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01/06/2018

Testament à l'anglaise de Jonathan Coe

jonathan coe,testament à l'anglaise,what a carve up,politique,thatcher,agriculture,presse,édition,art,satire,ironie,critique,angleterre,écriture,écrivain,création,mois anglais,lecture commune,blogoclub"Laissez-moi vous donner un avertissement sur ma famille, au cas où vous ne l'auriez pas encore deviné, dit-il enfin. C'est la pire bande de salauds, de rapaces, de voleurs, d'escrocs, de traîtres, de criminels, qui ait jamais rampé sur le sol terrestre. Et j'y inclus mes propres rejetons."

L'événement fondateur de ce roman est le suivant : Godfrey est mort. C'était en 1942 lors d'une mission secrète au-dessus de Berlin. Alors qu'il volait, son avion fut abattu par un tir allemand - et ç'aurait pu être la fin de l'histoire ou, éventuellement, le début d'un roman de guerre comme on en connaît beaucoup si l'auteur n'était pas Jonathan  Coe. Rien de tout cela ici car entre à son tour en jeu le personnage qui va tout chambouler : la soeur de Godfrey, Tabitha. Celle-ci refuse de voir dans cette tragédie un événement banal de la guerre et accuse son frère aîné Lawrence du meurtre de son cadet. Vous imaginez le tollé. Entre stupéfaction générale, dénégations méprisantes de Lawrence et théories conspirationnistes, Tabitha est internée dans un établissement psychiatrique duquel elle ne sortira qu'épisodiquement. Cela ne l'empêche pas de ruminer âprement la situation et n'entache en rien sa certitude de la culpabilité de son frère. Une démonstration flagrante en est d'ailleurs faite quelques dizaines d'années plus tard, tandis qu'elle bénéficie d'une sortie exceptionnelle pour les cinquante ans du benjamin de la fratrie, Mortimer. 

Entre parallèlement en scène Michael Owen, écrivain blasé et inactif bien peu séduisant. L'époque a changé : nous sommes en 1990. Il a la quarantaine solitaire et négligée, ne sort plus de chez lui et n'interagit plus avec ses semblables. Quelques années auparavant, en 1982 exactement, il avait été débauché par la Peacock Press sur injonction d'une Tabitha vieillissante mais toujours obnubilée, pour raconter l'histoire de la tonitruante famille Winshaw. La fratrie d'origine n'était déjà pas géniale mais alors les rejetons, une tripotée de cousins arrivistes et cyniques, décrochent la timbale. Alors que Michael avait totalement lâché le projet, l'intervention inopinée d'une voisine va le motiver à se plonger à nouveau dans ses premiers travaux de recherche. En alternance avec la vie passée, présente et future de ce quadra auquel on s'attache finalement, le lecteur découvre tour à tour chacun des cousins Winshaw, exploitant tous un filon lamentable de notre société contemporaine capitaliste. Qui la télévision, l'art contemporain, la politique ou l'agriculture : tout y passe avec une acuité aiguë et une ironie cinglante de haute volée. 

J'ai également pris une ferme décision pour le mot "hôpital". Ce mot est exclu de nos discussions : nous parlons désormais d'"unités pourvoyeuses". Car leur seul but, dans le futur, sera de pourvoir à des services qui leur seront achetés par les autorités et par les médecins en vertu de contrats négociés. L'hôpital devient un magasin, les soins deviennent une marchandise, tout fonctionne selon les règles des affaires : produire beaucoup, vendre bon marché. La magnifique simplicité de cette idée m'émerveille. 

J'ai adoré ce roman mais c'est presque délicat de l'avouer. Une part de moi, indéniablement, a savouré cette tendance typiquement anglaise d'appuyer là où ça fait mal avec le sourire. Testament à l'anglaise est un exemple de situations parfois absurdes, souvent inattendues, convergeant toutes vers une des plus grosses gifles littéraires désinvoltes de la fin du XXème siècle. Une autre part de moi, pourtant, a beaucoup de mal à se réjouir de cette satire quand tout, absolument tout, ce qui est dévoilé est vrai et, surtout, quand tout cela se poursuit dans la même direction vingt-cinq ans après la première parution du roman. C'est véritablement terrifiant. Aussi, mes scrupules ne tiennent pas à la qualité du roman, qui est excellente, mais plutôt au propos qui fait froid dans le dos. Jonathan Coe lève le voile sur l'époque Thatcher avec tellement de pertinence, de légèreté et d'originalité que cela relève du sacré tour de force (j'allais écrire génie, hésitant sur le mot, le trouvant peut-être trop fort ? N'empêche que si ce n'est pas le cas, on n'en est vraiment pas loin). 

En parlant de tour de force, je ne vous ai encore pas dit grand chose de la forme. J'évoquais tout à l'heure l'alternance des récits. Lorsqu'on entame le roman, on commence par se perdre un peu dans toute la galerie des personnages Winshaw (merci à l'éditeur de fournir gracieusement un arbre généalogique, d'ailleurs!) puis on attaque franchement dubitatif l'existence de Michael Owen. On se dit pendant un bon paquet de pages qu'on a un roman bien écrit sur ce principe assez classique de récits parallèles. C'est évidemment une erreur. Le roman est un puzzle. Peu importe à quel point cette métaphore est éculée ; elle convient trop bien à la construction narrative brillante de l'intrigue. Les récits alternés sont des leurres simplistes à l'intérieur desquels se cache en fait une myriade d'indices - a priori anecdotiques - qui se répercutent au fil du récit sous forme d'échos et dévoilent tous, progressivement, une part du mystère. On ne prête pas forcément attention à la première résonance, puis la deuxième interpelle, enfin la troisième rend le lecteur attentif aux moindres détails. Lorsqu'on en arrive à cet instant de la lecture, on est irrémédiablement scotché à la suite de l'histoire qui se referme comme un piège sur tous et tout.

"Poignardé dans le dos, hein ? dit sèchement Hilary. C'est bien approprié. Est-ce que cela veut dire que Mrs Thatcher est quelque part dans la maison ?"

jonathan coe,testament à l'anglaise,what a carve up,politique,thatcher,agriculture,presse,édition,art,satire,ironie,critique,angleterre,écriture,écrivain,création,mois anglais,lecture commune,blogoclubjonathan coe,testament à l'anglaise,what a carve up,politique,thatcher,agriculture,presse,édition,art,satire,ironie,critique,angleterre,écriture,écrivain,création,mois anglais,lecture commune,blogoclubLe mois anglais chez Lou et Cryssilda + Lecture commune du Blogoclub

 

15/04/2017

Acide Sulfurique d'Amélie Nothomb

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Acide sulfurique d'Amélie Nothomb, Le livre de poche, 2007, 212p. 

 

Je fais partie de ces gens qui, par principe un peu snob, n'aiment pas Amélie Nothomb alors même que je n'ai jamais réussi à finir aucun de ses romans (ceci explique sans doute cela, en même temps). Je me rappelle particulièrement de Métaphysique des tubes qui m'était totalement tombé des mains. J'en retenté deux ou trois titres depuis avec la même absence de succès (et j'ai même oublié les titres). J'avais donc décrété qu'Amélie Nothomb n'était pas pour moi et, comme la vilaine fouine que je suis, cela équivalait dans mon esprit à dire que c'était un peu de la crotte de chamois. 
Et puis, j'ai vécu la traversée du désert pour savoir quoi faire lire à mes 3e dernièrement jusqu'à tomber sur ce titre-là, Acide sulfurique, de mon auteure mal-aimée préférée. Allez, qu'à cela ne tienne, me dis-je, il n'y a que les imbéciles pour ne pas changer d'avis

Et me voilà embarquée plutôt fort, comme les personnages, dans une rafle du côté du Jardin des Plantes. Tout le monde, sans distinction d'aucune sorte, est entassé dans des wagons à bestiaux jusque dans des camps qui n'ont rien à envier aux camps de concentration nazis, à ceci près qu'ils sont équipés de caméras dans tous les coins. Certains raflés sont embauchés pour devenir kapos selon leur veulerie gratuite et leur imbécillité ; les autres revêtent le costume des prisonniers. Nous voilà dans la télé-réalité nouvelle génération : une télé-réalité qui se crée et se renouvelle au gré des audiences, où les principaux acteurs du show ignorent tout et où le consentement  d'autrui n'est plus nécessaire, où les pires horreurs de l'histoire deviennent sujet de divertissement, où la mort d'un homme se décide en pressant un bouton de sa télécommande. 

Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus ; il leur en fallut le spectacle.

Le propos est non seulement accrocheur mais d'une brûlante actualité. Je me rappelle de la polémique que ce titre avait soulevé lors de sa sortie, en 2005. De nombreux journalistes s'étaient insurgés contre l'irrespect de mettre en parallèle un phénomène télévisuel, certes discutable mais relativement inoffensif et surtout mettant en scène des personnes consentantes, et les camps de concentration. Le fait est que, douze ans plus tard, on ne peut que difficilement s'en offusquer tant on n'est pas si loin d'une telle folie. L'appât  de l'audimat et donc du gain - du côté des producteurs - et l'appât de la nouveauté, du toujours plus, du scandaleux, du croustillant et accessoirement de la bêtise la plus éhontée - du côté des spectateurs - sont suffisamment grands et puissants pour qu'on ne soit pas si loin de tels jeux sur nos écrans (si tant est qu'on puisse encore parler de jeu). Dans toute cette moutonnerie assez déconcertante, le rôle tordu des médias qui jouent d'un je t'aime moi non plus dont on peine à comprendre l'intention véritable est également très bien montré : au final, tout être pensant que l'on est (et si on ne l'est pas, c'est encore pire), on se retrouve embarqué dans un phénomène d'intérêt éminemment malsain voire hypocrite. Cette peinture des travers de nos comportements et de la dérive télévisuelle est plutôt bien servie et me semble une base intéressante de réflexion, notamment pour les adolescents qui ont tendance à tout boire sans suffisamment prendre le recul critique nécessaire. 

Le taux d'abstention au premier vote de "Concentration" fut inversement proportionnel à celui des dernières élections législatives européennes : quasi nul, ce qui fit dire aux politiques que l'on devrait peut-être songer, à l'avenir, à remplacer les urnes par des télécommandes.

Cependant, si je reconnais un intérêt réflexif intéressant à l'ensemble, et un style ponctuellement savoureux, je ne me peux m'empêcher de persister à considérer que, dans le détail, le récit souffre de beaucoup de facilités et d'une vision trop manichéenne pour être consistante, notamment du côté des personnages. Un peu plus de nuance aurait été bienvenue. Je me creuse la tête depuis tout à l'heure pour trouver malgré tout un personnage plus intéressant qu'un autre mais aucun ne me semble rattraper l'autre. Même l'évolution de Zdena est en carton. Je ne parle même pas de l'héroïne, Pannonique, qui doit faire se retourner toutes les Madones de la Renaissance sur leurs tableaux. La caricature est trop présente. On sent qu'Amélie Nothomb est une conteuse d'histoires. Elle imagine ici un univers un peu fou, pas si éloigné du nôtre. Elle construit à grands traits un récit et des personnages pour nous dépayser. Malheureusement, on ne dépasse pas le stade de l'ébauche. C'est dommage. Ce pourrait être tellement excellent, poussé un peu plus loin, désencombré des facilités et des clichés. 

N'empêche que je peux dire, maintenant, que j'ai fini un roman d'Amélie Nothomb ! (mais sans avoir envie d'en lire un autre, je dois l'avouer) 

 

acide sulfurique,amélie nothomb,camp,concentration,téléréalité,télévision,mouton,mort,presse,influence,réflexionLe mois belge d'Anne et Mina 2017

11/05/2012

Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal

Ante Scriptum : Pour les envies de SWAP de L'ETE, l'article concerné et les inscriptions sont juste en dessous !

 

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Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal, traduit du tchèque par Anne-Marie Ducreux-Palenicek, ed. Pavillons poche de Robert Laffont, 2007, 121p. 

 

 

La première phrase annonce la couleur : "Voilà trente cinq ans que je travaille dans le vieux papier et c'est toute ma love story". 
Hanta, personnage principal et narrateur, nous plonge dans l'univers sale et collant du recyclage papier, où le travail se fait les mains nues dans le pilon, dans les vieux emballages sanguinolents des boucheries, les tâches d'encre, les pintes de bière, et les souris endormies. Mais Hanta aime passionnément ce travail parce que chaque jour, il découvre la beauté au milieu de toute cette  brutalité : des livres lui apparaissent et il s'y laisse emporter. Il cite Hegel ou Nietzsche et discute avec Jésus et Lao Tseu. Dans chaque boule de papier compressé qu'il forme avec sa presse, il depose un de ces précieux livres, il les entoure de belles reproductions picturales ; il crée à sa manière une autre vie pour ces mots voués à la destruction. 
Jusqu'au jour où apparaît une toute nouvelle machine, gigantesque et rapide, qui impose un travail à la chaîne sans plus de souci des mots, de la découverte, ni de l'homme...

Parlant de découverte, quel étonnement que ce tout petit livre de Bohumil Hrabal ! Dans une langue à la fois touchante, presque poétique et frappante, il tape le rythme de la machine et délivre un tragi-comique talentueux qui semble nous dire : "Attendez, n'allez pas si vite, réfléchissez". Hanta, ce personnage crasse et alcoolique, prend pourtant le temps et chérit encore l'être et la culture comme le coeur de toute chose - à l'image de ce livre qu'il place au centre des papiers recyclés. Mais la société moderne, avec un toujours plus généralisé, abrutit, asservit et retourne en arrière à force d'avancer sans considération. Les nouveaux ouvriers ne lisent plus les mots qu'ils vouent au néant, et les enfants ne connaissent plus le livre avec délectation. L'homme, lui-même, devient dispensable et tout un humanisme s'éteint avec Hanta. 
Un très beau texte sensible, parfois halluciné, mais terriblement éclairé qui prête à la réflexion, au rêve, à la différence (oserais-je dire à la résistance?). A découvrir de toute urgence !

 

*

 

Extrait :

 

"Ainsi appuyé à la rampe en surveillant le travail de l'humanité, je vis entrer dans le soleil une institutrice accompagnée d'un groupe d'élèves. Il s'agissait sûrement d'une excursion scolaire, elle voulait montrer aux enfants le recyclage du vieux papier... Mais, à ma grande stupeur, la maîtresse prit un livre, réclama l'attention de ses pupilles et leur fit une démonstration en règle du processus d'étripage ; et à leur tour, l'un après l'autre, les enfants ramassèrent un livre, détachèrent soignement la couverture et entreprirent de la déchirer ; les livres se rebiffaient, essayaient bien de se défendre mais les petits doigts étaient les plus forts, les ouvriers les stimulaient du geste, les fronts innocents s'éclairaient tant le travail allait bon train..."