14/02/2017
L'affaire Lady Alistair de Nancy Springer
J'ai découvert Enola voilà quelques mois et on a plutôt bien accroché, elle et moi. Tellement, d'ailleurs, qu'à l'instar de ma rencontre avec Harry Potter, j'ai tout de suite eu envie de lire toute la série. Pas intégralement dans la foulée mais régulièrement, au fil des mois, comme on retrouverait un(e) bon(ne) ami(e).
C'est un peu ça, Enola : l'amie qu'on aurait aimé avoir, si l'on avait encore 14 ans et qu'on vivait en Angleterre à la fin du XIXème. Et puis, comme son nom l'indique de façon tendrement ironique, elle est si seule : on a l'impression de lui tenir compagnie en tenant le livre et en lisant avidement ses aventures.
- Même s'il est indéniable que la jeune écervelée se trouve seule dans ce chaudron de ville et qu'elle pourrait fort, à l'heure qu'il est, s'être déjà fait dépouiller de tous ses biens, si ce n'est pire, je ne vois là aucune raison de vous laisser emporter par vos émotions.
- Et le moyen de faire autrement ?
Et dans ce deuxième tome, qui attaque fort, Enola démontre encore l'étendue de sa débrouillardise et de son courage : la jeune fille, grimée en secrétaire de mauvais goût, accueille le docteur Watson pour une consultation auprès d'un "spécialiste en disparition". C'est-à-dire qu'elle est parvenue, depuis la fin du tome précédent, à s'en tirer toute seule, dans les bas-fonds de Londres, avec les deniers laissés par sa mère, à acheter une bâtisse, à y établir un détective fictif et à s'inventer sa secrétaire, à se loger et à survivre dans une pension douteuse et... parce que tout cela ne suffit pas : à mener une double vie de justicière nocturne auprès des nécessiteux. Le tout, aidée par un talent peu commun pour le jeu et le déguisement déjà bien connu chez son illustre frère Sherlock. Vous l'aurez compris, Nancy Springer ne rechigne pas à l'invraisemblance, surtout lorsqu'il s'agit de faire passer - et de plus en plus me semble-t-il - Sherlock Holmes pour un détective de seconde zone, tant Enola le coiffe régulièrement au poteau avec des ficelles fluo qu'un aveugle repérerait à trois kilomètres... Mais soit ! Enola n'est pas comme les autres ! Elle a une capacité assez stimulante à rebondir et à s'engager pour des causes justes, ce qui la rend foncièrement attachante.
Mais revenons à cette visite du docteur Watson : elle la concerne, elle, Enola. Sherlock semble inquiet et préoccupé de ne l'avoir pas retrouvée et Watson ne sait comment l'aider. Il vient donc chercher l'aide de l'illusoire Dr. Ragostin. Enola apprend par là que son frère n'est pas de bois, qu'il la cherche activement. Cette attention n'est pas sans lui provoquer un mélange contradictoire de sentiments à l'égard de ce frère trop peu connu et ils ne cesseront de jouer au chat et à la souris tout le long de l'histoire. Elle apprend également lors de cette entrevue que la jeune Lady Alistair a mystérieusement disparu. Une fugue, semble-t-il, mais rien n'est moins sûr. Elle décide de s'engouffrer dans cette brèche afin de mener la première enquête de son avatar fictif en revêtant de nombreux atours.
C'était bien moins le froid qui me faisait frémir que le sentiment d'être prise au piège, prise entre deux feux. à cause de mon aîné Sherlock.
Il faut savoir que cet aîné-là, je l'adorais comme un dieu. Sherlock était mon héros. Mon grand rival. Je n'étais pas loin de l'aduler. Mais s'il parvenait à me retrouver, c'en était fait de ma liberté. Adieu, mon indépendance !
Si, comme dans le premier tome, l'enquête laisse un tantinet à désirer - mais, nous en avions déjà convenu, c'est largement suffisant pour de la littérature jeunesse -, elle permet de faire circuler le lecteur dans les quartiers pauvres de Londres et met en lumière des questions sociales nécessaires et pertinentes. Ce n'est plus seulement la femme qui est au cœur du débat ici, bien qu'elle jalonne toujours l'oeuvre à travers la question de l'habit notamment, mais aussi la classe ouvrière pauvre. Quid de leurs droits, de leurs conditions de travail et de vie, de leurs aspirations, de leurs ressources, de leur avenir ?! Quid de leur humanité, serait-on tenté de demander lorsqu'on découvre à mots assumés le regard que porte la classe dirigeante sur cette "engeance méprisable" et les abominables extrémités auxquelles chacun est réduit dans l'East End. Qu'un roman de littérature jeunesse amène toutes ces questions à l'esprit de nos jeunes ados me semble être le meilleur argument pour le justifier. Il n'y a qu'à espérer que les jeunes lecteurs sauront les déceler et, ce faisant, en tirer les réflexions nécessaires concernant notre monde contemporain qui, s'il s'est un peu amélioré, ne s'est finalement pas tant amélioré que ça à bien des égards.
Encore une belle aventure aux côtés d'Enola ! Vivement la troisième !
Les enquêtes d'Enola Holmes - Tome 2 : L'affaire Lady Alistair de Nancy Springer, Nathan, 2010, 277p.
Challenge A Year in England chez Titine
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17:55 Publié dans Challenge, Littérature ado, Littérature anglophone, Polar | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : nancy springer, enola holmes, disparition, lady alistair, gauchère, peuple, misère, east end, emprise, femme, classe sociale, enquête, sherlock holmes, john watson
24/01/2017
Le passage du diable d'Anne Fine
Le passage du diable d'Anne Fine, L'école des loisirs, Médium poche, 2016, 366p.
J'ai toujours eu une drôle de vie. Depuis le tout début. Moi, je ne la trouvais pas bizarre, bien sûr. Je suis convaincu que chaque individu, sur cette terre, est persuadé de mener une vie normale et croit que c'est celle des autres qui ne l'est pas. Quoi qu'il en soit, ma vie à moi avait débuté fort singulièrement, par la façon dont on m'avait élevé.
Ah oui, c'est le moins que l'on puisse dire ! Daniel Cunningham, qui doit avoir une bonne dizaine d'années (je ne me rappelle plus exactement, honte à moi) a toujours vécu cloîtré, se pensant gravement malade. En tête à tête avec sa mère, celle-ci ne l'autorisait qu'à peine à sortir au jardin, assis sur un fauteuil et un plaid sur les genoux, à la belle saison. Le reste du temps, Daniel passait son temps au lit, entouré de rares jouets devenus pour lui le monde, dont une vieille maison de poupées représentant la maison d'enfance de sa mère. Et voilà qu'un beau jour, un médecin, aidé par une mise en scène rocambolesque, délivre Daniel de cette réclusion forcée et injustifiée : Le jeune garçon n'est pas du tout malade ! Dès lors, il est retiré à sa mère et ne cesse de se demander si celle-ci était consciente ou non de son véritable état. Que devient-elle, d'ailleurs ? Le quotidien dans la famille qui l'accueille a beau être agréable, Daniel ne cesse de revenir régulièrement à ces questions cruciales, d'autant que pendant ce temps-là, la maison de poupées semble développer un étrange pouvoir d'envoûtement sur ceux qui s'y amusent.
Les passages du diable sont les chemins les plus ordinaires. Croyez-moi. Et le mal n'a pas toujours les traits de la laideur. On ne saurait lire, sur le visage d'un homme, la couleur de son âme. Mais rassurez-vous, poursuivit-il en levant les bras, il existe un moyen de s'en défendre, un seul. Car le diable ne peut arriver a ses fins sans votre aide. Il ne triomphe que si vous lui ouvrez la porte.
Comme dans bien des récits fantastiques, on plonge dans celui-là sans pouvoir le lâcher avant la fin. C'est quand même une sacrée trouvaille, cette narration interne à la première personne : le lecteur, avide d'être embarqué loin de chez lui, s'y engouffre joyeusement. L'identification est parfaite : on ne discute rien, on s'amuse de tout.
Dans ce roman, Daniel se pose mille questions, et pour cause : il prend conscience en fort peu de temps que son enfance lui a été peu ou prou volée, que sa mère n'est probablement pas très stable psychologiquement (sans savoir exactement à quel point) et qu'il ne lui reste rien de plus qu'une maison de poupées. Si l'on considère tous ces paramètres, je trouve le personnage de Daniel finalement assez résilient au cours du récit ! Il n'empêche que dans cet univers qui n'a rien à voir (je l'espère) avec celui du lecteur lambda, on déambule tout à fait proche de notre narrateur personnage, se disant au départ qu'après tout, les faits ne sont pas si incongrus. Mais à force et à bien y réfléchir, les dits-faits deviennent de plus en plus étranges et fréquents. Ils semblent monter en puissance. L'apparence de réalité se fait grignoter. Le cœur de l'énigme réside, on le comprend vite, dans la maison de poupées et même, dans une poupée en particulier, dont on ignore pour l'instant le rôle et l'identité.
J'ai plongé avec grand plaisir dans ce bon roman ado qui illustre parfaitement, de façon contemporaine et très accessible, tous les ressorts de la littérature fantastique. Je dois toutefois reconnaître qu'il est assez attendu à bien des moments. Le lecteur un peu adulte saisira assez rapidement où le récit nous mène, ce qui limite le fameux doute fantastique. Ce micro bémol ne doit pourtant pas vous induire en erreur : Le passage du diable est un chouette récit, mené sans temps morts ni ennui et nous balade dans des contrées au climat et aux personnages de plus en plus étranges. De quoi nous divertir quelques centaines de pages.
Ah! Les livres! Sans eux, je serais devenu fou.
Je ne pouvais ni nager, ni marcher, alors d'autres remontaient à ma place des rivières infestées de crocodiles et escaladaient des sommets enneigés.
Encore une belle découverte ado, que je dois à Moka ! Merci !
Challenge A Year in England chez Titine
14ème participation
17:01 Publié dans Challenge, Fantastique/Horreur, Littérature ado, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : passage, diable, anne fine, le passage du diable, fantastique, prix sorcières, adolescent, ado, suspens, poupées, maison, enfance, oncle severn
18/01/2017
Le pique-nique des orphelins de Louise Erdrich
Fidèle à Love Medicine, Louise Erdrich poursuit la veine du roman choral avec ce très beau second roman intitulé The Beet Queen (La Reine Betterave) mais traduit La branche cassée en 1988 par Robert Laffont et aujourd'hui Le pique-nique des orphelins par Albin Michel. Allez comprendre ! (Ok, avouons que "La Reine Betterave" sonne peu engageant)
Le contour de mes os était bordé de noir. J’étais une balise. D’un bout à l’autre de la nuit je ne cessai de palpiter, rappelant à moi les uns ou les autres – Giles ou Mary, ma mère, ou même le bébé qui avait détruit ma mère en la faisant fuir.
Durant quarante ans, de 1932 à 1972, Louise Erdrich brosse le portrait de Karl et Mary Adare, frère et soeur abandonnés lâchement par une mère presque veuve (si seulement elle avait été l'épouse légitime et non la maîtresse...), déchue et revenue à une pauvreté tragique. C'est lors d'un pique-nique de charité au profit des orphelins de Saint-Jérôme (tiens, tiens) qu'Adelaïde s'envole - littéralement - avec le pilote local venu divertir les ouailles. Dans la foulée, Karl et Mary perdent leur jeune frère nourrisson. Il n'y a plus qu'eux d'eux en direction d'Argus dans le Dakota du Nord et de leur tante Fritzie. Aussitôt arrivés, c'est cette fois une branche cassée qui les sépare (tiens, tiens, bis). Frère et soeur ne se verront plus de longtemps.
Mary débarque chez sa tante qui tient une boucherie. Celle-ci l'accueille comme elle peut ; lui donne une chambre, des habits. En somme, tout ce qui appartenait initialement à Sita, sa fille et la cousine de Mary. De ce mauvais départ, il n'y aura jamais entre elles de relations - seulement l'attente désespérée de pouvoir un jour cesser de partager une chambre. Il faut dire que les personnalités des cousines n'ont pas grand chose pour s'accorder : Sita est superficielle, envieuse, ambitieuse ; Mary est teigneuse, rêche, aride. Sita aura plusieurs relations sulfureuses ; Mary vivra dans la solitude. Sita sera mannequin, restauratrice, habitera une belle maison ; Mary reprendra la boucherie familiale, développera un goût prononcé pour arts divinatoires et reportera le peu d'affection dont elle est capable sur Dot, la fille de son amie Celestine.
Celestine, d'ailleurs : sacrée brin de femme ! Cette jeune métisse était d'abord l'amie de Sita. Et puis Mary l'a accaparée comme le reste. Celestine est puissante et vaillante mais ne trouve pas l'amour. Elle tente d'y croire brièvement avec Karl, devenu un commercial itinérant bisexuel, mais la relation n'a rien de satisfaisant. En même temps qu'elle tire un trait sur ses rêves à l'eau de rose, elle tombe enceinte de Wallacette, dite Dot, une petite fille qui synthétise quasiment tous les personnages de ce roman en un personnage dur, cinglant mais plein de ressources et avide de quêter quelque chose en plus, quelque chose pour vivre pleinement.
La lumière de la cour jetait une vague lueur dans son dos. Les conifères semblaient d'une noirceur impénétrable, et même effrayante. Mary songea aux vagabonds, aux hiboux, aux mouffettes et aux souries enragées que le brise-vent abritait peut-être. Elle s'avança pourtant dans l'herbe haute. Avec ce premier pas, elle sentit la pesanteur s'accumuler dans ses jambes. Au suivant, ses yeux avaient hâte de se fermer. Elle plongea tout de même en avant, parmi les branches entrecroisées. La terre était humide, fraîche, et Mary s'enfonça dans l'herbe. Elle eut l'impression, dans sa transe, que beaucoup de temps passait. Les prunes étaient vertes et dures lorsqu'elle s'était allongée, les graines des mûres invisibles, l'herbe verte et souple. Puis la lune monta dans le ciel, les étoiles tournoyèrent en motifs pailletés, des oiseaux s'envolèrent. La saison déclina et le bébé de Célestine devint aussi grand que le jour.
Le pique-nique des orphelins pourrait avoir quelque chose de tragique, comme si le fardeau du passé se portait sur plusieurs générations et distillait, mine de rien, ses conséquences sur les êtres futurs. Le passé influence présent et avenir, certes, mais chez Louise Erdrich, on sent à quel point tous ces temps s'imbriquent, fusionnent, se répondent. A travers une construction pourtant linéaire a priori - ici, les années se suivent ; nul va-et-vient ne vient perturber la progression des ans - on sent la forte influence d'un temps cyclique où les événements sont tressés et inter-dépendants. Ce jeu d'échos est particulièrement brillant, fascinant et fait profondément résonner le récit de tous ces êtres à la fois très seuls, dont l'unicité ne fait aucun doute, et fonctionnant en même temps tous ensemble comme les cordes d'un même instrument. Dot, la fameuse jeune fille qui les réunit tous, s'inscrit comme le point d'orgue de ce temps cyclique. Elle qui, avec le plus de force et d'affirmation, voit une forme d'échappatoire et d'espoir dans l'acte de sa grand-mère Adélaïde, boucle précisément la boucle sans toutefois rejouer exactement la partition passée. Ce fameux temps cyclique ne fait pas tourner les êtres en rond. Il rappelle le passé, le rend vivant et porteur d'avenir, les êtres s'y enracinent, y puisent la sève nécessaire pour exister, se construire puis avancer. Alors, progressivement on se détache, on agrandit le cercle : on perpétue et on continue à inventer. Tel est le message finalement très lumineux de ce roman choral passionnant, vibrant, plein d'ombres de relief.
Le pique-nique des orphelins de Louise Erdrich, Albin Michel, 2016[1986], 468p.
09:06 Publié dans Littérature amérindienne, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : pique-nique, orphelins, mary, karl, adare, sita, wallacette, dot, celestine, argus, dakota, louise erdrich, littérature amérindienne