01/04/2016
Rendez-vous poétique avec François Jacqmin et Jacob Kassay
En dénichant ce recueil de Jacqmin, je m'attendais à lire "le récit de l'extase du poète face à la nature" ainsi que l'annonçait la quatrième de couverture. Une poésie des fleurs et des cailloux, en somme (mais en mieux). En fait, j'ai découvert encore mieux. C'est à dire que cette nature dans laquelle évolue le poète est l'incarnation de l'Être auquel se confronte le moi vivant, pensant et a fortiori le moi écrivant. De là, Jacqmin glisse vers une réflexion qui interroge l'écriture elle-même, remet en cause sa prétention à dire ou à donner forme à ce qui ne peut l'être. Le langage est finalement bien plus au cœur du recueil que la neige en tant que telle, qui se fait tour à tour métaphore de la pureté, de l'humilité ou de l'insaisissable. Chaque poème de Jacqmin forme une bille autonome, ronde et lisse comme une boule de neige, que d'aucuns trouveront trop ronde ou trop lisse mais qui me semble, au contraire, restituer à la perfection la pensée méditative et réflexive.
Le livre de la neige de François Jacqmin, Espace Nord, 2016 [1993], 145p.
On soupçonne
que les ténèbres n'ont pas leur source
dans la nuit.
On devine
une opacité primitive, un
crépuscule
qui précède l'obscur.
On songe à une ombre très reculée qui devance
l'informe, et
qui montre que le noir
n'est que la coutume d'une incohérence plus noire.
p. 21
Belle
sans la disgrâce de la précaution, la neige
éblouissait
de toute son expérience précaire.
Sa légèreté
était un pressentiment qui précède le toucher ; on ignorait
si sa fourrure
frôlait la démence ou l'immatériel.
En la regardant, l'âme se savait regardée.
p. 37
Que peut-on espérer
d'un infini
qui n'a aucune inclination pour le mot ?
Que faut-il attendre d'une neige
qui n'établit
aucun rapport entre son signe et la pensée ?
En quoi
peut-on convertir ce tout qui évite le tout ?
Serait-ce une révélation
que d'ignorer ce que l'on doit à l'ignorance ?
p. 41
Untitled, 2013
Vue de l'exposition de Jacob Kassay à la galerie Art Concept à Paris
Et tandis que François Jacqmin interroge les prétentions de l'écriture par l'entremise de la blancheur neigeuse, Jacob Kassay interroge les prétentions de l'art occidental par l'entremise du monochrome argenté.
Tout, en art, est éternel dialogue.
Première participation au mois belge 2016 d'Anne et Mina
10:31 Publié dans Art, Challenge, Poésie, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (12)
09/03/2016
Rendez-vous poétique avec Tomas Tranströmer et Nils-Udo
Tomas Tranströmer fait partie de ces poètes qui a déjà fait quelques apparitions sur ce blog, notamment lorsque je suivais assidument les jeudis poétiques d'Asphodèle. C'est ma récente lecture du dernier roman de Sylvie Germain, qui lui emprunte cet extrait en guise d'exergue : " La table branlante des hommes./Vois combien la nuit consume la voie lactée des âmes./Monte dans ton chariot de feu et quitte le pays !" qui m'a donné envie de feuilleter à nouveau ses textes.
C'est par ici que commence Baltiques, qui précipite l'homme, littéralement, dans la vie ; dans la nature ; dans la poésie. L'éveil n'a rien d'un délire aérien, d'une chimère spirituel. C'est les deux pieds dans la terre qu'il se joue. Prenons le départ !
Prélude
L’éveil est un saut en parachute hors du rêve.
Libéré du tourbillon qui l’étouffe, le voyageur
tombe dans les zones vertes du matin.
Les objets s’enflamment. Il distingue – dans la position palpitante du pinson – les phares puissants d’un système radiculaire
qui tournoie dans les bas-fonds. Mais au-dessus de la terre
il y a – en un flux tropical – cette verdure aux
bras dressés, à l’écoute
des rythmes d’une pompe invisible. Et il
descend vers l’été, se laisse chuter
dans son cratère éblouissant, glisse
le long du puits d’ères vertes et humides
vibrant sous la turbine du soleil. Ainsi s’arrête
dans l’instant sa course verticale et les ailes se déploient
pour le repos d’un aigle pêcheur au-dessus des eaux qui filent.
Le son banni
d’une trompe de l’âge de bronze
reste accroché au-dessus de l’abîme.
Aux premières heures du jour, la conscience peut étreindre le monde
comme une main saisit une pierre chauffée par le soleil.
Le voyageur est sous l’arbre. Après
sa chute dans le tourbillon de la mort,
une grande lueur : va-t-elle s’étendre sur sa tête ?
in Baltiques, Oeuvres complètes 1954 – 2004, traduit du suédois par Jacques Outin, éditions Gallimard (poésie), 2004
Clemson Clay Nest de Nils-Udo, 2005
16:56 Publié dans Art, Littérature scandinave, Poésie | Lien permanent | Commentaires (6)
13/02/2016
A la table des hommes de Sylvie Germain
A la table des hommes de Sylvie Germain, Albin Michel, 2016, 263p.
"Ils sont en placide accord avec la terre, ils font corps avec elle. La terre, la vie, leur chair, le sang qui circule en eux, la faim autant que la satiété, la course autant que les haltes de délassement, c’est tout un. Ils ne s’inquiètent pas du temps qui passe, ils ignorent ce qu’hier et demain signifient et portent de nostalgie, de soucis ou d’espoirs, ils habitent chaque instant en plénitude, les agréables comme les mauvais, et selon, ils réagissent, s’adaptent. Seul leur importe de rester saufs ; ils ne sont que brut et vigoureux désir de vivre qui oscille entre âpreté, effroi et volupté. La vie parfois dispense des moments de si grande douceur. Ces moments-là, ils les goûtent avec ampleur et acuité, des frissons de bien-être leur parcourent l’échine, furtifs et légers comme ceux qui fluent dans les herbes et les feuillages sous les bouffées du vent." p.27
J'avais délaissé Sylvie Germain depuis de trop nombreux mois, depuis la découverte foudroyante de son premier roman puis la lecture agréable mais bien moins saisissante de ses Petites scènes capitales. Il faut dire qu'avec Sylvie Germain, je mets la barre très haut, j'attends de la grâce, de la violence sublimée, de la poésie, du conte et de l'Histoire mêlés. Forcément, dès lors, au seuil de l'attaquer, je sais que je serai sans concession. Et comme d'habitude, tandis que j'ai de nombreux titres d'elle dans ma PAL, il a plutôt fallu que je me penche sur sa dernière sortie piochée en bibliothèque. On ne se refait pas...
A la table des hommes m'a terriblement attirée par un propos similaire au Livre des nuits : où le merveilleux rencontre l'âpre réalité des jours de guerre. Notre personnage principal n'est autre qu'un pourceau abandonné, livré à la nature, aux soins d'une femme puis d'une daine aimantes. A mesure qu'il grandit, il se frotte un peu plus à l'aride douceur de la sauvagerie, échappe aux chasseurs - l'Homme, cette terrible engeance - puis se mêle dangereusement à la mort au point que vivant et mourant se télescopent, fusionnent, s'amourachent. Le voilà seul, le sans-nom, le sans-parole, dans un corps tout différent, étranger à ses deux jambes immenses et incertaines, nu dans une ville détruite. Il survit grâce à sa connaissance de la nature et des bêtes et se lie d'une amitié solide avec une corneille. Les jours s'écoulent tant bien que mal jusqu'au retour des hommes dans le village. L'homme qui, décidément, ne peut s'empêcher d'osciller entre la bienveillance et la prédation.
"La forêt est son royaume, il y flâne des journées entières, parfois il s’y attarde tant qu’il ne rentre qu’à l’aube. Il aime assister au déclin de la lumière dans le ciel qui semble s’arrondir à mesure que le bleu se sature, se violace puis se fonce en noir indigo, et, au même rythme, à la montée des ombres entre les fûts des arbres jusqu’à leurs frondaisons. Tous pareillement sanglés de noir, les arbres forment une horde de silhouettes immobiles, bras levés, écartés, qui s’effleurent en frémissant. Il écoute et il respire la nuit forestière, l’air humide et froid, très vif mais moins venteux, répand autrement les sons et les odeurs que celui du jour, les bruits se détachent et se répercutent avec plus de netteté, ils claquent comme des bulles, les odeurs s’exhalent avec plus de puissance. Il n’a pas peur dans cette obscurité aussi mouvante que bruissante, ses sens s’y aiguisent comme une lame sur une meule, et il connaît bien son domaine, il sait s’orienter, se protéger des dangers, trouver où et comment se dissimuler au moindre bruit suspect, surtout s’il s’agit de voix ou de pas d’hommes. Il se méfie bien davantage de ceux-ci que des animaux sauvages, car les humains fouinent partout, et certains portent un fusil à l’épaule, prêts à tirer sur toute bête comestible, et aussi, par mégarde, par excitation ou par jubilation, sur tout ce qui bouge, comme si la vie des autres vivants leur était un défi, un obstacle à abattre, la promesse d’une bouffée d’ivresse sanguine." p 82
A la table des hommes nous invite à une naissance à l'humanité des plus fabuleuses, en même temps qu'à une réflexion sur cette humanité. Et puisque nous sommes à la lisière du conte, on ne saurait faire fi du fameux nombre trois, magique : ainsi le récit est-il rythmé selon trois parties que symbolisent l'apprentissage du langage, de l'amour puis du questionnement spirituel. A mesure que l'être grandit, construit, s'interroge, il perd autant qu'il gagne. Notre protagoniste, baptisé ironiquement Babel, apprend les mots mais perd un peu de son harmonie à l'instant présent. Avec l'humanité vient l'ennui, la jalousie, le manque ou la volonté de nuire. Chez les bêtes, nulle violence gratuite ou préméditée. Seulement la survie, seulement la nécessité d'être à soi et au monde. Très clairement, ce roman est à charge des hommes mais sans virulence mal digérée. Sylvie Germain en crée un monde poétique, transforme la boue et mots lumineux, et place Babel au centre - entre l'homme et l'animal - comme le pont que nous devons être : faire partie du monde mais ne pas en être le centre
"Ce qui grésille en lui, ce sont les mots. Le peu de vocabulaire qu'il avait acquis s'est disloqué sous le choc de l'agression, puis dissous dans la fièvre, et des lambeaux de vocables flottent dans sa tête, s'y heurtent les uns aux autres. Tous ces mots concassés, il veut les ressaisir, les reformer, les affûter, et surtout les multiplier, il lui faut compenser l'amenuisement de son odorat en s'emparant du langage comme d'un instrument d'exploration des choses et des gens, en faire une faculté de perception, un sixième sens qui ramasse et concentre les cinq autres. Une arme pour comprendre tout ce qui se dit, et ce qui se trame dans ces dires." p. 98
J'ai été très touchée par le propos de Sylvie Germain, ne pouvant qu'y souscrire - appréciant ce personnage solitaire, en marge et d'une simplicité mine de rien complexe - et ai savouré de nombreux passages où son style se découvre décidément savoureux. Pourtant, comme avec Petites scènes capitales, je n'ai pas retrouvé le même émoi qu'avec Le livre des nuits. Je ne suis pas loin de me demander si elle fera un jour aussi bien que cet extraordinaire premier roman. Mon sentiment profond est qu'A la table des hommes est un livre finalement inégal. Sentence étrange à délivrer pour un bon roman, je le reconnais - car c'est un très bon roman. Mais inégal tout de même au regard de ce que Sylvie Germain a pu écrire auparavant. La beauté fulgurante de son style ne se dessine que par à-coups tandis qu'une langue et des considérations beaucoup moins subtiles prennent parfois le relai à regret. Le filigrane de l'Histoire - où devrais-je dire du monde contemporain, car comment ne pas penser à certains attentats récents dans la dernière partie du roman ? - est trop clairement affiché, et je n'ai pas toujours compris la pertinence de cette inscription si transparente, là où, justement, c'est l'intemporalité du conte qui faisait à mon sens la force de son écriture et de son message implicite. Certains morceaux semblent écrits dans la rage, dans l'exaspération de tel ou tel évènement de notre quotidien et cela perd de sa légèreté, de sa profondeur, de sa force.
Je m'arrête là dans mon bémol car je ne voudrais pas vous passer l'envie de découvrir ce roman malgré tout délicieux. Qu'il s'agisse d'un titre ou d'un autre, Sylvie Germain est indéniablement une auteure à lire et à savourer. Et bémol ou pas, A la table des hommes invite à une réflexion absolument nécessaire sur le devenir humain.
"Le jour commence à poindre, les étoiles pâlissent, mais le jour et la nuit ne sont pas exclusifs, rien ne l’est, sauf la haine en son orgueil inepte, tout s’interpénètre, se ramifie et se féconde. Les étoiles peuvent bien disparaître de la vue, elles ne désertent pas le ciel où elles diffusent leur feu depuis des milliards d’années, et leur lumière survit longtemps à leur extinction. Et il est indifférent aux étoiles d’être on non regardées par des admirateurs, comme cela l’est aussi aux arbres, aux montagnes et aux fleuves, aux fleurs et aux animaux. Seuls les hommes ont ce souci rongeant, et pour être remarqués, autant que pour éliminer qui s’avise de leur faire de l’ombre ou simplement qui ose ne pas les glorifier ni se soumettre à eux, ils sont prêts à tout, à commencer par tuer." p 261-262
" La table branlante des hommes.
Vois combien la nuit consume la voie lactée des âmes.
Monte dans ton chariot de feu et quitte le pays !"
Citation de Tomas Tranströmer p. 263
08:50 Publié dans Contes, Littérature française et francophone, Poésie, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (10)