche, mais j'ai souvent pensé depuis que la lumière du soleil l'eût réduite en poudre.
Les autres personnages, les gens normaux, sont, eux, croqués avec tendresse, humour ou condescendance - à la guise du narrateur. La galerie est aussi vaste que Londres et ses environs peuvent contenir de personnalités variées. C'est richissime et souvent fabuleux. Estella, bien sûr, a une catégorie rien qu'à elle. Celle des déesses ou des muses. Elle est aussi désirée qu'inaccessible, recette qui a fait ses preuves amoureuses depuis toujours, dans les romans comme dans la vraie vie.
J'avais beaucoup d'espérances en ressortant ce roman de mes étagères (il fallait que je la case celle-là, vous en conviendrez) et, contrairement à Pip, je suis loin d'être déçue. Même si je l'ai moins dévoré que la première fois, et même si j'y ai vu les faiblesses au-delà desquelles j'étais passée auparavant, je finis par faire le même constat que lors de ma découverte du Comte de Monte-Cristo : ces romanciers en feuilletons sont quand même de sacrés bons chasseurs. Ils savent ferrer le lecteur comme le pêcheur à la mouche attrape la truite. On voit le leurre... mais on ne peut pas s'empêcher d'y aller quand même.
Tu t'es tendu tes propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus.
J'en viens du coup à me dire que ces apparents manques épisodiques de subtilité cachent en fait une plus grande intelligence : celle d'embarquer le plus de lecteurs possibles, petits ou grands, hommes ou femmes, jeunes ou riches, peu importe. Celle de faire rêver, de faire plaisir, de faire pleurer, sourire. Celle, donc, d'émouvoir et de rendre heureux. Franchement, la vie serait beaucoup trop ennuyeuse sans des romanciers de cette trempe (mais si tu es snob et que tu ne lis que de la philosophie allemande ou de la poésie russo-lituanienne, je te fais des bisous quand même).
En parlant de bisous d'ailleurs (voilà ce que Dickens fait donc de moi : un bisounours. Damned ! Note pour plus tard : relire Cioran ou Schopenhauer pour compenser - un jour), je profite de l'auguste saison pour vous transmettre mes douces pensées de Noël. J'espère que cette période aura été pour tous un moment de joie et de paix, quelle que soit votre façon de la célébrer. Il est temps, maintenant, de se préparer à tourner une nouvelle page. 2019 arrive et le bilan 2018 du blog aussi. Belles journées à vous d'ici là*
Romans de Dickens précédemment chroniqués :
09:57 Publié dans Classiques, Coups de coeur, Fantastique/Horreur, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : charles dickens, de grandes espérances, classique, littérature anglaise, littérature victorienne, victoria, pip, estella, miss havisham, joe, espoirs, amour, déception, bagne, fantastique, aventure, vie, roman initiatique