24/04/2016
Rendez-vous poétique avec Charline Lambert et David Delruelle
Le voici, Ulysse tel qu'en lui-même, la peau du héros jeté aux orties : homme seul offert aux étendues, à l'affût du monde sans mots dire car les mots de Charline Lambert, les mots d'Ulysse - les mots de l'être, en somme - se respirent lorsque l'oreille a foutu le camp. Ulysse s'élance dans toute cette nudité à l'assaut du monde vibrant :
Il mange les saisons.
Il cueille des céréales mûres et les porte à la bouche. Sa langue presse des raisins contre son palais ; entre ses dents s'écoule l'exquis jus d'octobre. Il s'enivre des mois d'avril et de mai, s'empiffre de framboises ou se parfume de fleurs de menthe. p. 15
Il évolue au gré du voyage, conscient de l'épreuve du vivre, devient racine, animal puis lierre du désir tendu sous le chant des sirènes ou le gouffre de Circé. Ce monde d'Ulysse est un désir perpétuel de résonances subtiles où le mot - le gouffre, le chanvre ou le lierre, et pourquoi par l'amour tant qu'on y est - développe une ramification de sens. Elle est loin la barrière signifié/signifiant : Ulysse ouvre la bouche, fait rentrer le monde, cueille les volontés, danse heureux sur les abysses. Ainsi, cette surdité d'Ulysse face au sort des sirènes, ces râpures pulmonaires, ne l'empêche pas d'entendre les appels de Pénélope, la patiente chanvrière qui tresse la ligne du temps et tient la droiture d'Ulysse en vie.
Inspir par torrents et expir en fin cheveux de vent. A l'intervalle du souffle partagé, des pensées de laine.
En laine de chanvre et de lierre, leurs langues sont tressées. p. 68
On a dit beaucoup des exploits d'Ulysse et de sa ruse légendaire ; il faut y ajouter, grâce à la poésie de terres et de souffles de Charline Lambert, son incarnation sensuelle, presque chamanique, qui révèle un au-delà des sens - un au-delà du sens - et électrise tout ensemble les éléments du monde. Un premier recueil brillant, où fleurissent déjà une voix puissante et un regard bestial.
Sous sa peau, sa pensée se tait et son souffre se déterre.
Souffle dont les veines sourdent de la terre, du gui en éclosion rapide, germé de caillots comme autant de promesses d'embolie.
Ou de surdité, si les baies bouchent la cochlée. p. 24
Chanvre et lierre de Charline Lambert, Le Taillis Pré, 2016, 69p.
Supernova de David Delruelle, collage, 2013
Poussant le décloisonné jusqu'au bout, il se pourrait que nous trouvions un écho à la poésie de Charline Lambert dans les collages de David Delruelle, artiste belge lui aussi, qui se plait à entrechoquer des éléments du monde et nous invite à interroger notre réalité quotidienne.
Cinquième participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina
LC de Chanvre et lierre avec Mina
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19/04/2016
Elle, par bonheur, et toujours nue de Guy Goffette
Elle, par bonheur, et toujours nue de Guy Goffette, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 1998, 150p.
Le récit de Guy Goffette naît d'une rencontre fortuite un jour de pluie, au détour d'un musée d'art. Rencontre avec la peinture de Pierre Bonnard et rencontre avec une femme aussitôt vue, aussitôt aimée - miroir de Marthe, muse et femme du peintre. Et puisque chaque artiste évolue au gré de cette fameuse inspiration faite chair, peau et amour, c'est au fil de la figure de Marthe - la rencontre, la vie commune, la lente glissade vers l'habitude, la maladie, la mort - que Goffette brosse le portrait de ce peintre impressionniste qui restera toujours fidèle à la lumière et à la couleur malgré l'émergence d'autres courants picturaux au début du XXème siècle.
Les nus sont pareils, qui masquent la nudité, dérobent le frémissement de la chair sous la peau, gomment le temps qui passe. Et celle que Pierre va peindre désormais ne vieillira plus. p. 114
Grâce à Goffette, je découvre Bonnard, qui ne faisait partie de mon imaginaire artistique que de nom. Une méconnaissance qui semble générale en France pour ce peintre mort au milieu du XXème siècle tandis que l'impressionnisme était déjà dépassé depuis des lustres. Il aura survécu au tournant du siècle et à deux guerres mondiales pour se voir méjugé comme peintre démodé.
Sous la plume de Goffette, il reprend vie et la poésie simple de l'auteur sert joliment l'amour viscéral d'une peinture vivante - car il ne s'agit pas de peindre la vie. Il s'agit de rendre vivante la peinture. -, d'une peinture modeste, loin des fastes de la vie mondaine artistique, dans le cocon du couple et de la nature. Marthe est celle qui guide la création, celle qui révèle sa nudité sous le regard de l'artiste. Bonnard peindra des centaines de Marthe toujours nue au bain, au bas, à la fenêtre. Marthe est la fenêtre ouverte sur la création.
Mon avis aurait pu être très enthousiaste si je n'avais pas senti - peut-être à tort ? Peut-être seulement parce que j'apprécie la douceur et la simplicité avec parcimonie ? - Goffette perdre un peu de sa force poétique à mesure des pages, à tel point que j'ai plus apprécié les citations de Bonnard dans les dernières parties que le texte de Goffette.
Je ressors finalement heureuse de la rencontre avec Bonnard, plus mitigée de la rencontre avec Goffette, et avec l'envie, surtout, de continuer à découvrir le peintre - tant sa peinture que ses différents textes réunis cette année par L'Atelier contemporain en deux recueils à découvrir ici.
Il y a peu de gens qui savent voir, disait Bonnard, bien voir, voir pleinement. S'ils savaient regarder, ils comprendraient mieux la peinture.
S'ils savaient voir, ils sauraient vivre. Dépasser le corps empêtré dans sa boue. Dépasser le présent de toutes parts qui les assaille et qui n'est que Maya, l'Illusion. Dépasser le sujet de la toile, sa forme et ses couleurs, pour entrer dans le tableau, rejoindre le peintre, et continuer sa vision avec leurs moyens propres. S'ils savaient voir, ils ne diraient pas que le bonheur existe ou Dieu ; ils emploieraient des mots corrects. Ils connaîtraient que tout est au-delà du visible et que rien de ce qui vit ne meurt. Que la mer est toujours derrière la mer, infinie, éternelle. Comme l'amour. p. 123-124
Quatrième participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina
LC Guy Goffette avec Le livre d'après, Mina, Ellettres, Martine, Icath, Nadège (un billet par-ci, un billet par-là), Anne
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16/04/2016
Césarine de nuit d'Antoine Wauters
Césarine de nuit d'Antoine Wauters, Cheyne éditeur, 2013, 124p.
La nuit point. Césarine ouvre l’œil. Où elle dort à demi et touche quelques objets : chaque pierre petite, piétinée par oubli, un peu de sève, un minuscule chardon. Dans le cru, la crudité de l’aube, la lumière blanche qui la tient au plus près, sa voix lève laines, lins rêveurs, souvenirs muets. Césarine de nuit, sœur cœur du tendrement laissé, de l’assis rendant l’âme, de Fabien l’aigrelet.
Césarine et Fabien sont abandonnés, laissés à la nature, par des parents trop pingres. Alors, ils deviennent trop libres, sauvageons, les cheveux longs et sales au bord du fleuve. Ils puent, ramassent ce qu'ils trouvent ; Césarine se promène et Fabien lit les poètes. Cette existence en marge de tout finit par déranger. A quelques temps d'intervalle, Césarine est cueillie après une agression, emmenée dans un asile ; Fabien est cueilli par la police pour une raison qui reste obscure. Tous deux à nouveau réunis mais tous deux maltraités, toujours plus seuls et beaucoup moins libres ; car la société exècre les êtres libres.
Elle voit les arbres du parc fleurir, puis se charger de fruits et se défeuiller, elle voit la lumière crue d’hiver et celle braisée des fins d’automne, elle respire à pleine bouche les branches de lierre tombées sous le vent fort, selon les mois, le cours du sang, l’avancée de ses rêves et l’état de sa folie, elle entend le bruit de nos pas dans les couloirs ou de sa respiration parmi les bêtes, au bois de son enfance. Au bois chéri.
La lecture d'Antoine Wauters a toujours quelque chose de jouissif et de dérangeant ; son style se promène décidément dans cette ambivalence terriblement organique où il est question des chairs, des peaux, des plaies. De ses êtres martyrisés par la vie, par une autorité qui refuse les marges heureuses, il tire une langue brute, sans concession, sans trop de compassion non plus et pourtant d'une poésie lumineuse de toutes ses ombres. La distance qu'il instaure est la condition pour ne pas s'apitoyer, pour recevoir comme une gifle des instantanés comme autant de coups de foudre assénés à la bienséance, comme autant d'élans du désir, comme autant d'affirmations d'une nécessaire désobéissance. A l'image de Césarine et Fabien, capables d'inventer leur vie et d'en souffrir les conséquences, Antoine Wauters invente une langue du corps, une langue libre et percutante, où la crudité et la violence se font belle et grande poésie.
On brûlera la mauvaise graine et le mauvais génie, l'adolescent bredouille, le doux rêveur au fleuve, le pantois, les Fabien et les fils de Fabien, on brûlera les mains vides, les pierres n'amassant mousse, Césarine légère et les frères Charles chauves, on brûlera l'étrangère et la leveuse de laine. Et petite nuit n'est plus. Elle devient la lumière, le jour cru qui nous blesse, et elle devient la cendre.
Mon billet sur Sylvia, écrit en 2014, merveilleux également (si ce n'est plus).
Troisième participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina
08:12 Publié dans Challenge, Lecture commune, Littérature française et francophone, Poésie | Lien permanent | Commentaires (10)