09/05/2013
L'hiver du fer sacré de Joseph Marshall III
L'hiver du fer sacré de Joseph Marshall III, ed. Folio, 1994, 477p.
Dans les grandes plaines américaines du XVIIIe, les tribus autochtones jouissent encore d'une liberté sans hommes blancs et méconnaissent l'usage de l'arme à feu. C'est ainsi qu'il la nomme "fer sacré" qui exprime tant sa matérialité que son caractère mystérieux, rappelant le bruit puissant du tonnerre. Aussi, lorsque Whirlwind, chef de guerre des Lakotas Wolf Tail entend la détonation d'un fer sacré en rentrant de chasse, il s'interroge. Après quelque hésitation, il découvre dans un fourré le corps d'un barbu blessé et décide de le sauver - car malgré sa peur de l'inconnu, un vrai guerrier ne tue que si cela est nécessaire. De retour au campement, le barbu et son arme provoquent des réactions contrastées. Certains, dont Whirlwind et la plupart des anciens y voient l'occasion d'en apprendre plus sur les blancs, de les comprendre et par là, de se protéger. D'autres, dont Bear Heart, ressentent un grand danger dans cette proximité et se montrent hostiles. Et de fait, celui qui avait blessé Gaston de la Vérendrye attaque à nouveau. S'engage alors une poursuite dans les territoires sauvages enneigés où plane l'ombre du fer sacré, cet instrument de pouvoir et de fascination.
Joseph Marshall III appartient à la tribu des Lakotas (Sioux) Brûlés et travaille à en diffuser largement la culture. Il a pour cela rédigé de nombreux ouvrages historiques et littéraires et créé l'Université de Rosebud.
Dans cet ouvrage, c'est bien l'art de vivre Lakota qu'il tricote sur le manteau de la fiction. De nombreux épisodes sont l'occasion d'exposer l'organisation tribale - le choix du chef de guerre, la constitution du conseil des anciens où sont discutées (et non pas imposées) les grandes évolutions et décisions, la place de la femme au sein du foyer, les rituels de fiançailles puis de mariage -, les méthodes de chasse et de guerre - la fabrication des armes, l'entraînement, la manière de pister la proie -, et bien sûr les grandes valeurs qui sous-tendent tout le processus de vie. Les lakotas s'estiment partie intégrante de la nature, non supérieurs. Aussi, chaque élément doit être compris et respecté pour que l'unité subsiste et que l'harmonie soit juste. Ses valeurs sont principalement incarnées par le personnage de Whirlwind, ce chef de guerre d'âge mûr réfléchi et courageux. Toujours pondéré, précis et humble, il se lance seul dans la traque de l'assaillant blanc sans toutefois nourrir un désir aveugle de vengeance. Son objectif est de le capturer afin de le soumettre au jugement des anciens. A contrario, ce fameux Henri Bruneaux incarne la cupidité, l'irrespect, la voracité et la force brute. Malgré l'intérêt de cette dichotomie qui révèle bien des éléments pertinents sur l'opposition de ces deux cultures, on pourrait cependant regretter que l'auteur ne ménage pas sa plume et verse parfois dans un manichéisme un peu trop appuyé.
Le personnage de Bear Heart, à cet égard, est intéressant et offre un peu plus de nuance. De prime abord assez détestable car frontalement opposé à Whirlwind pour des questions d'égo, il offre un tierce point de vue sur le fer sacré : ne serait-il pas nécessaire pour évoluer et pour contrer l'invasion des blancs ? Bien qu'il démontre, du coup, un visage moins idyllique de l'amérindien, il révèle toute l'ambiguité du fer sacré : à la fois instrument de force et de faiblesse, il offre un pouvoir illusoire que l'homme ne tire plus de lui-même mais de l'extérieur. Sans le fer sacré, celui qui est désarmé n'est plus rien.
Au delà d'un portrait des valeurs amérindiennes, L'hiver du fer sacré peut donc aussi être lu comme une réflexion sur l'humanité au sens large et sur l'importance que l'on accorde trop souvent aux objets au détriment de la connaissance, de l'esprit, de la foi et de la nature. Il n'y a qu'à voir aujourd'hui comment l'homme traite sa propre terre.
Quelques réticences donc sur le manichéisme de la forme mais une très belle lecture tout de même, riche en questionnements passionnants.
Challenge Amérindiens
1ere lecture
Challenge Petit Bac 2013 chez Enna
Catégorie Phénomène météorologique
08:51 Publié dans Challenge, Littérature amérindienne, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (4)
06/05/2013
Nature morte de Louise Penny
Nature morte de Louise Penny, ed. Actes Sud, coll. Actes noirs, 2011 / Babel noir, 2012, 435p.
Dans la petite bourgade québéquoise de Three Pines, l'automne s'installe, trois adolescents vandalisent un bistrot et Jane Neal propose enfin un tableau à l'exposition annuelle de Williamsburg. Rien de très folichon, pensez-vous ? Pourtant, Jane Neal est retrouvée dans les bois peu de jours plus tard, morte d'une flèche en plein coeur. L'étonnement en même temps que la douleur s'abattent sur les villageois, tous très proches. Jane était la vieille institutrice du village, fort appréciée. Elle avait une vie des plus rangée. Il ne peut donc s'agir que d'un accident de chasse car personne ne voudrait la viser sciemment. L'inspecteur chef Gamache et son équipe découvrent pourtant un certain nombre d'éléments qui valident peu à peu la thèse du meurtre. Et le meurtrier semble ne pas être un étranger...
Nous voilà plongés dès les premières pages dans une atmosphère qui n'est pas sans rappeler l'atmosphère de ces bons policiers anglais où Miss Marple résoudrait l'énigme : un petit village, des personnages typiques et hauts en couleur qui se connaissent tous, un peu de kitsch ici ou là et bien sûr, une énigme sanglante à résoudre. J'avoue avoir eu un peu de mal dans les cinquantes premières pages : l'introduction, pourtant très intéressante pour la suite, m'a déroulé une galerie de portraits qui m'a peu intéressée et que j'ai même trouvé assez cliché sur l'instant. Mais comme je n'ai pas l'âme à abandonner facilement, j'ai fini par me faire prendre au jeu dès le meurtre venu (et là je me suis rendue compte que c'était surtout Jane Neal qui m'avait insupportée au début - ça tombe bien, c'est elle qui meurt). Les personnages ont quelque chose de particulièrement humain qui les rend attachants et crédibles, même l'inspecteur-chef Gamache qui n'a rien d'un "super détective horripilant". L'enquête progresse par petites touches et le lecteur en sait suffisamment pour se sentir partie prenante de l'affaire tout en restant dans le flou artistique jusqu'à la révélation finale.
En somme, un bon polar tout ce qu'il y a de plus agréable. Cette atmosphère canadienne automnale où la nature est très présente apporte en outre une petite saveur particulière à l'ensemble. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il s'agit d'une excellent polar, et les nombreux prix reçus me paraissent donner à ce premier roman une brillance que je ne lui ai pas trouvé. Mais je n'ai pas boudé mon plaisir à sa lecture et c'est finalement le principal !
Ce livre s'inscrit dans le Challenge "A tous prix" de Laure car il a reçu de nombreux prix littéraires dont le Creasy Dagger 2006 en Grande-Bretagne, l'Arthur Ellis Award 2006 au Canada, ou encore les Anthony et Barry Awards 2007 aux Etats-Unis.
09:00 Publié dans Challenge, Polar | Lien permanent | Commentaires (12)
02/05/2013
La source cachée de Hella S. Haasse
La source cachée de Hella S. Haasse, ed. Actes Sud, coll. Babel, 2000, 140p.
Un été 1937 dans la campagne néerlandaise, Jurjen Siebeling se retire dans une mystérieuse maison familiale pour une période de convalescence. Littéralement envahie de feuilles et de roses, la bâtisse depuis longtemps laissée à l'abandon semble vivre et respirer, exhale un souffle hypnotique qui subjugue rapidement le scientifique. Il se laisse porter par l'atmosphère des lieux et se prend à rêver à cette Eline disparue depuis longtemps, passionnée de dessin et à la recherche d'un absolu fascinant. Il rencontre également le docteur Meindertz, qui tente de saisir encore des bribes d'Eline dans cette vaste demeure. Au fil de leurs discussions et de leurs pérégrinations où chacun est seul, toujours, l'intériorité de Jurjen se déploie en même temps que la végétation et tandis qu'il s'enfonce dans les jardins, il creuse ses aspirations et décortique les frustrations de son mariage avec Rina.
Quelle étrange surprise ! J'avais acheté ce petit livre chez un bouquiniste il y a longtemps et l'avais totalement oublié dans les méandres de ma PAL (qui semble devenir aussi touffue que la maison de Breskel). Et puis, comme toujours, c'est lorsqu'on a mille bouquins parmi lesquels choisir qu'on ne sait pas quoi lire. J'ai donc sorti méticuleusement plusieurs piles de livres qui ne m'inspiraient pas sur l'instant pour retrouver ce petit opuscule à la couverture peu engageante (il faut bien le dire, Actes Sud n'a pas été très inspiré sur ce coup là) mais dont les premières pages m'ont littéralement hâppée.
La plume de Hella Haasse m'a évoqué celle de Zweig dans ce déploiement luxuriant, raffiné et si ciselé du verbe. Elle brosse un tableau romantique et énigmatique où l'homme et la nature se confondent et se perdent. La nature devient l'incarnation de cet absolu auquel l'esprit l'humain aspire si ardemment, jusqu'à s'y brûler comme le frêle papillon. Eline et Jurjen sont de ces âmes folles qui cherchent le sublime dans l'existence et souffrent de ne pouvoir ni l'atteindre ni l'exprimer justement. L'art qu'ils tentent modestement d'user leur semble vain, insignifiant. Ils peinent de ne pouvoir posséder le génie suffisant à l'expression d'un souffle qui les dépasse.
De cette thématique pleinement dix-neuvièmiste, l'auteur tire en même temps le fil de la quête de soi. Jurjen n'est pas heureux en ménage. Sa femme Rina, la fille d'Eline pourtant, est particulièrement froide, mesurée, réfléchie. Elle ne comprend pas et réprime même les élans romantiques de son mari qu'elle juge avec mépris. Comment évoluer dès lors dans ce couple et comment se fait-il que Rina soit si différente de sa mère ? Petit à petit, la maison et ses vieux papiers lèvent le voile sur ce mystère.
Que vous dire si ce n'est que ce livre est absolument magnifique ? Il emporte, résonne, brille et fascine. Survolant nombre de clichés littéraires, Hella Haasse conte un récit d'une grande virtuosité méditative qui se lit avec délectation au petit matin, en écoutant les premiers oiseaux du jour.
J'ai eu une pensée toute particulière pour Laure en le savourant : je suis sûre que ce livre est fait pour toi ;)
Monet, Jardin à Giverny
09:00 Publié dans Coups de coeur, Littérature flamande/néerlandaise | Lien permanent | Commentaires (14)