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28/02/2018

Les fleurs d'hiver d'Angélique Villeneuve

les fleurs d'hiver,angélique villeneuve,phébus,libretto,première guerre mondiale,wwi,gueule cassée,souffrance,silence,après,solitude,amour,temps,deuil,mortAutomne 1918. Il fait déjà froid et Jeanne prie pour que l'hiver à venir ne soit pas aussi rigoureux que le précédent. Elle vit seule avec sa petite Léonie depuis le début de la guerre et trime comme ouvrière fleuriste. Le poêle tourne à peine, la moindre denrée est rare et précieuse. Malgré l'aide de la voisine Sidonie, malgré la saison riche en commandes de fleurs, le quotidien de Jeanne et Léo est rude, et triste aussi de l'absence de Toussaint. Dans les premiers temps de la guerre, ces deux-là se sont écrits. Les mots ont dessiné un nouvel amour, un nouveau désir, la continuation d'une vie à deux. Et puis Toussaint a été blessé et transporté au Val de Grâce. Toussaint est vivant mais brisé. En même temps qu'il refuse d'être vu, les mots lui échappent. C'est le silence qui s'instaure avec le monde et avec Jeanne. Il lui écrit Je veux que tu viennes pas et ces mots-là résonnent douloureusement en elle. 

C'est tout. Mais c'est loin. C'est loin et c'est trop près. 
Jeanne s'avance vers lui et ses yeux sautillent, elle les voudrait solides et voilà qu'ils sursautent, indociles.
A cet éclair blanc, là-bas, ils se brûlent. 

A son retour, ils doivent se réapprendre. Les corps ont changé - Toussaint est-il plus grand, plus petit ? Pourquoi dort-il tant ? Que se cache-t-il derrière ces bandes ? Comment est son visage ? - et le silence fourrage durement entre tous. Jeanne supporte difficilement le mutisme de Toussaint, dont elle devine certaines raisons mais dont une grande part la rejette, la laisse dubitative et interdite. L'un et l'autre ressentent des émotions contradictoires, sourdes, violentes mais ne savent pas expliquer. Ne savent pas mettre les mots. En fond de ce nouvel apprivoisement, la Grande Guerre n'est pas finie. Elle vient toquer à la porte de Sidonie un beau matin, elle se rejoue perpétuellement dans le corps de Toussaint, elle conditionne tout. La vie, plus que jamais semble fragile et pourtant terriblement déterminée à faire son chemin. 

Les hommes. Eugène et Toussaint. 
Morts à moitié. Sans sépulture connue. 
Les femmes. Sidonie, Jeanne et Léo. 
Ni veuves, ni orpheline de guerre, et pourtant demi-mortes d'être toujours vivantes, d'avoir tellement perdu. Elles, les trois, qui ne portent aucun nom, ne peuvent veiller aucun cadavre. 

Quel sujet délicat et peu traité finalement, au regard des romans de guerre, que celui du quotidien des êtres loin des tranchées. Mais comment dire le silence ? Quels mots poser sur cet après indicible, terrible : celui du réapprentissage de l'humanité ? La langue d'Angélique Villeneuve s'insinue doucement dans les aspérités de cette réalité obscure, procède de flash-backs et d'avancées feutrées dans le quotidien taiseux de Jeanne et Toussaint. Chaque pas est une victoire ; chaque phrase la tentative d'être et d'aimer encore. L'auteure écrit avec une sobriété et une pudeur excessivement poétiques qui sont un régal à lire sans se presser. Dévorer ce livre serait passer à côté de son essence : celui d'une invitation à laisser le temps guérir les blessures. Au moment où le livre se referme, Jeanne, Toussaint et Léonie ne sont qu'au début du chemin. Nous n'avons accompagné que la naissance d'une nouvelle lumière entre eux. Tout le reste s'appelle la vie. 

Certaines choses allaient donc en couple, prenaient en s'épousant une semblable courbure. Certaines choses étaient roses et douces autour d'un cœur noir. 

 

(Et puisque j'ai lu ce roman en miroir de Moka, je me dois de poser la question : Alors, as-tu aimé Au bonheur des dames ? ^^)

21/02/2018

La Passe-Miroir 1 - Les fiancés de l'hiver de Christelle Dabos

les fiancés de l'hiver,la passe-miroir,christelle dabos,fantasy,young adult,jeunesse,ado,ophélie,thorn,mariage,amour,lectrice,anima,pôle,citacielle,espace,imagination,intrigue,meurtre,aventureLa passe-miroir, donc. LA série fantasy française actuelle dont tout le monde parle, c'est-à-dire même ceux qui habituellement ne sont pas fans de cette littérature-là. Ça pose les choses d'emblée. Il faut dire, franchement, que la couverture dépote. Gallimard n'a pas mis le dernier des graphistes sur le coup. Avec un tel argument et une quatrième de couverture fort alléchante, ce n'était qu'une question de temps avant que j'aille y mettre mon museau. L'occasion s'est présentée un beau matin de décembre, sur l'inspiration d'Ellettres pour une lecture commune. Que tu as toujours de bonnes idées, copinette ! (Pour ceux qui veulent lire son billet, c'est par ici au passage). 

On dit souvent des vieilles demeures qu'elles ont une âme. Sur Anima, l'arche où les objets prennent vie, les vieilles demeures ont surtout tendance à développer un épouvantable caractère. 

Quelles premières phrases délicieuses ! Me voilà propulsée que Anima, cette arche - vestige de l'Ancien Monde dont l'unité mythique n'est plus qu'agrégat d'arches disséminées autour d'un noyau volcanique - où les hommes et les choses dialoguent au quotidien. Ainsi, les bâtiments râlent, les écharpes se rebellent et les miroirs sont traversés par ceux qui savent se voir tels qu'ils sont. Ophélie est de celle-ci, anti-héroïne mal fagotée, socialement inadaptée (ou presque) au caractère cependant bien trempé. Elle n'a que faire du mariage et autres préoccupations futiles. Ophélie se plait dans la solitude de son musée et réveille le passé des objets à son contact. Elle est la liseuse d'Anima. 

Lire un objet, ça demande de s'oublier un peu pour laisser la place au passé d'un autre. Passer les miroirs, ça demande de s'affronter soi-même. Il faut des tripes, t'sais, pour se regarder droit dans les mirettes, se voir tel qu'on est, plonger dans son propre reflet. Ceux qui se voilent la face, ceux qui se mentent à eux-mêmes, ceux qui se voient mieux qu'ils sont, ils pourront jamais. Alors, crois-moi, ça ne court pas les trottoirs ! 

Il lui faut pourtant courber l'échine et accepter le sort que les doyennes de l'arche ont décidé pour elle : se marier à un étranger que nul de connaît et partir loin au nord, sur l'arche du Pôle, vers un inconnu plus terrifiant qu'autre chose. Il faut dire que Thorn, le soupirant, n'a rien d'engageant : démesurément grand pour Ophélie, sec, pâle et renfrogné, il se montre d'une rudesse décapante à l'égard de tous, y compris d'Artémis, l'esprit de famille d'Anima. La température s'annonce glaciale - au propre comme au figuré tant le Pôle porte bien son nom. Y règne un éternel hiver que les habitants de la capitale, la Citacielle, contrent par quelques enchantements de l'espace assez fascinants. Les bêtes y sont géantes et les esprits machiavéliques au possible. Ophélie ne sait trop à qui se fier, n'a personne à qui parler vraiment, et se retrouve rapidement la cible de quelque complot qui la dépasse. Fidèle à elle-même , c'est-à-dire à ce qui fait d'elle une passe-miroir, elle se bat pourtant pour surmonter les épreuves et avancer avec intégrité. 

Honnêtement, on m'avait beaucoup dit que le début était lent et qu'il fallait s'accrocher avant de se laisser embarquer mais, pour ma part, ce premier tome a fonctionné d'emblée. J'ai aimé l'ambiance d'Anima, ces maisons qui craquent, ces objets facétieux et cette Ophélie pas superficielle pour deux sous. Cliché d'intello sur les  bords, sans doute - mais ni timorée ni empotée comme on caricature souvent les filles à lunettes rat de bibliothèques. Ophélie se fiche simplement d'accorder du temps aux superficialités, un point c'est tout, et j'ai aimé ça. A côté de ça, elle ne se laisse pas marcher sur les pieds, et j'ai aimé ça aussi. 

L'un d'eux la traita de "mal nippée" et un autre de "sac à patates binoclard". Ophélie espérait que son fiancé se ferait les mêmes réflexions tout à l'heure. 

Par la suite, le personnage de Thorn et l'évolution de sa relation avec lui - évidemment à peine à ses prémices dans ce premier tome : Christelle Dabos sait nous faire saliver en attendant la suite ! - est un autre gros point fort du roman. Fumage de moquette ou pas (à vous de me le dire), j'y ai vu une excellente réécriture version fantasy ado du couple mythique Elizabeth Bennet/Darcy. Même esprit indépendant, fin, intègre et un brin frondeur d'un côté ; même abord froid, orgueilleux, cinglant et pourtant de plus en plus attendri de l'autre. Comment vous dire ? J'ai évidemment envie de savoir comment tout cela va évoluer, pour savoir si je me fourvoie totalement dans ma lecture néo-austienne de la saga ou pas. 

Ophélie avait fini par comprendre que ce n'étaient pas les illusions des Mirages qui déformaient les lois de la physique dans la Citacielle ; c'était le prodigieux pouvoir de la Mère Hildegarde. Si les chambres du Clairdelune étaient plus sûres que des coffres-forts, c'était parce que chaque tour de clef les enfermait dans un espace clos, c'est-à-dire coupé du monde, absolument inviolable. 

Enfin, je ne peux clore cette chronique sans évoquer l'imagination spatiale complètement délirante et envoûtante de l'auteure. Des séries de fantasy, il y en a des tonnes et, en creusant bien, on se rend compte qu'elles finissent toujours par épuiser le même genre de filons. C'est le cas aussi, à bien des égards, de La passe-miroir, ne nous mentons pas. Pourtant, ces espaces-là que crée Christelle Dabos sont uniques. Au-delà de l'argument magique qui illumine nos esprits enfantins, elle en dessine des ramifications complexes, souvent angoissantes : le lieu se fait métaphore des personnages et de leurs interactions - cartographie des êtres et de leurs illusions. 

A force de voir des illusions, il [le regard d'Ophélie] avait perdu les siennes et c'était très bien comme ça. Quand les illusions disparaissent, seule demeure la vérité. Ces yeux-là se tourneraient moins vers l'intérieur et davantage sur le monde. Ils avaient beaucoup à voir, beaucoup à apprendre. 

Vous l'aurez compris, le deuxième tome est à suivre prochainement, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Saurais-je seulement attendre sa sortie en poche en mars prochain ? 

 

16/02/2018

LaRose de Louise Erdrich

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A la toute fin des années 90, la partie de chasse qui marque l'arrivée de l'automne chez les Ojibwés tourne mal pour Landreaux Iron : Au lieu du cerf qu'il visait, c'est Dusty, le jeune fils d'un ami et de la demi-sœur de sa femme, qu'il tue. L'incompréhension fait place à la stupeur puis à la dévastation chez tous. Le vide d'une telle mort semble impossible à porter, impensable à combler. Lors d'une cérémonie, Landreaux choisit de respecter une tradition ancestrale : celle de donner son plus jeune fils aux parents en deuil. Ainsi, LaRose, ce petit bonhomme de cinq ans, ancien copain de jeu du défunt, se voit confier la mission tacite de guider chacun sur le chemin de la guérison. 

Avant d'emmener LaRose chez les Ravich, l'automne précédent, Landreaux et Emmaline avaient prononcé son nom. Mirage. Ombanitemagad. C'était le nom que recevait chaque LaRose. Le premier nom de la fille de Vison. Il le protégerait de l'inconnnu, de ce que l'accident avait libéré. Il arrive que ce genre d'énergie - le chaos, la malchance - s'échappe dans le monde et ne cesse d'enfanter encore. La poisse s'arrête rarement après un seul événement. Tous les Indiens le savent. Y mettre fin rapidement exige de grands efforts, ce pourquoi LaRose avait été envoyé. 

Il faut dire que LaRose s'inscrit dans une longue lignée de passeurs de mémoire animés d'un souffle de vie incroyable. Plus d'un siècle et demi plus tôt, la première LaRose avait déjà développé mille trésors de force et de résilience pour survivre d'abord, puis pour vivre tout à fait en harmonie avec ses ancêtres, ses racines Ojibwés et les arcanes d'un monde nouveau. De cette lutte-là naquit doucement l'amour et s'y tressèrent les fils puissants du métissage comme un élan vers l'avenir. 

La nuit, elle s'envolait, traversait le plafond et s'élançait vers le ciel comme on le lui avait appris. Elle entreposa des parties de son être au sommet des arbres. Elle reviendrait les chercher plus tard, quand les cloches s'arrêteraient de sonner. 

A travers la voix de LaRose, fils de Landreaux et Emmaline, ce sont ainsi tous les LaRose qui chantent et résonnent entre les lignes. Cette plongée nécessaire dans le passé et ses multiples échos au présent, projetés vers l'avenir comme une ramure de cerf, une sève millénaire ou une poussière d'étoiles impriment à la structure narrative cette circularité si caractéristique de l'écriture d'Erdrich - ce que d'aucuns pourraient trouver éclaté, décousu ou erratique mais ne l'est que pour notre esprit formaté à la linéarité.

Elle était archaïque et avait surgi de la terre en ébullition. Elle avait sommeillé, mené une vie latente dans la poussière, s'était élevé en fin brouillard. 

Il y a, indéniablement, dans ce dernier roman de l'auteure, un équilibre précaire c'est-à-dire parfait entre la profonde noirceur du drame et du poids des ans, impeccable de douleur sourde et une lumière incroyable, miroitante, ténue mais persistante. Louise Erdrich, comme toujours, délivre subtilement par la fiction la réalité d'une blessure jamais refermée, qui envenime toutes les autres, et son nécessaire mouvement de guérison : tisser la toile des résonances multiples entre tous les âges. Puis récréer.

Le cerf savait, songea Landreaux. Evidemment qu'il savait. Landreaux l'avait observé, parfois armé de son fusil, parfois non. Très souvent, il avait vu qu'à son tour le cerf l'observait. Il s'arrêtait, sentant le regard de l'animal posé à l'arrière de son crâne, et lorsqu'il se retournait il était là, immobile, les yeux profonds et liquides. S'il avait écouté, ou compris, ou encore s'il s'était soucié de savoir ce qu'il comprenait, jamais il ne l'aurait chassé. Jamais. il aurait su que le cerf cherchait à lui communiquer une information de la plus haute importance. Ce n'était pas un être ordinaire, mais un pont vers un autre monde. 

Bien que je n'aie pas goûté ce titre-là avec le même plaisir délicieux que beaucoup des précédents - je lui reproche notamment des facilités de style qui m'ont déplu et quelques longueurs trop anecdotiques à mon goût, je dois pourtant reconnaître que j'en garde un éclat particulier quelque part dans la mémoire. LaRose, ce personnage protéiforme aux cinq visages, incarnation de bien des excès, de la douceur, de l'ingéniosité, de la candeur et de la vitalité tout à la fois, est de ceux qui marquent, qui trottinent encore longtemps dans la tête, et dont on se dit "Que ferait-il à ma place ?" pour trouver la juste voie. Alors, malgré les défauts, je dois bien avouer que c'est là le signe indéniable qu'on a à faire à un bon cru. 

Romans précédemment lus et chroniqués de l'auteure :

Le pique-nique des orphelins, Dans le silence du vent, Ce qui a dévoré nos coeurs (dont j'ai honteusement méjugé alors la première partie qui est, en fait, une mine d'or), Derniers rapports sur les miracles à Little No Horse, Love medicine

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