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24/06/2014

Des bleus à l'amour de Hanif Kureishi

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Des bleus à l'amour de Hanif Kureishi, 10/18, 2013 [1998], 316p.

 

J'ai connu Hanif Kureishi grâce aux Carnets de Route de François Busnel qui nous emmenait tout récemment en Grande-Bretagne. Lors d'un numéro consacré à Londres, je découvrais donc cet écrivain de mère anglaise et de père pakistanais dont l'univers littéraire explore, entre autres, les problématiques de l'immigration et de la sexualité.

Le recueil de dix nouvelles Des bleus à l'amour s'inscrit effectivement dans cette ligne. De tailles et de tons totalement différents, elles cristallisent une époque - le Londres des années 80-90's - et la diversité des êtres qui s'y croisent, avec le point commun d'un désœuvrement tantôt amer tantôt jouissif. Ces nouvelles apparaissent comme des petites aventures du quotidien, qu'elles soient d'un réalisme plutôt troublant ou, comme le dit la 4eme de couverture, des "apologues mystérieux". Dans cette rubrique, j'ai souri de son imagination complètement surréaliste en lisant "Le conte de l'étron" (rien que le titre, n'est-ce pas).

Très sincèrement, je n'ai pas goûté avec le même plaisir à toutes les nouvelles. Celles qui font la part belle à cette génération de bourgeois désenchantés, "obligés" d'user de substances diverses ou de sexe pour s'étourdir ne m'ont absolument pas parlé. Je n'ai aucune empathie pour ce type de personnalités que je méprise bien cordialement ; inutile donc de dire que la littérature qui les place en héros - ou devrais-je dire en anti-héros - me passe royalement au-dessus également. Ces nouvelles-là sont pour moi d'un total inintérêt (la première, par exemple, qui donne son titre à l'ouvrage). Pour exprimer une certaine vacuité du monde contemporain, j'ai préféré le ton de nouvelles plus débridées, plus hallucinées telles que "Le conte de l'étron" ou "Les mouches".

J'ai plus apprécié celles qui explorent la société des immigrés et invitent à réfléchir sur la tolérance et les différentes dérives d'un racisme qui n'est jamais unilatéral : Ainsi, dans "Nous ne sommes pas des juifs", fortement autobiographique, un jeune garçon métisse comme Kureishi et sa mère anglaise se font insulter dans un bus en des termes plus que racistes. A quoi réplique la mère "au moins, nous ne sommes pas des juifs!". Dans cette phrase se tient toute la complexité d'un racisme protéiforme. "Mon fils le fanatique" dévoile la dérive d'un père pakistanais, chauffeur de taxi et intégré à la société anglaise, qui voit son fils s'embarquer dans l'Islam le plus radical. Encore une fois, dans le contexte contemporain où cette question est lourde de sens, la nouvelle suscite la réflexion.

En somme, une lecture très en dents de scie, parfois très intéressée, parfois très dépitée. Je ne suis pas persuadée de retenter Kureishi ou alors il faudra que je choisisse avec précaution le prochain titre pour m'assurer qu'il ne verse pas dans cette veine bret-easton-ellissienne sauce anglaise qui me hérisse le poil en un quart de seconde.

 

Logo mois anglais4.jpg3eme participation au mois de la nouvelle chez Flo

et 5eme participation au Mois Anglais chez Lou, Titine et Cryssilda

06/06/2014

Le joueur d'échecs de Stefan Zweig

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Le joueur d'échecs de Stefan Zweig, Le livre de poche, 2013 [1942], 95p.

 

Tout commence "[s]ur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New-York à destination de Buenos Aires" où "régnait le va et vient habituel du dernier moment".
Fidèle à sa tradition du récit enchâssé, Zweig nous embarque dans l'enfance et l'apprentissage d'un illustre passager : le champion international d'échecs Czentovic. D'une nature plutôt frustre et stupide, il se révèle à l'adolescence un virtuose du jeu à la surprise générale. Malgré sa renommée, il apparait vaniteux, cupide et incapable d'abstraction. Notre narrateur se révèle vivement intéressé par cette personnalité monomaniaque "car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l'infini. Ces gens-là, qui vivent solitaires en apparence, construisent avec leurs matériaux particuliers et à la manière des termites, des mondes en raccourci d'un caractère tout à fait remarquable. Aussi déclarai-je mon intention d'observer de près ce singulier spécimen de développement intellectuel unilatéral [...]".
Mais malgré quelques tentatives et une partie d'échecs groupée face à Czentovic, c'est un autre personnage, tout aussi étonnant, que le narrateur va rencontrer et apprendre à connaître : celui capable de battre le maître. Commence alors un second récit enchâssé sous forme de confidence. L'énigmatique Dr B. raconte son expérience d'enfermement et de torture intellectuelle pratiquée par les nazis. Aucun camp de concentration ici mais une autre forme de déshumanisation. B. était enfermé dans une chambre d'hôtel "hermétiquement fermée au monde extérieur", privé de tous échappement des sens. "Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m'adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n'entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets." L'incarcération de l'esprit, clos sur lui-même, condamné à tourner en rond, vire à un ennui terrible et suicidaire. C'est précisément ce que vise les geôliers : à force d'ennui, les prisonniers livreront quelques personnalités encore plus importantes pour échapper à cette condition. Heureusement pour lui, B. parvient à voler un livre de technique d'échecs. Son esprit peut enfin s'évader et, depuis sa chambre, il rejoue des parties illustres puis tente de jouer contre lui-même ; non sans glisser progressivement vers la folie.

Connue pour être la dernière nouvelle de l'auteur, Le joueur d'échecs est une nouvelle sombre, presque glaciale. Le pessimisme et l'angoisse de Zweig quant à l'avenir du monde m'y sont apparus palpables. Cette fin, certes ouverte mais où B. manque de retomber dans le cercle vicieux de la folie malgré son attention, n'est pas exactement une happy end, bien au contraire. Ce narrateur qui le rattrape in extremis pourrait être l'écrivain qui tente de dire pour alerter, pour empêcher la chute mais sans trop y croire et surtout terrorisé par les perspectives.
Comme l'affirme B. "c'est une histoire assez compliquée, et qui pourrait tout au plus servir d'illustration à la charmante et grandiose époque ou nous vivons". Ironie désespérée, cette nouvelle expose un des recours dont usent les états totalitaires pour déshumaniser, avilir, et détruire - détruire toujours. En un processus lent mais patient, le ver grignote le fruit. C'est sans doute cette sensation sourde d'une destruction méthodique de tout ce qui fait l'homme qui glace le plus les os.
Point besoin de beaucoup de mots pour amener à cette prise de conscience. La brièveté si caractéristique de Zweig se veut avant tout comme un électrochoc. Il ne s'agit pas tant de raconter que de dénoncer pour inviter à un soulèvement contre ce rouleau compresseur de la destruction. L'auteur lui-même n'en aura pourtant pas eu la force.

Le joueur d'échecs n'est peut-être pas la nouvelle qui m'a le plus touchée mais elle est m'a clairement invitée une nouvelle fois à une vigilance nécessaire, à un recul et à une réflexion face au monde.

Lu en lecture commune avec Charline dont je vais lire de ce pas l'avis éclairé !

 

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Avec ce titre, je participe pour la 2eme fois au mois de la nouvelle chez Flo et pour la 4eme fois au Challenge Zweig chez Métaphore : Challenge terminé !

 

02/06/2014

L'exil et le royaume d'Albert Camus

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L'exil et le royaume d'Albert Camus, Folio, 2013 [1957], 185p.

 

L'année de son prix Nobel, Albert Camus publie ce recueil de six nouvelles entamées en 1952.  Six nouvelles a priori très différentes tant par leur sujet : une femme suit son époux dans le sud algérien ; un missionnaire chrétien est emprisonné, torturé et assimilé à une tribu indigène ; des ouvriers grévistes reprennent le travail ; un instituteur est pris entre deux feux pendant la guerre d'Algérie ; un artiste peintre se laisse porter par une vie qu'il ne réfléchit pas ; un ingénieur visite le village brésilien où il devra réaliser un barrage ; que par leur point de vue narratif, tantôt en monologue intérieur, tantôt en narration hétérodiégétique. Toutes pourtant sont portées par une langue délicieusement poétique pleine de retenue et d'une beauté à couper le souffle :

Cette terre était trop grande, le sang et les saisons s'y confondaient, le temps se liquéfiaient. La vie ici était à ras de terre et, pour s'y intégrer, il fallait se coucher et dormir, pendant des années, à même le sol boueux ou desséché. Là-bas, en Europe, c'est la honte et la colère. Ici l'exil ou la solitude, au milieu de ces fous languissants et trépidents, qui dansaient pour mourir. ("La pierre qui pousse", p. 173-174)

En outre, le fil rouge entre toutes est encore cette philosophie camusienne de l'absurde où l'être apparaît exilé dans une existence qui l'empêche d'atteindre le royaume de l'absolu. Tous les personnages de ces six nouvelles avancent dans leurs vies, portés par un courant plus fort qu'eux. Aucun n'est vraiment moteur de son propre mouvement. La tentation d'un au-delà inaccessible ne saurait être la solution : Janine et le renégat s'abîment cruellement. Les opportunités d'un partage dans "Les muets", d'une entraide dans "L'hôte" ou d'une invitation à la communauté dans "La pierre qui pousse" apparaissent comme des ébauches de réponses, des moyens de pallier à cette absurdité ontologique qui sinon dévore l'âme humaine.

Si j'ai clairement manqué ma rencontre avec Camus avec L'étranger (dont vous lirez la chronique ultérieurement), j'ai goûté avec très grand plaisir les nouvelles de ce recueil. Ce sont décidément les styles poétiques qui m'émoustillent avant tout et celui de Camus ici est d'une délicatesse sans pareil - avec une mention toute particulièrement pour le monologue halluciné du renégat, à couper le souffle de violence et de lumière noire. Derrière le vaisseau amiral qu'est L'étranger, l’œuvre de Camus cache quelques petites pépites moins connues mais qui méritent tout autant, voire plus, le détour. Merci à ma Charline douce pour m'avoir invitée à découvrir celles-ci !

Depuis toujours, sur la terre sèche, raclée jusqu'à l'os, de ce pays démesuré, quelques hommes cheminaient sans trêve, qui ne possédaient rien mais ne servaient personne, seigneurs misérables et libres d'un étrange royaume ("La femme adultère", p. 27)

 

 

challenge melange des genres.jpgCe recueil s'inscrit dans le mois de la nouvelle chez Flo et participe au challenge Mélange des genres chez Miss Léo catégorie Nouvelles, of course !