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17/05/2020

Le chef d'oeuvre inconnu de Balzac

le chef d'oeuvre inconnu.jpgUn tout petit livre mais dont il y a beaucoup à dire, évidemment. Trois artistes se réunissent dans l'atelier de l'un d'eux pour discuter d'art : le jeune Nicolas Poussin, encore novice et inconnu à l'époque ; Porbus, portraitiste renommé ; et le vieux maître Frenhofer, critique acerbe et fin connaisseur d'esthétique picturale. Poussin et Porbus sont très intrigués par ce "chef d'oeuvre" auquel Frenhofer travaille depuis des années dans le plus grand secret. Il en parle avec l'exaltation et la jalousie d'un amant. Poussin trouve le moyen de pénétrer avec Porbus dans l'atelier secret du vieux maître grâce au concours de sa maîtresse Gillette qui sera son modèle. La révélation du chef d’œuvre se révèlera toutefois déconcertante.

Premier constat important que je dois à mon édition, modeste certes mais pertinente sur ce point puisqu'elle édite la nouvelle dans la foulée, est de découvrir que ce texte de Balzac est assez précisément inspiré d'un texte de Hoffmann intitulé La leçon de violon. A l'exception du fait que l'art en question est modifié, l'essentiel est identique : trois personnages d'âges différents, le personnage central étant le maître du plus jeune et l'élève du plus âgé, grosso modo ; un discours radical et extrêmement élitiste du plus âgé à l'égard de son art ; enfin la chute tout à fait surprenante. Balzac me semble cependant tirer beaucoup plus loin la composante fantastique du texte en faisant de son vieux maître Frenhofer une espèce d'apparition étrange, antédiluvienne, presque démoniaque, qui accentue la tension narrative jusqu'au dénouement. Cela explique que là où Hoffmann a opté pour un ridicule grinçant, Balzac propose un étonnement pathétique - point de mélodrame, bien entendu, mais la conséquence logique d'une tension extrêmement bien ménagée.

- La mission de l'art n'est pas de copier la nature mais de l'exprimer ! Tu n'es pas un vil copiste, mais un poète !

Le cœur de celle-ci est une quête esthétique vouée à l'échec. Autour de la question de la beauté, tout d'abord. Frenhofer est à la recherche d'un idéal qui ne serait pas représentation mais vie à part entière, s'appuyant en cela sur le nécessaire syncrétisme entre l'école du dessin hollandais et l'école de la couleur vénitienne (nous sommes au XVIIème, remember).  Autour de la perfection ensuite puisque ce qui fait défaut à Porbus, qui tente le syncrétisme susmentionné, c'est précisément de le pratiquer médiocrement et ainsi de n'être bon ni dans son dessin ni dans la couleur. Or, et c'est là où le bât blesse, l'inconvénient de cette recherche absolue de perfection chez Frenhofer, c'est qu'elle le conduit à la stérilité la plus complète : rien n'est jamais abouti, chaque jour devient l'éternel recommencement du précédent dans le vain processus de saisir l'impossible. Impossible, évidemment, de ne pas penser à L'Oeuvre de Zola à la lecture d'une telle fin. Ce noeud-là qui fait de l'esprit génial le propre instrument de sa destruction participe de la vision fantastique du vieux peintre. Mais ici, point de diable extérieur. L'artiste, devenu un forcené de la perfection idéale, est à la fois la victime et le bourreau.

23/07/2018

La Garden-Party et autres nouvelles de Katherine Mansfield

la garden-party,nouvelles,katherine mansfield,folio,flux de conscience,instants de vie,poésie,virginia woold,nouvelle-zélande,angleterreCe n'est un secret pour personne : je ne suis pas friande de nouvelles. Il m'arrive pourtant de céder à la tentation d'un titre, d'une thématique ou d'un(e) auteur(e) de temps à autres. Et quelle plus grande tentation pour moi qu'une auteure à propos de laquelle Virginia Woolf a écrit dans son journal le 16 janvier 1923 : "Quand je me suis remise à mon manuscrit*, il m'a semblé qu'écrire ne rimait plus à rien. Katherine ne lira pas ces pages. [...] [M]ais où est-elle, elle qui savait faire ce dont je suis incapable!" ?
*Il s'agit de Mrs Dalloway

Et cette amitié mêlée de rivalité entre Woolf et Mansfield est sensible dans les pages de La Garden-Party et autres nouvelles. Comme Virginia, Katherine s'est beaucoup inspirée de son enfance. Nombre de personnages sont les échos de sa famille ; nombre de situations, les échos de ses souvenirs. Il serait exagéré de parler de nouvelles autobiographiques mais l'inspiration est indéniable et marque temporellement les textes. 

La mer était basse ; la plage était déserte ; les flots tièdes clapotaient paresseusement. Le soleil ardent, flamboyant, tapait dur sur le sable fin ; il embrasait les galets veinés de blanc, les gris, les bleus, les noirs. Il absorbait la petite goutte d'eau blottie au creux des coquillages incurvés ; il décolorait les liserons roses qui festonnaient les dunes. Tout paraissait immobile, à part les petites puces de mer. Pft-pft-pft ! Elles n'arrêtaient pas une seconde. 

Katherine s'y dessine collectionneuse d'instants, poète des reflets et de l'insaisissable solitude. Chaque titre rappelle l'être à cette étrangeté que lui renvoie la société; c'est en quelque sorte la photographie impossible du déséquilibre entre soi et le monde. Car si chaque personnage est intégré d'une façon ou d'une autre à ce monde, il s'en trouve occasionnellement écarté. C'est le cas de tous les personnages de La Baie - qui brosse le quotidien d'une famille sur une journée, ce qui n'est pas sans rappeler le principe narratif qu'utilisera Woolf dans Mrs Dalloway au passage - notamment Mrs Harry Kember qui a l'outrecuidance de fumer en public, de jouer au bridge et de s'exposer au soleil ou Linda qui semble prise dans son rôle de femme et de mère comme un papillon dans une toile d'araignée ; c'est le cas de Joséphine et Constantia après le décès de leur père dans Les filles de feu le colonel ; c'est encore le cas Miss Meadows dans La leçon de chant à cause d'un célibat qui lui colle à la peau. Et on pourrait ainsi faire défiler toutes les nouvelles. 

Et quand elle respirait, quelque chose de léger et de triste - non, triste n'était pas vraiment le mot - quelque chose de doux semblait remuer dans sa poitrine. 

Aussi, comme dans bien des oeuvres de Woolf, pour ne pas dire toutes, il ne se passe "rien" dans ces nouvelles, c'est-à-dire qu'il se passe l'essence même de la vie : la modulation infime et infinie des pensées, des émotions et ces battements de cils qui contiennent à eux tous un point de basculement. L'auteure s'y montre d'une extrême sensibilité et d'une extrême acuité - à ne pas confondre avec la sensiblerie, évidemment, attendu que la finesse avec laquelle elle délivre certains instants de solitude intérieure ne sont pas exempt d'ironie, de cynisme voire de cruauté - je pense notamment à La vie de la mère Parker ou à La Garden-Party dans lesquelles la mort rappelle, comme souvent, l'injustice sociale. 

Grâce à la forme de la nouvelle dans laquelle elle excelle, Katherine Mansfield parvient à une immédiateté et une clarté assez exceptionnelles. Elle a le génie discret, modeste et délicieux. Ces textes, plus faciles d'accès que la plupart des romans de Woolf, créent une connivence spontanée avec le lecteur ; le propos y résonne comme un cristal pur, la lumière miroite infiniment. 
A ma connaissance, il s'agit ici de son seul recueil traduit intégralement en français. Si vous êtes cependant au courant d'un autre recueil traduit, je suis preneuse avec joie. Je continuerais volontiers un bout de chemin avec Katherine Mansfield. 

C'est ainsi qu'il fallait vivre - avec insouciance et légèreté, sans retenue.  

 

22/05/2018

Le Livre de sable de Jorge Luis Borges

nouvelles,jorge luis borges,le livre de sable,argentine,fantastique,doute,étrange,autre,altérité,littérature,mystère,challenge latino,mai en nouvellesSon livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.

Je suis très peu connaisseuse de littérature latino et très peu lectrice de nouvelles.  C’est donc tout naturellement l’esprit aventureux que j’ai empoigné dernièrement ce recueil pour faire connaissance avec celui qui est, sans doute, le plus célèbre écrivain argentin. Et grand bien m'en a pris !

Je découvre à l’occasion de ces treize nouvelles que Borges est un auteur charmeur et mutin qui se plaît à nous balader. De prime abord, les textes tiennent tous, ou presque, du fantastique. Chaque situation est étrange et prête au doute du lecteur. Dans L’autre, un homme se trouve assis au côté d’un alter ego plus jeune ; dans There are more things, décidacé à Lovecraft, un curieux propriétaire ravage à coups de travaux la maison qu’il vient d’acquérir tandis que de curieux phénomènes alentours se produisent ; dans Utopie d’un homme fatigué, un voyageur tombe par hasard dans le désert sur un être du futur. L’étrange, s’aperçoit-on rapidement, c’est les autres. Ou l’autre, pour reprendre le titre de la première nouvelle, cet être unique, à la fois miroir de soi et éternel mystère. L’impossibilité d’atteindre une quelconque vérité objective dans la confrontation ou l'échange fait fondre la certitude de sa propre existence comme neige au soleil. L’être se révèle poreux, glissant, parfois immatériel et insaisissable. Et si les êtres échappent, leurs productions échappent de même. Dans La secte des TrenteUNDR ou Le livre de sable, le doute et l’étrangeté viennent du texte lui-même : il est incomplet, inachevé, ou jamais dévoilé. Il n’y a définitivement rien auquel se raccrocher de façon tangible, même pas à l'objet, surtout s'il est langage ou création, et tout espoir d’obtenir des réponses est absolument vain.

Il était intelligent mais il avait tendance à prendre les choses au sérieux, y compris les congrès et l'univers, qui n'est peut-être lui-même qu'une plaisanterie cosmique.

La lecture de ces nouvelles, dont le nombre de treize est un hasard, nous dit Borges – c’est dire comme le hasard fait bien les choses ! – est absolument jubilatoire. Le format extrêmement court laisse mille questions en suspens, comme j’aime qu’il en soit ainsi dans les nouvelles fantastiques. On ne s’ennuie jamais et on repense bien souvent à quelque texte lu quelques jours auparavant. L’immense originalité de Borges à l’égard du genre est qu’il abolit totalement la frontière entre le réel et le surnaturel. Le réel lui-même devient matière du surnaturel, puisque toutes nos certitudes s’annulent. On est dans un fantastique poussé dans ces ultimes retranchements, jusqu'à l'absurde même: il n'est plus seulement question d'hésiter entre deux hypothèses face à une situation donnée ; on se surprend à douter d'absolument tout, y compris des choses les plus élémentaires. Où cours-je ? Où vais-je ? Dans quel état j'erre ? Et d'ailleurs... Qui suis-je ? Autant vous dire qu'on s'amuse bien et que ça donne envie de goûter à nouveau à ce coquin de Borges !

Sauf dans les pages sévères de l'Histoire, les faits mémorables se passent de phrases mémorables. Un homme sur le point de mourir cherche à se rappeler une gravure entrevue dans son enfance ; les soldats qui vont monter à l'assaut parlent de la boue ou du sergent.

 

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