Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

02/12/2013

Et Nietzsche a pleuré d'Irvin Yalom

nietzsche.jpg
Et Nietzsche a pleuré d'Irvin Yalom, ed. Le Livre de Poche, 2012, 500p.

 

Rien de tout ce qui se trame ici n'est vrai et pourtant, ça aurait pu l'être. Il aurait suffit que l'axe de l'Histoire se décale d'un iota et nos deux personnages principaux ici présents, Nietzsche et Josef Breuer, se seraient rencontrés en 1882. En aurait-il découlé ce que Yalom nous raconte ? Probablement pas, il ne faut pas rêver. Mais il est amusant, étonnant, et souvent déroutant d'imaginer que la fiction n'est pas si éloignée que ça de la réalité historique...

 

Joseph Breuer.jpgEn 1882 donc, le Dr Breuer se rend à un mystérieux rendez-vous vénitien fixé par Lou Salomé. Belle, audacieuse, d'une liberté folle pour l'époque, celle-ci l'enjoint de guérir Nietzsche d'un désespoir qui le saisit de plus en plus. Elle est persuadée d'en être en grande partie la cause : après l'échec de leur ménage à trois platonique avec Paul Rée, elle a éconduit Nietzsche. Depuis, il se consume en une haine virulente que sa sœur Elizabeth ne fait qu'attiser. Deux impératifs néanmoins : Nietzsche ne doit pas savoir que Lou Salomé est à l'origine du traitement ni même qu'il est traité. D'autant quand on connait sa sagacité et son intransigeance. Un seul faux pas et tout tomberait à l'eau. Breuer, tout d'abord interloqué, finit par se rallier à ce projet, à la fois par fascination pour Lou et par curiosité pour Nietzsche.

Dès le premier entretien, le philosophe se révèle un patient incroyable. Puisqu'il ne doit pas savoir que le véritable but de son traitement est d'éradiquer son angoisse existentielle, il est tout d'abord question de ses maux physiques et notamment les terribles migraines qui le saisissent régulièrement. Nietzsche est précis dans ses descriptions et très critique à l'égard des diagnostics et plus encore des traitements proposés. Assurément, il ne se fera pas aider simplement - la vraie générosité n'existe pas dit-il, tout est une question de pouvoir d'un être sur un autre et il ne saurait laisser à quelqu'un l'emprise sur lui. Liberté et lucidité, tels sont les maîtres mots. Rien à guérir, bien au contraire.

Néanmoins, par des circonvolutions diverses et variées, Breuer finit par hospitaliser Nietzsche dans une clinique privée où il pourra le visiter tous les jours pour ses migraines et engager avec lui une thérapie d'un nouveau genre basée sur la parole. Mais Nietzsche ne sera pas le patient : il sera le médecin ! Breuer n'a rien trouvé de mieux pour contourner l'indéfectible aplomb du philosophe que de lui proposer un renversement des rapports de force. Ce qui semblait être la plus belle supercherie médicale devient la plus étonnante des psychothérapies où la philosophie nietzschéenne devient exercice d'une liberté retrouvée, d'un souffle d'existence périlleux mais nécessaire. Plus les pages avancent, plus la relation médecin-patient se brouille. Voici qu'ils s'appellent par leurs prénoms et échangent avec vigueur, parfois mélancolie. La psychothérapie devient aussi amitié.

 

nietzsche1.jpgVoilà un livre clairement étonnant et original ! Réécrire les débuts de la psychothérapie et l'associer, avec finesse et intelligence, à Nietzsche : excellent !
Pour resituer tout ça dans le contexte, Breuer et Nietzsche ont effectivement failli se rencontrer. Breuer était bel et bien un des plus brillants diagnosticiens de Vienne et un ami de Nietzsche, Lipiner et non Lou Salomé, avait arrangé une rencontre entre les deux hommes - et uniquement pour sa santé problématique. Mais cette rencontre ne se fit jamais.

Breuer est effectivement un précurseur de la psychothérapie. Freud était à la fois son protégé (quinze ans les séparaient) et son ami ainsi que celui de sa femme Mathilde (il prénommera sa première fille ainsi en son honneur). Breuer a expérimenté avec Berta Pappenheim  un traitement par la parole basé sur un "ramonage" de la journée et des souvenirs pour guérir de l'hystérie (passé dans la postérité comme "le cas Anna O."). Bien que ce traitement n'ait pas totalement éradiqué le mal, il a suffisamment porté ses fruits pour inspirer Freud et influencer le devenir de la discipline psychiatrique. Breuer ne reconduira néanmoins pas cette expérience avec d'autres patients.

De ces quelques faits, Irvin Yalom brode l'histoire complètement dingue d'une rencontre entre deux hommes clés du XIXeme siècle - l'un médecin du corps et l'autre de l'esprit - pour faire naître de leur collaboration une nouvelle manière de traverser les crises profondes en alliant ces deux pôles de l'être. Et ce qui est finalement très intéressant dans cette optique, c'est qu'il s'agit bel et bien de reprendre tant quelques théories psychanalytiques à l'état embryonnaire (sans en faire trop, heureusement, parce que ça peut vite devenir fumeux) que la philosophie nietzschéenne. Je n'en suis absolument pas connaisseuse : bien au contraire, même si elle m'a toujours attirée, je n'y ai jamais vraiment compris grand chose. Mais j'ai pu lire quelques chroniques d'avertis qui confirment qu'elle est ici saisie à sa juste teneur et extrêmement bien vulgarisée. C'est donc une approche passionnante de cette philosophie comme exercice de vie (et j'espère qu'elle me suffira pour ENFIN aborder Ainsi parlait Zarathoustra sans avoir l'impression d'être un poulpe décérébré).

Le livre se lit d'une traite, avec plaisir et entrain ; et même une dose d'humour. Le tout mâtiné d'érudition. J'ai envie de dire : what else ?!

 

 

 

challenge US.jpgChallenge USA chez Noctenbule

9eme lecture

29/11/2013

La Cérémonie de Leslie Marmon Silko

Cérémonie.jpeg

La Cérémonie de Leslie Marmon Silko, ed. 10/18, 1995 [1977], 280p.

 

Je poursuis mon exploration de la littérature amérindienne contemporaine avec l'excellente Cérémonie de Leslie Marmon Silko, roman âpre et tortueux qui mérite vraiment le détour tant il file une bonne claque littéraire. Je déplore qu'il ne soit pas réédité depuis une petite vingtaine d'années d'ailleurs, il faut donc le pêcher d'occasion sur divers sites internet. J'espère que ce que vous en lirez ci-après vous donnera envie d'aller voir dans ces pages si vous y êtes, ça vaut vraiment le détour.

Le roman prend place dans le territoire aride du Nouveau-Mexique, plus précisément dans la réserve des Pueblos Laguna et ses environs. L'écriture de Leslie Marmon Silko imprime cette chaleur étouffante avec une puissance étonnante. A perte de vue, une étendue tragiquement désertique, que la pluie n'honore plus. La seule humidité est celle de la sueur qui perle au front et le lecteur est d'emblée haletant dans ce décor hostile. Les éleveurs de bétails souffrent de cette pénurie car les animaux meurent et rien ne poussent plus.
C'est ici que nous faisons la connaissance de Tayo, un métis Laguna. Ancien combattant dans l'armée américaine pendant la seconde guerre mondiale, il a connu l'enfer des jungles asiatiques. Il y a perdu son cousin Rocky, qui était la fierté et l'espoir de sa famille et c'est seul et désorienté qu'il rentre après ce conflit. L'attitude de sa tante à son égard est ambivalente : elle semble s'occuper de lui mais ne parvient pas à dépasser la honte familiale qu'il cristallise : le métissage. Quant à Tayo, il souffre d'un grand choc post-traumatique. Le souvenir des combats, de sa vie auparavant et son présent oppressant se mêle en une danse douloureuse. L'auteur alterne les épisodes avec un apparent désordre qui exprime la perte de réalité de Tayo et sa grande difficulté à s'inscrire à présent dans le monde, à reconnaître son identité. Cette reconnaissance est d'autant plus compliquée que les anciens combattants amérindiens sont laissés dans une errance insoutenable. Lorsqu'ils portaient l'uniforme, ils étaient reconnus comme pleinement américains. Et puis, dès lors qu'ils ne le portent plus, ils redeviennent des parias, des "sales indiens" qui n'ont plus que l'alcool pour noyer la vacuité de l'existence.
L'oncle de Tayo, Josiah, jalonne également le récit. Décédé à la réserve pendant le conflit, Tayo ne l'a donc jamais revu. Pourtant, il reste très présent dans sa mémoire. Avant la guerre, Josiah avait fait l'acquisition auprès d'un mexicain d'un nouveau bétail métissé réputé plus résistant au climat des terres Lagunas. Malheureusement, ce bétail est aussi fugueur et disparait rapidement. Tante est persuadé que Josiah s'est fait avoir par sa maîtresse mexicaine qui l'a utilisé pour faire une juteuse transaction. Il cherchera les bêtes sans succès et ce dernière coup du sort le tuera, d'une certaine manière.

 

Village pueblo Laguna.JPG
Village Pueblo Laguna


Le récit avançant, l'état de Tayo ne s'améliore pas. Sa grand-mère invite un homme-médecine à le visiter et le guider sur la voie de la guérison. Tayo est sceptique et réticent. L'homme-médecine est un être extravagant, que l'on pourrait penser fou. son rire est presque effrayant. Pourtant, certaines paroles font écho en Tayo qui lui rend plus tard visite pour initier une cérémonie. Il s'agit ici d'un cheminement jalonné de rituels. Il n'y a rien de magique si ce n'est, peut-être, la nécessité de croire encore en soi, en l'autre et en la vie malgré la dureté des évènements passés. Tayo doit se retrouver lui-même. Faire la part des choses entre les épisodes terrifiants de la guerre, son passé douloureux et l'avenir qui s'offre encore à lui. Entre ses racines Laguna et ses racines blanches.
Le maître mot de cette quête, de cette cérémonie de l'être, est l'évolution. De même que l'homme-médecine affirme qu'il est stérile de reproduire les cérémonies ancestrales parfaitement à l'identique - ce qui ne conduit qu'au folklore dépourvu de sens et à figer ce qui ne l'est pas -, l'être doit lui aussi s'adapter et se mouvoir au gré des années.

Leslie Marmon Silko développe cette métaphore de la quête du passé pour trouver son présent et croire en l'avenir à travers la recherche du bétail jadis perdu de Josiah. Suite à une vision de l'homme-médecine, Tayo part au nord, où personne n'a eu l'idée de les chercher. Il découvrira que les bêtes ne s'étaient pas enfuies mais ont été enlevées par les Blancs.

Jusqu'à la fin, le roman reste aride, à l'image du climat de ces terres lointaines. Malgré la beauté de l'évolution de Tayo, malgré une philosophie lumineuse et juste sur le potentiel renouveau de toute élément vital, l'auteur ne tombe pas dans une caricature spirituelle de bas-étage ni ne sort d'un contexte social pour formuler une utopie. La cérémonie n'a rien de miraculeux. Elle imprime un souffle de vie nécessaire mais n'apporte pas de lumière divine sur le monde et les êtres. Aussi, les anciens compagnons de Tayo s'enfoncent toujours autant dans l'alcool et la misère et notre personnage principal connaît des instants de doutes, vacille. On reste donc ancré dans une humanité à la fois bouleversante et terrifiante.
La position tenue à l'égard des Blancs me semble également pertinente. Leslie Marmon Silko aborde la tentation d'un métissage inspiré par des promesses factices. Ce n'est pas le métissage qu'elle remet en question - au contraire, le personnage de la Tante est plutôt antipathique à ressasser "les fautes" de sa fratrie - mais la volonté de s'oublier, de s'annihiler en une autre culture. La civilisation blanche a un pouvoir hypnotique implacable. Pourtant, derrière celui-ci, c'est la destruction qui est omniprésente : Les terres, les cultures, les liens humains et les hommes eux-mêmes. Les amérindiens n'aspirent qu'à s'éloigner de la réserve car l'herbe est plus verte chez les Blancs. On peut y réussir, on peut être quelqu'un même si cela signifie taire ou amoindrir son identité amérindienne. L'auteur offre bien souvent à ces "aspirants blancs" un triste destin : la mort et la déchéance pour les hommes, la prostitution pour les femmes.

Le propos fondamental du roman est d'inviter à construire sa propre identité. Il n'y a plus de sens à vivre en tous points comme les nations amérindiennes du XIXeme siècle car les évènements ont fait évoluer les êtres et les amérindiens d'aujourd'hui ne sont plus ceux d'alors. Mais il n'y a pas de sens non plus à vouloir être "comme les Blans", à nier les racines profondes d'une culture millénaire pour s'assimiler à une autre. A l'image de Tayo, les nations autochtones contemporaines sont métisses à tous points de vue : elles sont le fruit d'un mélange des sangs, des langues, des spiritualités, des philosophies... Il s'agit pour elles de se redéfinir, de renouveler, de reconquérir leur identité unique et puissance à partir de ces éléments multiples.

Bien que le sujet de ce livre soit difficile et son structure dense et assez complexe, je l'ai lu avec un intérêt qui ne cesse de croître depuis que je l'ai terminé. Je savais l'avoir apprécié mais depuis qu'il se décante dans mon esprit, je constate que j'y repense fréquemment et que je ne cesse d'y trouver de nouvelles lumières. Que la question amérindienne interpelle ou pas, je suis particulièrement frappée par le talent de l'auteur qui est parvenue à tresser savamment au gré de mots et d'épisodes apparemment anodins toutes une cohorte de riches réflexions. Plutôt que de faire des grands discours théoriques, c'est bien son écriture qui parle pour elle. Il est indéniable que son propos m'interpelle en prime, donc je suis totalement conquise par cette découverte ! C'est tellement rare de trouver un roman qui continue à nous occuper l'esprit après sa lecture ! Quelque chose me dit que ce n'est pas ma seule et dernière lecture de ce roman... 

 

coup de coeur.jpg

 

 

Challenge améridiens.jpgChallenge amérindiens
11eme lecture





moisamericain.jpgLe challenge US chez Noctembule

8eme lecture

11/11/2013

Canada de Richard Ford

Canada.jpg
Canada de Richard Ford, ed. de l'Olivier, 2013, 476p.

 

Dans le Montana de 1960, Dell Parsons vit paisiblement avec sa famille. Ses parents, Neeva et Bev sont de ses couples mariés trop tôt après que Neeva est tombée enceinte et peu assortis. Dell, souvent déraciné à cause des mutations de son père, n'a pas d'amis et connait une relation mêlée de complicité et de tension avec sa jumelle Berner. Mais cette existence banale prend un virage radical lorsque les parents commettent un braquage insensé et terriblement amateur. Lorsqu'ils sont arrêtés, Berner fugue vers la Californie et Dell est emmené, selon les dernières consignes de sa mère, vers le Canada, dans la région de Saskatchewan. Il est accueilli par Arthur Reminger, un être charismatique mais distant, et un métis glauque. Il est contraint de vivre à la dure, dans une remise insalubre puis dans un presque placard, doit assurer le nettoyage de l'hôtel de Reminger et accompagner le métis en chasse. Dell peine à cerner Reminger, à la fois attirant et glaçant, jusqu'au jour où Reminger l'utilise dans une sombre affaire. Les quelques mois que raconte Canada, à mi-chemin entre deux frontières, signeront la fin de l'innocence.

Ce roman a tout d'un grand roman américain : la vie de banlieue, les vicissitudes des relations familiales qui n'ont jamais rien de simples, les grands espaces et les routes que l'on parcourt à n'en plus finir pour avancer toujours. En outre, écrit du point de vue d'un Dell Parsons devenu adulte et professeur près de Winnipeg, il se présente comme une introspection minutieuse. Dell revient sur les deux évènements qui ont marqué à jamais sa vie - sans pour autant la briser. Il les décortique pour le lecteur avec une précision telle qu'elle en est parfois fastidieuse : sans du tout tomber dans l'ennui, on ne peut nier que certains passages sont longs, presque trop. On sent le besoin de narrateur-personnage d'expliquer. Cette période a été maintes fois réfléchie, il livre ainsi chaque détail, sa propre version des faits et comment ceux-ci ont infléchi le cours de sa vie.
Canada questionne également la notion de frontières : Ces frontières physiques, entre les enfants libres et les parents prisonniers, entre les USA et la Canada et ce qu'elles enjoignent ou reflètent de la psychologie des êtres. Ce n'est pas tant l'éloignement géographique peut-être que la lente séparation des consciences dans des évolutions radicalement opposées.

Richard Ford livre ici un roman puissant, savant, extrêmement bien construit et d'une écriture maîtrisée. Je regrette néanmoins les quelques longueurs qui ralentissent trop souvent la progression narrative car même si elles ont leur sens objectivement, force est de constater qu'au fil de la lecture, elles finissent par essouffler un peu. C'est d'autant plus dommage que le lecteur attend avec un certain besoin la dernière partie dans laquelle Dell livre enfin sa vie après les drames, partie plutôt courte au regard de la minutie des deux précédentes.

Vous trouverez par ici la rediffusion de La Grande Librairie où Richard Ford est invité et parle de son roman.

 

challenge US.jpgChallenge US chez Noctenbule

7eme lecture

 

 

 

 

 

rentrée littéraire 2013.jpgChallenge Rentrée Littéraire 2013 chez Hérisson

5eme lecture