29/11/2017
Le mystère des pavots blancs de Nancy Springer
Disons-le franchement : j'ai lu ce roman au début de l'été. Ça va donc faire six mois qu'il vivote dans ma pile de livres à chroniquer, attendant gentiment son tour, se faisant voler la vedette par le dernier lu en date et souffrant ni plus ni moins de mon intense procrastination. Il faut dire que c'est compliqué de parler d'une série sans spoiler la moitié des enjeux à ceux qui attendent encore de lire le tome en question ; quant aux autres, ils se beurrent gentiment le nombril avec de l'huile d'olive de l'énième aventure d'une obscure série qui ne les intéresse pas. Du coup, bon... Ce n'était pas la motivation qui m'étouffait. Finalement, c'est ma mémoire défaillante qui a fini par me pousser à en dire quelques mots ici : je m'aperçois que les détails s'effacent doucement mais sûrement, ce qui m’horripile au plus au point. Il est donc temps qu'un billet vienne raviver tout ça en attendant la quatrième aventure de notre héroïne.
Au début de ce 3eme tome, Enola Holmes se retourne la cervelle pour trouver une nouvelle identité. Son chemin a trop fréquemment croisé celui de son frère et du Dr Watson dans le tome précédent et son avatar d'alors est sans nul doute démasqué depuis belle lurette. Il lui faut dénicher autre chose pour passer incognito, sauf que rien de très probant ne lui vient à l'esprit. Au détour d'une boutique de maquillage et colifichets divers - haut lieu de perdition pour une femme à l'époque -, elle finit par avoir une idée lumineuse : devenir une femme superbe. Pour elle qui ne brille pas par sa beauté naturelle, ce sera le déguisement parfait.
Voilà donc notre Enola Holmes travestie en Violet Everseau. La première mission clandestine de cette femme superbe - comme quoi, rien ne résiste à un peu de fond de teint et de la poudre aux yeux ! - sera de retrouver le Dr Watson, dont elle apprend la mystérieuse disparition dans les journaux. Enola est d'autant plus titillée qu'en creusant un peu - comprendre par là, en pénétrant dans la demeure du Docteur, sous prétexte de consoler sa femme -, elle découvre des bouquets bien étranges... Des bouquets dont la signification lui saute au cerveau et lui fait craindre quelque épineuse affaire...
Afin de ne pas répéter trop longuement ce que j'ai déjà mentionné lors des chroniques de La double disparition et L'affaire Lady Alistair, je me bornerai à dire que les ingrédients que j'aime dans cette série - la légèreté, le vent frais de la liberté, un brin de désinvolture et d'invraisemblance et, surtout, une réflexion pertinente sur le siècle victorien et la condition des femmes d'alors - sont toujours au rendez-vous. J'ai pris plus de plaisir, en outre, au déroulement de l'enquête d'Enola, que j'ai trouvée plus complexe, plus aboutie - en un mot : plus consistante. Le langage des fleurs occupe une place prépondérante dans ce mystère et rend l'ensemble délicieusement original. J'ai découvert à l'occasion bien des subtilités sur le langage de certaines plantes - qui aurait cru, par exemple, que l'asperge signifiait tant de choses et pouvait s'offrir en bouquets ? Fascinant ! Un très bon tome, donc, qui m'a fait placer le quatrième en bonne place dans ma wishlist.
A bientôt pour de nouvelles aventures holmésiennes !
13:49 Publié dans Littérature ado, Littérature anglophone, Polar | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : enola holmes, nancy springer, enquête, polar, londres, langage, fleurs, disparition, seule, sherlock holmes, frère, intelligence, mystère
25/11/2017
Les héritiers de la mine de Jocelyne Saucier
On connaît bien Jocelyne Saucier en France depuis Il pleuvait des oiseaux qui a reçu un franc succès sur les blogs. J'avoue l'avoir moyennement apprécié il y a deux ans, le trouvant un peu trop mignonnet à mon goût. Je ne m'en suis pas formalisée pour autant : Topinambulle m'avait offert un autre titre de l'auteure en même temps que le roman sus-mentionné et j'avais bien l'intention de m'y refrotter lors d'une prochaine édition de Québec en Novembre. C'est maintenant chose faite, et avec grand plaisir cette fois !
Les héritiers de la mine plonge le lecteur dans une famille totalement déjantée dont la première originalité est le nombre d'enfants qui la constitue : vingt et un ! C'est le plus jeune, surnommé affectueusement (ou pas) LeFion (voilà voilà...), qui prend la parole en premier pour nous faire découvrir à travers ses yeux et son savoir fort lacunaire les épisodes marquants de cette famille hors du commun.
La famille, c'est un rendez-vous avec ce qu'il y a de plus profondément enfoui en soi.
Tout commence par LePère, prospecteur minier, lorsqu'il déniche un filon de zinc juteux. Autour de la mine et des tonnes d'emplois que cela génère se crée de toute pièce une ville, Norco, sur laquelle règne désormais en maître la fratrie Cardinal. Et quand je dis en maître, je devrais plutôt dire en pirates. Les Cardinal n'ont rien de ces richissimes familles lisses et bien éduquées. Ils vivent dans quatre bicoques réunies cahin-caha en une ; chacun dort où il peut ; le linge s'amoncelle n'importe comment dans la laverie ; les parents ne gèrent pas grand chose - le père occupé dans son atelier et la mère aux fourneaux - et les enfants s'amusent à mener des expéditions punitives dans la ville. A vrai dire, LePère, s'il a été bon prospecteur, n'a pas été bon financier et s'est copieusement fait arnaquer par une multinationale pour l'exploitation du filon. Par conséquent, les enfants Cardinal en ont après la terre entière : l'entreprise qui s'en met plein les fouilles et les employés - joliment désignés par le sobriquet de culs-terreux - qui vivent de ce qui aurait dû leur revenir, pensent-ils. Lorsque la mine ferme, on est alors dans les années 60, et c'est la débandade. Norco se vide peu à peu et les Cardinal se déchaînent de plus belle sur ceux qui restent. C'est l'âge d'or de cette fratrie débridée, menée par Geronimo, lui-même secondé par Tintin ou le GrandJaune.
Nous sommes de la race des vainqueurs. De ceux qui ne fléchissent ni ne rompent, de ceux qui ne se laissent pas rogner l'instinct, qui ouvrent grand leurs ailes et courent devant l'épouvante. Nous étions les King à Norco.
Si LeFion s'échine à faire perdurer cette incroyable mythologie familiale, on comprend rapidement que ces histoires truculentes gravitent autour d'un trou noir qu'on lui tait savamment, et que l'on tait surtout à LaMère : la mort de l'un d'entre eux. Des deux jumelles, Carmelle surnommée LaTommy et Angèle, il ne reste plus que la première. Peu savent ce qui est véritablement arrivé à Angèle et la plupart de ceux-là ne le savent que par bribes. La déflagration a cependant été telle qu'elle a provoqué l'éclatement total de la famille aux quatre coins du globe. Il a fallu attendre l'instant T du récit, la remise d'un prix honorifique au Père, pour que tout le monde se réunisse à nouveau bien des années plus tard. Alors, au détour d'un regard ou d'un geste, la parole se met à circuler de l'un à l'autre pour tenter de comprendre, d'enfin élucider ce mystère insoutenable dont chacun porte la croix.
J'ai l'impression de courir derrière des ombres fuyantes. Je vais de l'un à l'autre, je cours, je cherche mais les ombres se faufilent, les groupes se disloquent, et je me retrouve seul avec une conversation en suspens, mon âme entre les mains.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette fois-ci, Jocelyne Saucier ne donne pas dans le mignonnet. Les faits sont terribles - la mort de la sœur, certes, mais plus largement les relations complexes voire venimeuses qui peuvent exister entre frères et sœurs - et s'ancre dans une réalité - le destin des mineurs abandonnés comme des vieilles chaussettes par les grandes entreprises lorsque le filon exploité s'épuise - qui ne l'est pas moins. De là à dire que le roman est plombant, ce serait se méprendre totalement. Le récit est cinglant et haut en couleurs ; c'est, somme toute, le roman picaresque d'une fratrie entière. L'entreprise formulée comme telle peut sembler d'une ambition démesurée mais Jocelyne Saucier s'en fort très habilement en collant au plus près de ses personnages : C'est la rencontre croisée de chaque narrateur en qui se mêlent l'adulte qu'il est et l'enfant qu'il a été qui crée cette profusion d'énergie, de sentiments et de souvenirs décapants.
C'est une brillante réussite, pleine de verve et de profondeur - exactement ce que j'avais reproché à Il pleuvait des oiseaux de ne pas avoir. Ça fait du bien de se rappeler à l'occasion, comme ce fut le cas ici pour moi, que ce sont rarement les plus gros succès commerciaux d'un auteur qui sont ses plus vives réussites littéraires (oui parce qu'à l'occasion, j'aime bien enfoncer des portes ouvertes. C'est cadeau pour le week-end). Merci, ma chère Topi, de m'avoir offert cette belle découverte québécoise !
Hop, deuxième participation pour Québec en novembre chez Karine et Yueyin
09:47 Publié dans Challenge, Littérature française et francophone, Swap | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature québécoise, québec en novembren famille, mine, fratrie, décès, mystère, roman choral
18/11/2017
Les sangs d'Audrée Wilhelmy
Les sangs d'Audrée Wilhelmy, Léméac, 2013, 156p.
(Egalement publié aux éditions Grasset)
Les livres lus commencent à s'accumuler dangereusement (et c'est comme qui dirait la problématique récurrente de cette époque de l'année)... Il est grand temps que je me colle au blog ; la perspective d'oublier progressivement mes lectures me broutant le chou menu.
Au chaud dans sa légende, je me sens loin des femmes de mon ascendance.
J'attaque avec cette première lecture pour le mois québécois chez Karine et Yueyin. (On n'est jamais que le 18. Je suis large.) J'ai entendu parler pour la première fois de ce roman d'Audrée Wilhelmy chez ma copinette Topinambulle*, qui me l'avait ensuite gentiment offert dans un super colis spécial littérature québécoise. J'avais été fort interpellée par cette histoire de réécriture de conte servie par une plume organique ; je pressentais un texte fort, dérangeant et original et j'attendais donc le bon moment pour le lire (comme c'est le cas pour toutes les lectures, me direz-vous, mais à plus forte raison pour celles de cet acabit.). (Promis, après j'arrête avec les foutues parenthèses).
Je suis la Lune, c'est après moi que hurlent les bêtes ; les hommes sont des bêtes, l'écrevisse tapie dans l'eau est la folie qui les guette.
L'une des constantes qui saute aux yeux dans tous les contes, c'est ce sacré narrateur extérieur qui sait tout sur tout - sans nous dire finalement jamais grand chose. Aussi, chez Perrault, Barbe Bleue est une ordure despotique, et manipulatrice à qui sa dernière femme tente désespérément d'échapper. Pour résumer, c'est l'histoire du monstre sanguinaire et de la gentille (et trop curieuse) princesse. Audrée Wilhelmy prend exactement le contre-pied de ce postulat en faisant de sa réécriture le récit très subjectif des sept femmes de Féléor Barthélémy Rü, à qui elle donne également la plume au fur et à mesure des morts.
Et dès le tout premier journal, celui de Mercredi Fugère qui connut Féléor dans son enfance tandis qu'elle n'était qu'une modeste employée de la maisonnée, le masque tombe : c'est la femme qui invente l'Ogre. Féléor n'était alors qu'un jeune garçon comme les autres. Peut-être un peu plus beau ? Peut-être un peu plus énigmatique ? Il n'était, en tout cas, rien de ce que Mercredi Fugère a vu en lui avant qu'elle ne l'écrive. Une fois les mots posés sur le papier, Féléor est devenu plus qu'humain, ce mythe que l'on connaît : un personnage qui dépasse la mort.
Et il l'a bien compris, Féléor. Ce n'est pas pour rien qu'il réclame à chacune de ses épouses, qu'il ne contraint nullement, d'écrire ce cheminement trouble qui les a conduites à plonger volontairement dans la gueule du loup. On est scotché, évidemment. La plume d'Audrée Wilhelmy est aussi dérangeante qu'elle est poétique et sensuelle. Elle est fine et ambiguë aussi : les stéréotypes du conte tombent pour laisser place à des personnalités complexes qui ne revêtent les costumes du maître ou de l'esclave que pour mieux jouer à vivre intensément. Là où souffrance et plaisir se mêlent. Fort de l'expérience du journal de Mercredi, on garde tout le long la pensée que toutes ces vérités froides ou exaltées selon les épouses ne sont jamais que des rideaux pourpres agités aux yeux du lecteur. Les femmes de Féléor contentent, comme ultime cadeau à la postérité, une certaine soif naïve de connaître ce qui ne peut l'être : avoir un aperçu des âmes tortueuses. En cela, pulsion meurtrière mise à part, nous tenons fort de l'Ogre ; nous aimons savoir.
Avant de tuer, il a besoin de se voir comme un personnage de livre, il a besoin de savoir qu'il existe dans les mots de quelqu'un d'autre.
J'ai décidé d'écrire aujourd'hui pour lui faire croire que je le laisserais me tuer bientôt. Ensuite, il devra attendre encore longtemps.
Honnêtement, je ne m'attendais pas à apprécier autant. C'était véritablement puissant et cinglant, de ces petits récits originaux qui brassent en peu de pages des problématiques passionnantes et qui n'ont pas froid aux yeux. Je viens tout juste de découvrir dans la foulée qu'est paru un nouveau livre de l'auteure en cette rentrée littéraire 2017, Le corps des bêtes. D'après le résumé, il s'annonce encore plus dérangeant que le précédent. Inutile de dire qu'il a immédiatement rejoint ma wishlist (d'ici, évidemment, que la France distribue correctement la littérature québécoise, c'est cependant une autre histoire. A bon entendeur...).
Québec en novembre chez Karine et Yueyin
*A ce propos, si quelqu'un parmi vous sait comment je pourrais la contacter, je lui serai gré de m'en informer ! Toutes mes tentatives se sont jusqu'ici soldées par des échecs...
12:29 Publié dans Challenge, Contes, Coups de coeur, Littérature française et francophone, Swap | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : les sangs, audrée wilhelmy, léméac, grasset, conte, barbe bleue, meurtrier, séducteur, femmes, amour, passion, sadomasochisme, attirance, réécriture