16/02/2018
LaRose de Louise Erdrich
Une bombe vous faisait sauter en un instant ; recoller vos morceaux prenait le restant de vos jours.
A la toute fin des années 90, la partie de chasse qui marque l'arrivée de l'automne chez les Ojibwés tourne mal pour Landreaux Iron : Au lieu du cerf qu'il visait, c'est Dusty, le jeune fils d'un ami et de la demi-sœur de sa femme, qu'il tue. L'incompréhension fait place à la stupeur puis à la dévastation chez tous. Le vide d'une telle mort semble impossible à porter, impensable à combler. Lors d'une cérémonie, Landreaux choisit de respecter une tradition ancestrale : celle de donner son plus jeune fils aux parents en deuil. Ainsi, LaRose, ce petit bonhomme de cinq ans, ancien copain de jeu du défunt, se voit confier la mission tacite de guider chacun sur le chemin de la guérison.
Avant d'emmener LaRose chez les Ravich, l'automne précédent, Landreaux et Emmaline avaient prononcé son nom. Mirage. Ombanitemagad. C'était le nom que recevait chaque LaRose. Le premier nom de la fille de Vison. Il le protégerait de l'inconnnu, de ce que l'accident avait libéré. Il arrive que ce genre d'énergie - le chaos, la malchance - s'échappe dans le monde et ne cesse d'enfanter encore. La poisse s'arrête rarement après un seul événement. Tous les Indiens le savent. Y mettre fin rapidement exige de grands efforts, ce pourquoi LaRose avait été envoyé.
Il faut dire que LaRose s'inscrit dans une longue lignée de passeurs de mémoire animés d'un souffle de vie incroyable. Plus d'un siècle et demi plus tôt, la première LaRose avait déjà développé mille trésors de force et de résilience pour survivre d'abord, puis pour vivre tout à fait en harmonie avec ses ancêtres, ses racines Ojibwés et les arcanes d'un monde nouveau. De cette lutte-là naquit doucement l'amour et s'y tressèrent les fils puissants du métissage comme un élan vers l'avenir.
La nuit, elle s'envolait, traversait le plafond et s'élançait vers le ciel comme on le lui avait appris. Elle entreposa des parties de son être au sommet des arbres. Elle reviendrait les chercher plus tard, quand les cloches s'arrêteraient de sonner.
A travers la voix de LaRose, fils de Landreaux et Emmaline, ce sont ainsi tous les LaRose qui chantent et résonnent entre les lignes. Cette plongée nécessaire dans le passé et ses multiples échos au présent, projetés vers l'avenir comme une ramure de cerf, une sève millénaire ou une poussière d'étoiles impriment à la structure narrative cette circularité si caractéristique de l'écriture d'Erdrich - ce que d'aucuns pourraient trouver éclaté, décousu ou erratique mais ne l'est que pour notre esprit formaté à la linéarité.
Elle était archaïque et avait surgi de la terre en ébullition. Elle avait sommeillé, mené une vie latente dans la poussière, s'était élevé en fin brouillard.
Il y a, indéniablement, dans ce dernier roman de l'auteure, un équilibre précaire c'est-à-dire parfait entre la profonde noirceur du drame et du poids des ans, impeccable de douleur sourde et une lumière incroyable, miroitante, ténue mais persistante. Louise Erdrich, comme toujours, délivre subtilement par la fiction la réalité d'une blessure jamais refermée, qui envenime toutes les autres, et son nécessaire mouvement de guérison : tisser la toile des résonances multiples entre tous les âges. Puis récréer.
Le cerf savait, songea Landreaux. Evidemment qu'il savait. Landreaux l'avait observé, parfois armé de son fusil, parfois non. Très souvent, il avait vu qu'à son tour le cerf l'observait. Il s'arrêtait, sentant le regard de l'animal posé à l'arrière de son crâne, et lorsqu'il se retournait il était là, immobile, les yeux profonds et liquides. S'il avait écouté, ou compris, ou encore s'il s'était soucié de savoir ce qu'il comprenait, jamais il ne l'aurait chassé. Jamais. il aurait su que le cerf cherchait à lui communiquer une information de la plus haute importance. Ce n'était pas un être ordinaire, mais un pont vers un autre monde.
Bien que je n'aie pas goûté ce titre-là avec le même plaisir délicieux que beaucoup des précédents - je lui reproche notamment des facilités de style qui m'ont déplu et quelques longueurs trop anecdotiques à mon goût, je dois pourtant reconnaître que j'en garde un éclat particulier quelque part dans la mémoire. LaRose, ce personnage protéiforme aux cinq visages, incarnation de bien des excès, de la douceur, de l'ingéniosité, de la candeur et de la vitalité tout à la fois, est de ceux qui marquent, qui trottinent encore longtemps dans la tête, et dont on se dit "Que ferait-il à ma place ?" pour trouver la juste voie. Alors, malgré les défauts, je dois bien avouer que c'est là le signe indéniable qu'on a à faire à un bon cru.
Romans précédemment lus et chroniqués de l'auteure :
Le pique-nique des orphelins, Dans le silence du vent, Ce qui a dévoré nos coeurs (dont j'ai honteusement méjugé alors la première partie qui est, en fait, une mine d'or), Derniers rapports sur les miracles à Little No Horse, Love medicine.
10:46 Publié dans Littérature amérindienne, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : larose, louise erdrich, littérature amérindienne, rentrée littéraire 2018, rentrée hiver 2018, meurtre, décès, deuil, passé, avenir, résilience, guérison, dakota du nord, amérindiens, ojibwés
18/01/2017
Le pique-nique des orphelins de Louise Erdrich
Fidèle à Love Medicine, Louise Erdrich poursuit la veine du roman choral avec ce très beau second roman intitulé The Beet Queen (La Reine Betterave) mais traduit La branche cassée en 1988 par Robert Laffont et aujourd'hui Le pique-nique des orphelins par Albin Michel. Allez comprendre ! (Ok, avouons que "La Reine Betterave" sonne peu engageant)
Le contour de mes os était bordé de noir. J’étais une balise. D’un bout à l’autre de la nuit je ne cessai de palpiter, rappelant à moi les uns ou les autres – Giles ou Mary, ma mère, ou même le bébé qui avait détruit ma mère en la faisant fuir.
Durant quarante ans, de 1932 à 1972, Louise Erdrich brosse le portrait de Karl et Mary Adare, frère et soeur abandonnés lâchement par une mère presque veuve (si seulement elle avait été l'épouse légitime et non la maîtresse...), déchue et revenue à une pauvreté tragique. C'est lors d'un pique-nique de charité au profit des orphelins de Saint-Jérôme (tiens, tiens) qu'Adelaïde s'envole - littéralement - avec le pilote local venu divertir les ouailles. Dans la foulée, Karl et Mary perdent leur jeune frère nourrisson. Il n'y a plus qu'eux d'eux en direction d'Argus dans le Dakota du Nord et de leur tante Fritzie. Aussitôt arrivés, c'est cette fois une branche cassée qui les sépare (tiens, tiens, bis). Frère et soeur ne se verront plus de longtemps.
Mary débarque chez sa tante qui tient une boucherie. Celle-ci l'accueille comme elle peut ; lui donne une chambre, des habits. En somme, tout ce qui appartenait initialement à Sita, sa fille et la cousine de Mary. De ce mauvais départ, il n'y aura jamais entre elles de relations - seulement l'attente désespérée de pouvoir un jour cesser de partager une chambre. Il faut dire que les personnalités des cousines n'ont pas grand chose pour s'accorder : Sita est superficielle, envieuse, ambitieuse ; Mary est teigneuse, rêche, aride. Sita aura plusieurs relations sulfureuses ; Mary vivra dans la solitude. Sita sera mannequin, restauratrice, habitera une belle maison ; Mary reprendra la boucherie familiale, développera un goût prononcé pour arts divinatoires et reportera le peu d'affection dont elle est capable sur Dot, la fille de son amie Celestine.
Celestine, d'ailleurs : sacrée brin de femme ! Cette jeune métisse était d'abord l'amie de Sita. Et puis Mary l'a accaparée comme le reste. Celestine est puissante et vaillante mais ne trouve pas l'amour. Elle tente d'y croire brièvement avec Karl, devenu un commercial itinérant bisexuel, mais la relation n'a rien de satisfaisant. En même temps qu'elle tire un trait sur ses rêves à l'eau de rose, elle tombe enceinte de Wallacette, dite Dot, une petite fille qui synthétise quasiment tous les personnages de ce roman en un personnage dur, cinglant mais plein de ressources et avide de quêter quelque chose en plus, quelque chose pour vivre pleinement.
La lumière de la cour jetait une vague lueur dans son dos. Les conifères semblaient d'une noirceur impénétrable, et même effrayante. Mary songea aux vagabonds, aux hiboux, aux mouffettes et aux souries enragées que le brise-vent abritait peut-être. Elle s'avança pourtant dans l'herbe haute. Avec ce premier pas, elle sentit la pesanteur s'accumuler dans ses jambes. Au suivant, ses yeux avaient hâte de se fermer. Elle plongea tout de même en avant, parmi les branches entrecroisées. La terre était humide, fraîche, et Mary s'enfonça dans l'herbe. Elle eut l'impression, dans sa transe, que beaucoup de temps passait. Les prunes étaient vertes et dures lorsqu'elle s'était allongée, les graines des mûres invisibles, l'herbe verte et souple. Puis la lune monta dans le ciel, les étoiles tournoyèrent en motifs pailletés, des oiseaux s'envolèrent. La saison déclina et le bébé de Célestine devint aussi grand que le jour.
Le pique-nique des orphelins pourrait avoir quelque chose de tragique, comme si le fardeau du passé se portait sur plusieurs générations et distillait, mine de rien, ses conséquences sur les êtres futurs. Le passé influence présent et avenir, certes, mais chez Louise Erdrich, on sent à quel point tous ces temps s'imbriquent, fusionnent, se répondent. A travers une construction pourtant linéaire a priori - ici, les années se suivent ; nul va-et-vient ne vient perturber la progression des ans - on sent la forte influence d'un temps cyclique où les événements sont tressés et inter-dépendants. Ce jeu d'échos est particulièrement brillant, fascinant et fait profondément résonner le récit de tous ces êtres à la fois très seuls, dont l'unicité ne fait aucun doute, et fonctionnant en même temps tous ensemble comme les cordes d'un même instrument. Dot, la fameuse jeune fille qui les réunit tous, s'inscrit comme le point d'orgue de ce temps cyclique. Elle qui, avec le plus de force et d'affirmation, voit une forme d'échappatoire et d'espoir dans l'acte de sa grand-mère Adélaïde, boucle précisément la boucle sans toutefois rejouer exactement la partition passée. Ce fameux temps cyclique ne fait pas tourner les êtres en rond. Il rappelle le passé, le rend vivant et porteur d'avenir, les êtres s'y enracinent, y puisent la sève nécessaire pour exister, se construire puis avancer. Alors, progressivement on se détache, on agrandit le cercle : on perpétue et on continue à inventer. Tel est le message finalement très lumineux de ce roman choral passionnant, vibrant, plein d'ombres de relief.
Le pique-nique des orphelins de Louise Erdrich, Albin Michel, 2016[1986], 468p.
09:06 Publié dans Littérature amérindienne, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : pique-nique, orphelins, mary, karl, adare, sita, wallacette, dot, celestine, argus, dakota, louise erdrich, littérature amérindienne
25/11/2015
Un thé dans la toundra de Joséphine Bacon
Un thé dans la toundra - Nipishapui nete mushuat de Joséphine Bacon, Mémoire d'encrier, 2013, 95p.
Il manquait deux ingrédients primordiaux à ce mois québécois sur le blog : une pincée de poésie ; un soupçon de littérature amérindienne. Je fais d'une pierre de coup avec ce charmant recueil de Joséphine Bacon, publié quatre ans après Bâtons à message. Comme disent bien des auteurs, celui qui écrit ne cesse au fond jamais de composer le même livre à l'infini. Un thé dans la toundra illustre parfaitement cet adage tant on retrouvera cette importance identitaire de la terre et la valeur performative et dynamique de la parole déjà explorées dans le premier recueil.
Toutefois, là où Bâtons à message me semblait mettre à l’œuvre le processus identitaire, révéler les failles et beautés du chemin tour à tour, Un thé dans la toundra offre la sérénité du chemin abouti. Sans doute n'y a-t-il jamais vraiment de "but" atteint lorsqu'on parle de retrouver et de créer à la fois une identité autochtone contemporaine ; mais Joséphine Bacon nous livre tout du même dans ce dernier recueil une nouvelle étape du cheminement, apaisé, et fait montre de l'avancement constructif élaboré à travers la réflexion de son écriture. La toundra apparaît comme cet espace aéré, vaste - et l'on retrouve à de nombreuses reprises le motif de la nudité tout au long du recueil comme la condition du bonheur qui porte à l'essentiel - où le corps de l'être est porté par la nature, offert à son rythme et dans une harmonie souveraine.
Arrivée au bord nu du monde et d'elle-même, Joséphine Bacon prend le temps d'un thé très simple pour contempler ce qu'elle a vécu jusqu'ici, ce qu'il lui reste à vivre et surtout le moment et le lieu du présent. De l'accepter et d'en être pleine de gratitude.
Ta vie déviée
Les rivières s'éloignent
De leur embouchure
Tu retournes sur une terre
Qui te respectent
Tu revêts tes rêves
Les quatre directions
Tes soeurs
L'horizon te fait don
D'une terre
Sans fin du monde
*
Tu es mon rendez-vous maqué
Tu étais là, seule
Je n'ai pas su retenir le présent
Je t'ai vécue un court instant
Tes lumières là-haut me reconnaissent
Je sais que la lune pleine me guide
Je frappe dans mes mains
Tes habits verts et violets
Ta couleur lumière
Dansent pour moi
J'ai enlevé mes souliers de ville
Pieds nus
Je sais que je suis chez moi
*
Cette nuit je cherche des mots
Des mots qui sonnent musique
Des mots qui peignent couleur
Des mots qui hurlent silence
Des mots sans dimension
Cette nuit mon dos se courbe
Mes genoux fléchissent
Tu es la nudité du monde
*
Tu es rare
Tu es l'immensité
Je te connais hors du temps
Un rêve de couleurs
Me conduit au chant
De mes ancêtres
J'ai perdu mes incantations
Je t'implore de diriger mes pas
Là où tout se rassemble
*
19:15 Publié dans Challenge, Littérature amérindienne, Littérature française et francophone, Poésie, Swap | Lien permanent | Commentaires (12)