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07/05/2016

Demian de Hermann Hesse

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Demian de Hermann Hesse, Le livre de poche, 2001 [1919], 186p.

 

coup de coeur.jpgGrâce à Demian, Hermann Hesse entre non seulement en littérature mais livre du même coup un des plus brillants roman d’initiation qui soit. Ce n’est pas de l’initiation de Demian dont il est question, en l’occurrence, mais de celle d’Emil Sinclair, un garçonnet naïf, un poil insipide – il faut bien le dire – au début du récit. Le genre de garçonnet adorable et choyé qui se laisse embarquer par la brute du coin dans un chantage sans fin jusqu’au jour où Max Demian, un plus âgé que lui particulièrement charismatique et mystérieux, s’entiche de lui, semblant lui reconnaître une singularité, et met fin au problème. Dès lors, la vie de Sinclair et celle de Demian se trouvent mêlées dans une curieuse alternance de fascination et de répulsion, d’absences puis de retrouvailles fusionnelles. Demian est décidément insaisissable ; il semble avoir déjà atteint des sommets dans la connaissance de son être. Sa seule évocation guide Sinclair dans ce processus : celui de se frayer un chemin vers soi-même.

Prétendre synthétiser toute la richesse de ce roman, pourtant court, me semble une gageure, comme cela l’était déjà pour Le jeu des perles de verre. Hermann Hesse a, en plus du talent du style, le don de tresser intimement à la littérature la psychanalyse et la philosophie à un point tel qu’il faudrait être expert en ces trois domaines pour travailler convenablement toute la matière de son texte. Puisque ce n’est pas mon cas, je me bornerai modestement à vous appâter en agitant l’intérêt passionnant du cheminement de Sinclair, pétri initialement d’une vision binaire, et donc caricaturale, de l’existence vers l’éveil à soi. Vivre, exister, n’est plus seulement être heureux, encore moins être dans la norme – ce qui, d’ailleurs, est synonyme pour beaucoup – mais être soi, penser chaque acte, chaque seconde en accord avec soi. Il s’agit de chercher une forme d’accomplissement dans la pleine réalisation dynamique de ses aspirations. Sinclair, comme Demian, s’affirment d’emblée en opposition avec la plupart de leurs contemporains passéistes, soucieux de maintenir un ordre et des apparences. Il y a dans ce Demian retenu mais cinglant, parfois furieux, quelque chose de profondément nietzschéen dans ce mouvement qui réclame de briser les codes, de faire fi des conventions pour trouver un état d’être puissant, imaginatif, gorgé d’une éternelle sève de vie.

Le cheminement vers soi ne se fait pas sans heurts. Sinclair peine furieusement à bien des étapes et le monde lui-même s’avance dangereusement vers un écroulement sans lequel aucun nouveau départ n’est possible. Celui qui accepte de considérer un plein éveil au monde comme une absolue nécessité doit, du même coup, accepter l’imminence tout aussi nécessaire de la destruction d’un ordre ancien, obsolète. L’avenir doit se construire sur une table rase comme le phénix renaît de ses cendres. La proximité évidente de la Première Guerre Mondiale pour expliquer cette chape violente qui plane sur l’espoir d’un monde nouveau chez Hesse ne voile pour autant pas la criante actualité du propos de nos jours. C’est sans doute ce qui achève de le placer comme un chef d’œuvre : ce caractère intemporel et le message brûlant d’être avant d’avoir, avant de se conformer, avant de courber l’échine. Cette insoumission à ce qui n’est pas en accord avec soi. Cette urgence qu’il y a à tous suivre les pas de Demian et Sinclair.

24/04/2016

Rendez-vous poétique avec Charline Lambert et David Delruelle

Chanvre et lierre.gifLe voici, Ulysse tel qu'en lui-même, la peau du héros jeté aux orties : homme seul offert aux étendues, à l'affût du monde sans mots dire car les mots de Charline Lambert, les mots d'Ulysse - les mots de l'être, en somme - se respirent lorsque l'oreille a foutu le camp. Ulysse s'élance dans toute cette nudité à l'assaut du monde vibrant :

Il mange les saisons.

Il cueille des céréales mûres et les porte à la bouche. Sa langue presse des raisins contre son palais ; entre ses dents s'écoule l'exquis jus d'octobre. Il s'enivre des mois d'avril et de mai, s'empiffre de framboises ou se parfume de fleurs de menthe. p. 15

Il évolue au gré du voyage, conscient de l'épreuve du vivre, devient racine, animal puis lierre du désir tendu sous le chant des sirènes ou le gouffre de Circé. Ce monde d'Ulysse est un désir perpétuel de résonances subtiles où le mot - le gouffre, le chanvre ou le lierre, et pourquoi par l'amour tant qu'on y est - développe une ramification de sens. Elle est loin la barrière signifié/signifiant : Ulysse ouvre la bouche, fait rentrer le monde, cueille les volontés, danse heureux sur les abysses. Ainsi, cette surdité d'Ulysse face au sort des sirènes, ces râpures pulmonaires, ne l'empêche pas d'entendre les appels de Pénélope, la patiente chanvrière qui tresse la ligne du temps et tient la droiture d'Ulysse en vie.

Inspir par torrents et expir en fin cheveux de vent. A l'intervalle du souffle partagé, des pensées de laine.

En laine de chanvre et de lierre, leurs langues sont tressées. p. 68

On a dit beaucoup des exploits d'Ulysse et de sa ruse légendaire ; il faut y ajouter, grâce à la poésie de terres et de souffles de Charline Lambert, son incarnation sensuelle, presque chamanique, qui révèle un au-delà des sens - un au-delà du sens - et électrise tout ensemble les éléments du monde. Un premier recueil brillant, où fleurissent déjà une voix puissante et un regard bestial.

Sous sa peau, sa pensée se tait et son souffre se déterre. 

Souffle dont les veines sourdent de la terre, du gui en éclosion rapide, germé de caillots comme autant de promesses d'embolie.

Ou de surdité, si les baies bouchent la cochlée. p. 24

Chanvre et lierre de Charline Lambert, Le Taillis Pré, 2016, 69p.

 

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Supernova de David Delruelle, collage, 2013

Poussant le décloisonné jusqu'au bout, il se pourrait que nous trouvions un écho à la poésie de Charline Lambert dans les collages de David Delruelle, artiste belge lui aussi, qui se plait à entrechoquer des éléments du monde et nous invite à interroger notre réalité quotidienne.

 

 

le mois belge.jpgCinquième participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina

LC de Chanvre et lierre avec Mina

03/04/2016

Kinderzimmer de Valentine Goby

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Kinderzimmer de Valentine Goby, Actes Sud, 2013, 218p.

 

coup de coeur.jpgN'est pas Valentine Goby qui veut. Comprendre par là : comment parvenir à mettre des mots sur ce roman, qui lui rendent hommage sans le déflorer, et comment mettre des mots sur les camps de concentration, puisque tel est le lieu du roman ? Je tourne autour du pot, j'écris puis j'efface, j'hésite mais il me faut bien arriver au bout de quelque chose. Il faut bien mettre des mots sur cette lecture passionnante et bouleversante à tous points de vue.

Le camp est une régression vers le rien, le néant, tout est à réapprendre, tout est à oublier.

Il faut plonger à Ravensbrück, se faire la puce sur l'épaule de Mila qui s'y trouve avec des milliers d'autres femmes, avec sa cousine Lisette, après une dénonciation. Mila est prisonnière politique. Nous sommes en janvier 1944 et, jusqu'à la fin de la guerre, elle ne codera plus de messages sur des partitions musicales. Elle va connaître, heure après heure, minute après minute, seconde par seconde, la faim, le froid, la honte, la douleur, la maladie. La mort enfin, partout autour, qui pullule comme les poux. Même cet enfant que porte Mila est signe de mort : peut-il seulement y avoir une étincelle de vie dans cet univers noir ? La survie, seulement.

Il n'y a pas un bébé dans ce camp, pas une mère parce que mettre au monde c'est mettre à mort.

Et puis Mila échappe au chien des surveillantes. Pour une raison qu'elle ignore, il ne l'attaque pas. Elle prend ça comme un signe fort, qui reviendra souvent : "Le chien n'a pas mordu", comme une litanie pour croire encore en quelque chose de possible pendant le camp, après le camp. Des amitiés de fortune mais fortes, essentielles se nouent. Surtout celle avec Teresa qui devient la branche sur laquelle s'appuyer pour aider le petit être dans le ventre de Mila à arriver à terme, à survivre lui aussi. Sans le savoir, il devient la branche de toutes ces femmes qui l'attendent, l'espèrent, font leur possible pour le garder en vie.

Vivre est une œuvre collective.

A force de s'accrocher, on veut se souvenir. Mila consigne dans sa tête les dates et les évènements à mesure que la situation allemande se délite. A mesure que l'on compte les jours pour la survie des bébés qui sont pris dans le même flot tragique que les mères. A mesure que l'hiver pénètre dans les os, que des prisonnières sont envoyées vers des camps d'extermination - car il faut faire le ménage avant l'arriver des Alliés. Puis Mila consigne sur des feuillets. Se répète autant que possible, mais tout ne reste pas dans les confins de sa mémoire. Il faut parfois combler les blancs auxquels elle ne peut répondre, des années plus tard, lorsqu'elle raconte son expérience aux lycéens. C'est alors que littérature prend le relai, exactement.

Il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l'expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l'instant présent.

Nous y voilà donc, à ce devoir de mémoire par l'imaginaire, par le pouvoir des mots d'inventer, de refaire, de tisser les bribes entre elles et de combler les blancs ; par la nécessité de prendre la langue par les deux bouts, de la triturer, de balayer tous ses possibles : longues phrases amples, gestes saccadés, enflures ici et gouffres là, de formuler sans complaisance jusqu'à toucher ces corps qui suintent, meurent, s'exposent à tout.
Kinderzimmer est saisissant, époustouflant. Valentine Goby y fait un impressionnant travail d'écrivain qui se détourne pas les yeux et empoigne la matière de son art avec une force brute, une intensité admirable pour dire très exactement l'indicible. C'est à peu près parfait à tous points de vue, et pour le peu qui ne l'est pas, vu l'ampleur de la tâche thématique et stylistique, ça l'est quand même.

Mila inspire. Je veux tenir sous la glace, persister droite et dure en aiguille de sapin. Je veux être verte, ferme. Je veux m’économiser jusqu’au retour de la lumière, ralentir le battement de mon cœur, mettre mon corps au diapason, faire d’ultimes réserves de sève fraiche et propre, je veux être prête pour la suite, s’il y a une suite.

Une rencontre marquante avec Mila, avec Sacha-James, Lisette, Teresa et les autres, avec ce camp de Ravensbrück et cette improbable pouponnière ; une rencontre marquante, enfin, avec Valentine Goby, dont il me faudra forcément lire d'autres romans !