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21/10/2013

Comme des ombres sur la terre de James Welch

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Comme des ombres sur la terre de James Welch, ed. Albin Michel, 1994 [1986], 395p.

 

En 1870, les Pikunis (de la nation des Blackfeet en anglais ; Pieds-Noirs dans la traduction) vivent et chassent entre la rivière des Deux-Médecines et l'Epine Dorsale du Monde, un territoire peuplé de paix et de cornes-noires. Les Pikunis sont répartis en plusieurs tribus nomades qui se réunissent chaque été pour honorer le soleil lors d'une cérémonie rituelle de quatre jours et quatre nuits.
Mais 1870 est aussi la période charnière où l'invasion blanche dans les territoires de l'ouest se fait plus pressante. Peu à peu des forts-comptoirs émergent pour commercer avec les autochtones, des ranchs se construisent et grignotent la terre ancestrale des Pikunis. Des traités se signent - qui n'ont de sens que pour les nations indiennes.

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Les grands espaces du Montana (ancien territoire Pikuni)


C'est dans cette époque incertaine, où les blancs jettent "comme des ombres sur la terre", que grandit Chien de l'Homme Blanc dans la tribu Pikuni des Mangeurs Solitaires. Comme une triste prémonition, le livre s'ouvre sur un changement de saison appuyé par le constraste du blanchiment des feuilles sous le ciel noir et l'inquiétude du jeune homme. Chien de l'Homme Blanc ne possède encore rien de ce qui caractérise la richesse chez les Pikunis : ni chevaux ni femmes. Il gagnera cependant le respect de son peuple en s'illustrant avec courage lors de deux raids contre les Crows et sera baptisé Trompe-le-Corbeau pour avoir vaincu le redouté chef Bouclier Taureau.
Mais tandis que le destin de Trompe-le-Corbeau s'épanouit au sein de son peuple et que de nombreuses visions lui offrent d'envisager, non sans tristesse, un avenir difficile, son ancien ami Cheval Rapide s'éloigne quant à lui d'une position qu'il juge trop faible à l'égard des envahisseurs. En effet, les chefsPikunis n'ont pas d'autres choix que de signer les traités et tenter de vivre en paix avec les blancs. Même si le grignotage de leurs terres les révulse, ils savent qu'ils ne sont pas de taille à lutter et ne peuvent qu'espérer éviter un massacre. Cheval Rapide et le groupe d'Enfant Hibou auquel il se rallie n'accepte pas cette défaite par avance et mène des expéditions punitives envers les blancs, quels qu'ils soient et où qu'ils soient. Ils sont violents et sans pitié. Ils ne respectent plus aucune valeur, pas même celles de leur peuple. Finalement, l'avancée des blancs ne morcelle pas que la terre : elle morcelle aussi le peuple.

 

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Guerriers Pikunis

 

Comme des ombres sur la terre s'offre comme un double chemin à contre-temps : celui, initiatique, de Trompe-le-Corbeau selon les coutumes, les valeurs et la spiritualité des Pikunis et celui, déclinant de ce peuple tout entier qui avance inexorablement vers sa presque fin. James Welch nous immerge complètement dans le mode de vie de ses ancêtres et forme un brillant roman historique fondateur. Ainsi, le lecteur participe à la vie tribale, qu'il s'agisse de la vie quotidienne, de la médecine ou du déroulement d'expéditions guerrières. La vie amérindienne n'a rien d'idéalisée. Il n'est pas question de bons sauvages qui cueillent des baies avec un sourire béat. Les Pikunis sont belliqueux et n'hésitent pas à mener des raids contre leurs voisins pour leur dérober des chevaux. Telle était une des pratiques répandues et l'on considérait que le butin de ces raids et le nombre d'ennemis tués étaient source de gloire. La vie maritale également est très codifiée et pas toujours agréable - étonnamment pour la femme. Par exemple, la jeune troisième épouse du père de Trompe-le-Corbeau est considérée comme une esclave au sein du foyer. Je vous passe une scène de viol répugnante qui n'a semblé choquer personne lors de son récit au conseil des anciens.
On apprend également beaucoup sur la spiritualité des Pikunis qui prend racine dans les cycles de vie. Les esprits supérieurs vénérés sont les éléments premiers : le soleil, la lune, les étoiles, le froid et les totems animaux. Ces croyances guident tout geste quotidien. Il ne s'agit pas de rituels de façade mais bien d'une ligne directrice. James Welch appuie leur puissance en inscrivant de nombreux rêves et visions au fil des évènements comme éléments déterminants.

Tandis que les deux premières parties du roman sont essentiellement consacrées à la vie Pikuni et à la relation avec les Crows, les Napikwans (blancs) prennent de plus en plus d'importance. Ils apparaissent toujours, si ce n'est en chair et en os, du moins en pensées chez les personnages. Ils sont exigeants et hautains. Malgré toutes les preuves de paix des Pikunis, les blancs persistent à vouloir anéantir ce qu'ils ne considèrent que comme un obstacle à leur croissance sans fin. On sait, et Trompe-le-Corbeau sait, que son peuple sera vaincu. Vingt ans plus tard, la sanglante bataille de Wounded Knee sonnera le glas des guerres indiennes et la victoire définitive des envahisseurs.

Mais une lueur d'espoir subsiste, qui permettra aux Pikunis de vivre éternellement : la transmission de la mémoire de génération en génération. La survivance à travers les mots et le souvenir de ceux qui viennent. James Welch livre donc, dans ce roman, ce qu'il faut de vie pour que la nation des Pikunis perdure à travers les âges. Le lire, c'est, en quelque sorte, participer à cette vie.
 

 

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Trois chefs Pikunis : Wolf Plume, Curly Bear et Bird Rattler en 1916

 

 

Challenge améridiens.jpgChallenge amérindien

9eme Lecture

 

 

 

 

moisamericain.jpgLe challenge américain chez Noctenbule

4eme Lecture

10/10/2013

Home de Toni Morrison

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Home de Toni Morrison, ed. Christian Bourgois, 2012, 150p.

 

Puisque le roman est court, le plus court à ce jour de Toni Morrison, le lecteur est immédiatement embarqué sans plus de préambule dans une scène brûlante, âpre ; subliminale. Des chevaux se battent - se dressent comme des hommes - tandis que deux jeunes enfants noirs assistent à un enterrement clandestin. Cette scène-là cristallise le souvenir et les blessures du passé qu'il faudra conjurer après l'épreuve originelle du retour chez soi.

Ces deux jeunes enfants sont Franck Money et sa sœur Cee. Ils grandissent dans une bourgade de Géorgie, affublés de parents débordés et d'une grand-mère tyrannique. Les perspectives d'avenir sont minces et la violence baigne déjà leur univers. Franck s'engage dans l'armée et perd ses deux amis en Corée ; Cee épouse un bellâtre qui la quitte aussitôt et se retrouve seule comme employée chez un médecin douteux. Tous deux sont partis et n'ont pas trouvé le bonheur. Au début du roman, Franck s'échappe d'un asile et court pieds nus dans la neige. Un mot, un seul, pouvait le décider à quitter son refuse d'après-guerre et sa petite-amie : Sauver sa sœur. Au fil de sa course, plusieurs voix émergent qui prennent l'ampleur d'un chapitre. Elles se racontent sans complaisance mais avec une plume bienveillante. Il ne s'agit pas de juger : dire est l'essentiel.

Je n'ai jamais lu Toni Morrison, aussi ne puis-je pas donner un avis à la lumière de son œuvre. Home est pour moi une découverte fascinante et délicieuse. Le retour aux sources éminemment personnel de Franck et Cee tinte comme la mise à nu de toute une communauté. Le cycle du livre est l'occasion de découvrir l'effrayante vie de ses anciens combattants laissés pour compte, souffrant dans l'indifférence et la ségrégation raciale, une forme d'esclavage qui n'en porte plus le nom mais encore les stigmates. Le sentiment d'impuissance, de honte et de culpabilité draine ici les pages avec la perspective de l'espoir : car la roue tourne. Le roman, à mesure des chapitres, s'enroule vers une fin qui reprendra exactement la première vision du livre pour l'emmener vers la verticalité d'un retour en humanité. 

Outre le thème, j'ai aimé la langue imagée et vivante de Toni Morrison. Les scènes et les pensées des personnages se vivent à la lecture. On est embarqué dans un univers prosaïque et pourtant féérique à la fois. Après réflexion, l'auteure me fait beaucoup penser à Louise Erdrich pour cette même faculté à dénoncer, mettre à jour, tout en poétisant le réel.

Pour résumer, Home est un roman pur, rédempteur, aux allures de conte déchirant. Un roman que l'on peut, je crois, lire sans trop se tromper. 

 

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challenge US.jpgChallenge Américain chez Noctenbule
3eme lecture





challenge-des-100-livres-chez-bianca.jpgChallenge Les 100 livres à avoir lu chez Bianca

7eme participation

07/10/2013

Battle de Nature Writing ou l'appel de la forêt

challenge US.jpgAujourd'hui : deux livres pour le prix d'un ! C'est l'occasion de fêter l'entrer dans le challenge US organisé par Noctenbule et dont on attendait tous et toutes le top départ.

Un des courants littéraires qui symbolisent pour moi l'esprit nord-américain par excellence est le Nature Writing. Savant mélange d'autobiographie, de philosophie et de grandes balades dans la nature, il trouve ses racines chez Henry David Thoreau et son Walden ou la vie dans les bois. Dignes de leur illustre père, les écrivains de Nature Writing se retrouveront engagés, d'une manière ou d'une autre, à vivre autrement avec la nature. Il y a de aussi l'écologie dans ses récits de grands espaces ; sans donner de leçons, mais plutôt en apportant l'exemple qu'une autre manière de vivre est possible par le truchement de la littérature.

J'ai lu dernièrement deux livres dans cette veine - à la fois tellement proches et tellement différents que j'ai souhaité les chroniquer dans le même billet. L'un m'a totalement emportée, l'autre m'a énormément déçue. Je commencerai par le premier pour ne pas y passer trop longtemps.

Winter.jpgIl s'agit de Winter de Rick Bass, publié en poche aux éditions Folio.

A la fin des années 80, Rick Bass et sa femme ont des envies de retraite artistique. Ils entament un périple de plusieurs mois à travers plusieurs états pour trouver le refuge de leurs rêves, suffisamment éloigné et pittoresque pour vivre la création dans la quiétude et la solitude. Mais ni l'Utah ni le Nouveau-Mexique ne trouvent grâce à leurs yeux. C'est fortuitement qu'ils finissent par dénicher une maison au fin fond du Montana dans la vallée de Yaak. Il s'agit d'en assurer le gardiennage durant l'hiver et d'accueillir le propriétaire lorsque celui-ci viendra chasser. Le village de Yaak est à plusieurs kilomètres et n'offre qu'un saloon et un magasin de premières nécessités. La "ville" la plus proche est à 60 kilomètres. Le couple Bass est conquis et s'installe pour passer un hiver aux températures glaciales.

Winter est rédigé sous forme de journal, de septembre à mars. Au jour le jour, l'auteur confie ses pensées et des considérations quotidiennes de manière plus ou moins détaillée. Après avoir visionné un reportage particulièrement passionnant sur l'état du Montana, je voulais me plonger dans un récit qui en raconterait la vie âpre et splendide. Comme le livre que voilà a reçu des éloges à la pelle sur la blogosphère, je l'ai immédiatement choisi. Malheureusement, je n'y ai absolument pas trouvé l'intérêt de mes consœurs blogueuses. Le début est plutôt prenant, presque drôle : Rick Bass avoue non sans une pointe d'humour être un néophyte aux allures de hippie dans sa vieille camionnette, en compagnie de ses deux chiens. L'emménagement dans le nord du Montana est pour eux une aventure de vie. Ils n'ont ni eau courante, ni électricité et les températures tombent jusqu'à moins quarante. Il ne s'agit donc pas d'une petite promenade de santé pour des citadins en mal de nature sauvage. Mais très rapidement, j'ai complètement décroché et je pense que cela tient à la forme du journal. Bass écrit dans l'immédiateté de l'expérience et vire rapidement à l'anecdotique. Fait 1 : il coupe du bois. Fait 2 : il coupe du bois. Fait 3 : il attend la neige. Et avec ces quelques éléments, on tourne rapidement en rond. Je n'ai rien trouvé de littéraire dans son écriture, ni aucune considération pouvant élevé le débat d'un journal de bord stricto sensu sans doute très utile pour celui qui vit l'expérience mais très ennuyeuse pour le lecteur.

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La vallée de Yaak


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Fort heureusement, le Nature Writing peut faire bien mieux que ça et je l'ai trouvé dans l'excellent Indian Creek de Pete Fromm sous titré Un hiver au coeur des Rocheuses.
Gallmeister, en matière de Nature Writing, est une maison d'édition de référence. On ne compte plus les nombreux titres passionnants traduits dans cette collection.
Dans le fond d'Indian Creek, rien de si différent par rapport à Winter, à part quelques faits finalement anecdotiques. Pete Fromm est maître nageur estival lorsqu'il entend parler d'un boulot saisonnier qui le fait rêver : partir pendant les sept mois d'hiver dans un coin paumé de l'Idaho (à 80 miles de la frontière d'avec Montana) pour surveiller des œufs de saumon en réintroduction pour la pêche. Il a une vingtaine d'années et est étudiant en biologie animale à Missoula. Il veut vivre quelque chose qui mériterait d'être raconté - et il part donc plein de récits d'aventure, très à l'arrache, sans trop savoir ce qui l'attend. Contrairement à Rick Bass, Pete Fromm est seul, n'a qu'une tente un peu moisie et un vieux poêle en guise d'habitation, aucun moyen de transport dès les premières neiges tombées et pour couronner le tout, le téléphone le plus proche ne fonctionne pas. Les conditions sont particulièrement extrêmes, presque folles même (j'ai trouvé les rangers qui l'emploient complètement inconscients de le préparer si peu à une telle expérience !!) mais on retrouve le même objectif que dans Winter : Témoigner de son expérience de presque néophyte au plus proche d'une nature hostile et pourtant parfaite.

Là où Pete Fromm est pourtant bien plus intelligent que Rick Bass, c'est qu'il laisse maturer l'expérience avant de la coucher sur papier. Comme il le dit à la fin du livre, cette fameuse histoire à raconter, il a finalement mis plusieurs années avant d'en trouver quelque chose à dire. Il n'est pas évident de se détacher d'un quotidien répétitif, basique pour livrer une expérience enrichissante, universelle, propre à intéresser le plus grand nombre. Fromm attend donc, devient ranger et rédige des nouvelles. Indian Creek prendra d'abord la forme de cinq épisodes commandés avant de devenir le récit que voilà. Cette forme narrative favorise les mouvements temporels et les aspects réflexifs. Et d'un coup, ces mois aux côtés de Pete Fromm sont passionnants et émouvants, se lisent comme une véritable aventure à la Jack London. Je le conseille vivement à tous les aficionados de Nature Writing comme à ceux qui souhaitent découvrir ce genre.

 

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Indian Creek