04/08/2014
Rivière Mékiskan de Lucie Lachapelle
Rivière Mékiskan de Lucie Lachapelle, XYZ éditeur, 2011, 159p.
Alice a 25 ans et vient de perdre son père. Un père absent, un père alcoolique ; un père qui l'attache à des origines qu'elle préfère tenir à distance car elles sont pour elle synonymes de déchéance et de douleur : ses origines cries. Pourtant, elle décide de partir à 12h de train de Montréal pour ramener son père chez lui. C'est au cœur des forêts québécoises, près de la rivière Mékiskan qu'il doit reposer. Il ne s'agit, initialement, que de faire l'aller retour. Loin d'elle l'idée de s'attarder. Elle veut seulement laisser enfin la colère derrière elle, tourner une page. Mais l'on en finit pas si facilement avec le passé et avec une part de soi-même. Après tout, le sang cri coule dans ses veines. Près de cette rivière, ce n'est pas seulement son père qu'elle doit enterrer mais son ressentiment, tout ce mélange d'émotions néfastes qui la ronge comme bien des Amérindiens. Grâce à la vieille Lucy, une lointaine parente, et ses petits-enfants, elle va vivre un quotidien qui saura la guider vers l'apaisement.
Une fois n'est pas coutume, voici un roman sur les Amérindiens mais pas un roman amérindien. Lucie Lachapelle connait à merveille son sujet mais n'est pas elle-même native de la nation crie. Si le propos de son roman se rapproche beaucoup d'une trame typiquement autochtone : le retour physique du natif qui occasionne une réflexion plus profonde sur la nécessité de guérir une identité meurtrie, le regard distancié, extérieur de l'auteure me semble se ressentir en ce que la culture crie ne résonne pas d'une manière aussi prégnante que dans les titres d'homologues autochtones. Au fond, Alice ne retourne pas à ses origines mais fait la paix avec elle. L'idée n'est pas pour elle de recréer un lien perdu - souvent source du mal-être - mais simplement d'accepter qu'une part d'elle-même est crie. Cesser de le refouler, cesser de le voir d'une manière uniquement péjorative, dépréciative. Simplement accepter.
La langue de Lucie Lachapelle se fait neutre, douce, très simple pour relater ce chemin vers l'acceptation. D'aucuns la trouveront trop simple. Il faut avouer qu'elle ne fait pas dans la métaphore filée. Mais le propos n'est pas le style ; il est plutôt le mouvement positif qui porte Alice. Le voyage au fond ne sera que de courte durée. Elle repartira vers Montréal au bout d'une semaine pour se retrouver à l'endroit précis où son père est mort. On sent que ce récit n'est que l'ébauche d'un cheminement plus vaste, qui se fera loin des Cris (ou peut-être, plus tard, à nouveaux avec eux ?). En attendant, Rivière Mékiskan raconte avec délicatesse la nécessité de guérir les vieilles colères indigentes et démontre, en outre, que si certains clichés délétères sur les Amérindiens ne sont pas sans fondement, il y a toujours aussi un élan de vie.
Merci beaucoup à Anne pour ce livre voyageur !
Challenge Amérindiens
17eme participation
08:57 Publié dans Littérature amérindienne, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (4)
19/05/2014
Indian Roads de David Treuer
Indian Roads - Un voyage dans l'Amérique indienne de David Treuer
Traduction de Danièle Laruelle, Albin Michel, 2014, 420p.
David Treuer est connu en France pour son travail de romancier (Little, Comme un frère et Le manuscrit du docteur Apelle sont publiés en France par albin Michel). Il est également professeur de littérature à l'université de Californie du sud (le mec a deux thèses, dont l'une a été dirigée par Toni Morrison : paye la classe) et essayiste. Il travaille enfin activement avec son frère aîné Anton à compiler le plus de documents oraux possibles en langue ojibwée afin d'en écrire la première grammaire pratique.
Car David Treuer est ojibwé, donc, et membre de la réserve de Leech Lake dans le Minnesota. C'est de son expérience en ce lieu, du vécu de sa famille qu'il part pour rédiger le présent livre - document hybride, à la manière des amérindiens d'aujourd'hui, qui mélange autobiographie, réflexions personnelles, histoire et mise en perspective. Le tout, brodé par sa plume de romancier, donne un ouvrage inclassable mais surtout passionnant sur le quotidien d'une réserve au vingt-et-unième siècle. Le titre original est d'ailleurs Rez Life - plutôt intraduisible certes, mais qui affiche bien plus clairement le propos de l'ouvrage que cet Indian Roads qui ne dit rien du tout ; qui invite au contraire à se méprendre sur le sujet (bien qu'il ait l'avantage de claquer un peu plus sur les étals de librairie).
Si je devais résumer ce livre, je dirais qu'il tente d'opérer une mise à plat. De démêler un écheveau sensible et pourrissant. Les ouvrages sur l'histoire des amérindiens sont plutôt légions mais on peine souvent à saisir l'aspect contemporain de la question - et quand je dis "on", je ne parle pas uniquement de nous, européens, qui n'en ont objectivement pas grand chose à faire au quotidien à moins de vouloir s'y intéresser, mais des américains et des amérindiens eux-mêmes. Ces derniers ignorent souvent ce qu'il en est de l'actualité de certains traités, de leurs droits, et des raisons qui les ont motivés. En outre, la situation très particulière des amérindiens au regard des autres citoyens américains enjoint un racisme sourd des deux côtés de la barrière qui, s'il n'est plus aussi virulent qu'à une époque, est toujours bel et bien d'actualité et affiché sans complexe.
Il s'agit donc pour Treuer de clarifier la situation et, partant de ce fait là, de comprendre et d'envisager l'avenir. Il évite un misérabilisme qui ne saurait être constructif et n'hésite pas à épingler un certain nombre d'aberrations persistantes. C'est évidemment le gouvernement fédéral, les États et les politiques à l'égard des indiens qui en prennent le plus pour leurs grades mais les gouvernements tribaux n'ont rien à envier à la cupidité et à l'arrivisme des Blancs aujourd'hui ; Treuer le met donc en lumière sans concession lorsque nécessaire. De même, il note un éloignement de plus en plus alarmant de l'essence culturelle des nations autochtones au profit d'une image réductrice de l'indianité portée par les indiens eux-mêmes. Comme quoi, parfois, on est jamais mieux desservi que par soi-même.
Je ne compte pas vous détailler plus avant les différents points développés par Treuer - ce qui sont intéressés iront s'y pencher de plus près ; les autres ne le liront pas de toutes façons : en vrac, qu'est-ce qu'un traité et que met-il en lumière sur la mise en réserve ; pourquoi les indiens tiennent à leurs réserves ; la justice tribale ; la violence, l'alcoolisme et la drogue ; les casinos ; l'éducation en immersion contre l'assimilation comme voie de résilience (et j'en oublie sans doute).
Ce qui importe surtout de vous écrire, c'est que ce livre se lit comme un roman, bien que complexe, extrêmement fouillé et parfois redondant. La masse d'information fait qu'on ne retiendra pas tout mais il a le mérite de poser moult questions nécessaires sur le sujet - auxquelles il ne répond pas mais tel est son but, je crois : susciter la réflexion afin d'avancer vers la construction.
Un grand merci aux éditions Albin Michel pour ce partenariat
Challenge Amérindiens
16eme participation
Challenge USA
14eme participation
Photographies d'Aaron Huey (tout comme la photo de couverture de l'édition française)
08:00 Publié dans Challenge, Histoire, Littérature amérindienne, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (10)
28/04/2014
Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden
Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden, traduit de l'anglais par Michel Lederer, Albin Michel, 2014, 598p.
S'il m'arrive régulièrement de lire des romans amérindiens, rares sont ceux qui remontent aussi loin dans l'Histoire. Avec Joseph Boyden et ce dernier roman violemment passionnant, il n'est plus question de l'épique conquête de l'Ouest étasunienne ou de la survivance identitaire actuelle. Le lecteur est plongé quelques siècles plus tôt, dans le Canada du XVIIeme siècle, que Fennimore Cooper avait idéalement ébauché dans Le dernier des Mohicans, non sans brio mais avec un manichéisme suranné.
A cette époque, Wendats -Hurons- et Haudenosaunees -Iroquois- s'opposaient en des guerres fratricides ancestrales. Les alliances avec les colons européens encore peu nombreux n'arrangeaient rien. Les premiers commerçaient avec les Français en échange de protection et autorisaient les Jésuites à mener leur prosélytisme sur leurs terres. Les seconds s'alliaient aux Anglais et y gagnaient des armes redoutables.
Joseph Boyden retranscrit cette époque trouble et sanglante, à travers les voix de trois narrateurs alternés. Ceux-ci explorent les différentes subtilités d'une situation qui échappe facilement à notre entendement contemporain. Celle d'un chef de guerre Huron, Oiseau. Il apparait à la fois bienveillant, prévenant, et habité d'un besoin aveugle de vengeance. Sa femme et ses deux filles ont été tuées par les Iroquois lors d'un de ces raids qui rythment l'existence des deux nations. Oiseau souhaite à son tour décimer le plus d'Iroquois possible. La seconde voix est celle d'une jeune fille iroquoise dont Oiseau a tué la famille à son tour. Comme le veut la coutume, les guerriers adoptaient régulièrement des enfants du camp adverse afin de les intégrer à leur peuple. Le lecteur suit l'évolution de cette jeune fille d'abord apeurée et révoltée jusqu'à l'acceptation du meurtrier de ses parents comme son nouveau père. Enfin, la troisième voix est celle de Christophe, missionnaire jésuite surnommé Corbeau ou Bois-Charbon à cause de sa soutane noire. Il tentait d'amener les sauvages à abandonner leurs idoles et à accepter la foi chrétienne. Son discours est également profondément ambivalent. Il semble habité d'un véritable intérêt pour les Hurons en même temps qu'il les rabaisse sans cesse.
Au fil des récits de ces trois personnages principaux, l'auteur peint la fresque des prémisses de la colonisation canadienne et montre comment celle-ci, loin d'atténuer les combats fratricides entre nations autochtones, a au contraire amener de nouveaux dangers à travers les maladies qui affaiblissaient voire anéantissaient populations et récoltes.
Dans le grand cercle du monde est de ces très longs romans qui nécessitent que l'on se plonge dedans à corps perdu. J'avoue avoir trainassé une bonne partie du début, ne parvenant pas véritablement à rentrer dedans, jusqu'au moment où l'occasion s'est présentée à moi de me consacrer pleinement à la lecture plusieurs heures d'affilée. Et ce fut le déclic : j'ai avalé les 2/3 suivants du bouquin en quelques heures. Ce que je retiens tout particulièrement, et qui me semble à saluer, est le souci de l'auteur d'éviter toute forme de manichéisme. Si les Français ne sont pas toujours montrés sous un jour reluisant, leurs intentions - du moins, celles des Jésuites, sont souvent bonnes et exposées comme telles. Si les Hurons ou les Iroquois apparaissent comme des êtres spirituels, courageux, sincères et aimants, ils sont aussi d'impitoyables guerriers sanguinaires et d'affreux tortionnaires. Le roman n'épargne rien des tortures rituelles qui accompagnaient la capture de guerriers ennemis et ça ne donne pas envie de sourire, je peux vous l'assurer. Dans ce souci de véracité historique qui ne souffre ni dissimulation ni peinture arbitraire, Joseph Boyden propose un roman aussi passionnant et chaleureux qu'il est dense et violent. Je ne le conseillerais sans doute pas de manière aussi unanime que j'ai pu le faire avec Le chemin des âmes car quelques longueurs, les scènes abondamment décrites de tortures et une langue précise mais peu poétique ne plairont pas à tous. Si vous êtes par contre vivement intéressés par l'histoire canadienne et la réalité qui se cachaient derrière Le dernier des Mohicans, ce livre est fait pour vous ! Vous y trouverez tressés avec brio l'aube d'une civilisation et le crépuscule d'une autre.
Merci beaucoup aux éditions Albin Michel et plus particulièrement à Carol et Aliénor
Challenge Amérindiens
15eme participation
Challenge Mélange des genres chez Miss Léo
1ere participation catégorie roman historique
08:00 Publié dans Challenge, Histoire, Littérature amérindienne, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (16)