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12/09/2017

Tout sera oublié de Mathias Enard et Pierre Marquès

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Tout sera oublié de Mathias Enard et Pierre Marquès, Actes Sud BD, 2013, 137p. 

 

coup de coeur.jpgAprès que Serbes, Croates et Bosniaques eurent détruit leurs peuples et leurs paysages dans une guerre fratricide, on demande à un artiste contemporain de concevoir un monument commémoratif qui ne serait d'aucun peuple en particulier ; qui devrait seulement rappeler le souvenir et les souffrances de la guerre. Un monument, donc,  qui ne met en lumière ni une idée grandiose ni des êtres disparus : seulement une douleur qu'il faudrait dépasser, pour ne plus qu'elle se reproduise. L'artiste peine dans cette entreprise, sillonne plusieurs villes, se perd, fait des essais mais tout semble dérisoire face à des événements indicibles. 

Un sujet éminemment difficile que celui de l'après-guerre, l'idée d'une reconstruction sur les ruines physiques mais surtout morales d'une guerre intestine et, par là, doublement sanglante. Mathias Enard lui donne les mots justes à travers le regard d'un artiste désemparé, à la fois trop éloigné d'une certaine réalité quotidienne de l'après-guerre et en même temps terriblement concerné, marqué. L'entreprise artistique semble dérisoire et, pourtant, c'est précisément l'enjeu nécessaire : se rappeler et continuer quand même. Ces textes courts, percutants, offrent une poésie cinglante et subtile. Je n'avais pas lu Enard depuis un moment et j'ai ici retrouvé tout ce que j'aime chez lui, ce mélange d'audace et de tendresse. Je découvrais par contre Pierre Marquès et j'ai franchement été éblouie par ses photographies gouachées qui suintent la mélancolie, la solitude, le questionnement, la sidération et, étonnamment parfois, l'envie de vivre sous les décombres des êtres et des paysages. L'un et l'autre artistes ne pouvaient pas mieux se trouver tant leur travail commun se répond brillamment et exprime une force et un talent rares. Chapeau bas ! 

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25/07/2017

L'été du renard... en BD !

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Le renard a la cote en décoration en ce moment, et j'avoue souscrire totalement à cette mode amusante (eu égard à l'horloge renard qui trône fièrement sur mon piano à côté du Saint Jérôme du Caravage : normal). Et il a aussi la cote en BD, ce que je découvre plus tardivement cet été seulement, avec deux ouvrages dénichés au CDI du boulot avant les grandes vacances. Je les réunis tous deux ici, ne prévoyant pas d'en faire individuellement une longue chronique et permettant ainsi aux amoureux du rouquin de faire d'une pierre deux coups. 

Jane le renard et moi.jpgJ'attaque par le plus beau graphisme et le propos le plus touchant : Jane, le renard & moi d'Isabelle Arsenault et Fanny Britt qui a paru aux éditions de La Pastèque en 2012. Ce moi, c'est Hélène, une jeune adolescente seule et mal dans sa peau, persuadée d'être une baleine ou une saucisse parce qu'un groupe de filles en vogue se moque et la harcèle à ce propos. Des tags insultants sur les murs des toilettes, des mots en douce et des gloussements sur son passage... Pour tromper l'ennui, Hélène lit Jane Eyre et essaye d'y trouver l'espoir d'un avenir meilleur. Mais comme les livres ne font pas tout (même s'ils font déjà beaucoup), c'est un petit renard surprise qui sera l'entremetteur d'une véritable amitié, pour redonner espoir à l'héroïne. 

L'histoire est délicate et terriblement émouvante, mais je dois reconnaître l'avoir trouvée parfois décousue. Les intermèdes avec Jane Eyre tombent un peu trop comme un cheveu sur la soupe, de même que l'apparition brève du renard qui rappelle évidemment Le Petit Prince ou cette fin brusque bien que lumineuse. En somme, tout fait sens mais n'est pas toujours amené très subtilement (ou suis-je trop exigeante ?) Malgré ces petits bémols narratifs, je me suis par contre délectée du dessin sublime, tendre et écorché, qui est un bonheur pur et simple pour les yeux. 
N'empêche qu'avis mitigé ou pas, cette BD est évidemment à mettre entre toutes les mains des collégiens pour sensibiliser aux ravages du harcèlement scolaire : elle met justement en lumière le poids du groupe sur celui qui est mis à l'écart et la nécessité, par ailleurs, de continuer à s'ouvrir à l'autre par l'entremise de la littérature. 

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Le grand méchant renard.jpgJe poursuis et finis avec le COUP DE CŒUR que beaucoup ont déjà lu depuis sa parution en août 2015, à savoir Le grand méchant renard de Benjamin Renner chez Shampooing. Honnêtement, il ne m'attirait pas plus que ça : je trouvais le graphisme quelconque et l'idée de détourner énièmement la figure du renard rusé m'ennuyait d'avance (la faute au Roman de Renart et aux fables de La Fontaine sucés et re-sucés dans les programmes du collège, sans doute). Même les chroniques élogieuses ici ou là ne m'avaient pas décidée. Et puis bon, je me suis dit que c'était quand même balo de l'avoir gratos à portée de main sans y jeter au moins un coup d’œil, ne serait-ce que pour voir si je pouvais en faire quelque chose dans mes cours. 

Le coup d’œil s'est soldé par une lecture d'une traite. La narration se fait globalement sans temps mort (à moins d'une petite longueur à mi-parcours peut-être) et se montre fine et originale. Le détournement est vraiment drôle et intelligent et les rôles sont redistribués... temporairement puisque même le rusé et puissant loup se trouve battu à son propre jeu à la fin. La vraie gagnante de cette lutte amusante au fil de la chaîne alimentaire est l'amour, évidemment, et la solidarité, sans aucune sensiblerie. On ne va pas cracher dans la soupe des bons sentiments servis sans niaiserie et avec un humour qui dépoile ! J'avoue qu'après cette lecture, je ne dirai plus jamais "voilà, voilà" sans penser en riant à la vignette qui l'illustre !

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17/07/2017

Le nouveau nom d'Elena Ferrante

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Abolissons tous les filtres qui nous empêchent de jouir pleinement et véritablement de l'hic et nunc. p.293

Il y a des périodes comme ça, où on sent que les lectures vont être bonnes. D'habitude, ce n'est pourtant pas mon cas en été : alors même que j'ai tout mon temps, je ne le vois pas passer ; je lis peu et tout ce que je lis me tombe peu ou prou des mains. Bref, souvent en été, je regarde ma bibliothèque avec une mine ennuyée. Mais cette année, c'est différent ; mon état d'esprit est différent. J'ai envie de profiter à fond de chaque seconde. Je me baigne dans un carpe diem à la guimauve et j'adore ça. Ca vaut toutes les piscines du monde. 

Premier plongeon dans la dite-piscine : Le tome 2 de la saga italienne initiée avec L'amie prodigieuse que j'avais beaucoup aimé l'an dernier. Je n'en avais pas fait un coup de cœur sur le moment, pourtant je l'avais recensé comme tel dans mon bilan de fin d'année. Bizarre... Il faut dire qu'immédiatement après lecture, mon esprit objectif avait bien saisi les petites faiblesses du roman mais avec le recul, j'ai surtout retenu ce bouillonnement d'un quartier pauvre de Naples si merveilleusement rendu et l'ambivalence addictive de l'amitié entre Lila et Lenù. En somme, malgré moi et mon esprit d'analyse, j'étais mordue comme tout le monde, un point c'est tout.  

Si rien ne pouvait nous sauver, ni l'argent, ni le corps d'un homme, ni même les études, autant tout détruire immédiatement. p. 23

Le tome 2 s'imposait donc et, qu'on se le dise, il est encore plus addictif que le précédent ! Sans transition, on récupère l'histoire des deux amies là où elle s'était arrêtée, c'est à dire le jour du mariage de Lila et Stefano. Celle-ci comprend que son mariage sera un échec alors que la fête n'en est pas encore terminée. Lenù est, quant à elle, toujours tiraillée entre ses aspirations amoureuses et intellectuelles et son quartier d'origine, ce milieu pauvre à tout point de vue qu'elle traîne malgré elle. L'une et l'autre sont prisonnières à leur manière : A vouloir évoluer et s'émanciper, Lila se retrouve empêtrée dans une union cruelle et sans véritable amour (mon Dieu que la condition de la femme à cette époque et dans ce milieu-là fait froid dans le dos !) et Lenù éprouve chaque jour que son acharnement au travail ne masque pas son inculture fondamentale. Pour les deux amies, qui sont toujours le miroir inversé l'une de l'autre, qui s'attirent et se repoussent, s'aiment et se détestent, devenir soi-même, se réaliser en tant qu'être à part entière - impulsion relativement nouvelle pour le Naples pauvre des années 50-60 - se révèle décidément un parcours semé de doutes et de blessures terribles. 

En quelques années, Lila avait provoqué tellement de choses ! Et pourtant, maintenant que nous avions dix-sept ans, on aurait dit que la substance du temps n'était plus fluide mais avait pris un aspect poisseux, il semblait tourner autour de nous comme la pâte jaune dans le robot d'un pâtissier. p. 145

Plus long de presque deux cents pages par rapport à L'amie prodigieuse, je n'ai pourtant pas vu le temps passer. Quelques longueurs subsistent, certes - le séjour à Ischia est trop long, il faut l'avouer - mais elles pèsent assez peu et ne ralentissent en aucune façon le rythme soutenu de la lecture addictive. On se détache doucement dans ce titre des querelles de l'enfance et de la fusion irrationnelle des premières amitiés pour mettre en regard et en résonance les constructions des deux protagonistes, et au-delà d'elles, la construction d'une nouvelle société. Les discussions sur l'évolution du monde prennent de plus en plus de place dans la bouche de Pasquale, l'ami d'enfance communiste, et dans celles des intellectuels que fréquente Elena au lycée puis à l'Ecole Normale. Par opposition, l'organisation sempiternellement identique du vieux quartier pauvre, avec les Solara comme point financier névralgique, semble atteindre un âge d'or aussi intense que bref. Rapidement, tout retombe en déliquescence. Seuls ces derniers se sortent à peu près bien de la dégringolade, certes grâce à l'argent, mais surtout car ils n'ont aucun scrupule à évoluer. Le nouveau nom, c'est la photographie d'un monde qui bouge à l'heure de ses premiers mouvements, et c'est admirablement bien rendu. Chaque frémissement pris isolément semble insignifiant et anecdotique mais l'ensemble dessine la cartographie d'une nouvelle ère et interroge, du même coup, la validité des mots dans tout ça. 

Le cinéma, les romans, l'art ? Comme les gens changent vite, et comme leurs centres d'intérêt et leurs sentiments sont éphémères ! Des discours bien construits sont remplacés par d'autres discours bien construits ; le temps charrie des flots de paroles qui ne sont cohérents qu'en apparence, et plus on a de mots plus on continu à en amasser. p. 418-419

Pour toutes ces raisons et parce qu'Elena Ferrante a le don sublime de rendre vivant ce qu'elle écrit, je n'ai pas besoin d'un peu de délai pour faire de cette lecture un coup de cœur. La seule question qui subsiste est : vais-je attendre la sortie en poche du tome 3 ou vais-je aller le piquer à la bibliothèque dans les prochains jours ?... 

 

coup de coeur.jpgLe nouveau nom d'Elena Ferrante, Folio, 2016, 623p.