01/06/2020
Avril enchanté d'Elizabeth Von Arnim
On attaque très fort dès la première page avec une annonce aux petits oignons dénichée simultanément par Mrs Wilkins et Mrs Arbuthnot dans le Times : un château médiéval italien est à louer sur les bords du golfe de Gênes pour le mois d'avril. Comment résister ? Non, mieux : Pourquoi résister ? C'est bien ce que se disent nos deux amies - qui ne l'étaient pas avant cette annonce, mais les rêves rapprochent - qui sont l'une et l'autre empêtrées dans des mariages et un quotidien décevants, sans parler du temps anglais déplorable. Malgré quelques scrupules vite balayés, elles réservent le château, font à leur tour paraître une annonce pour recruter deux nouvelles compagnes : Lady Caroline Dester, une beauté fatale qui en a marre de l'être, et Mrs Fisher, une vieille veuve un poil psychorigide. Les débuts sont un peu tendus, évidemment, tant les personnalités des quatre dames sont dissonantes mais rapidement, la magie de l'Italie opère, non sans une pointe de piquant, bien entendu.
Comme le dit si merveilleusement ma copine Ellettres, dont je vous encourage à lire le billet, Elizabeth Von Arnim invente ici le roman feel good de bon goût. On ressort instantanément rasséréné de cette lecture fraîche et légère, sans prétention aucune puisque tout est bien qui finit bien, et qui a le merveilleux avantage, au-delà du bien-être qu'il procure, de ne pas être niais. L'auteure est drôle en toute occasion. Ni homme, ni femme, ni objet, ni lieu, ni climat n'échappent à sa verve jubilatoire et c'est là le vrai point fort du bouquin. Au lieu de sentir la poussière des lieux communs, ça sent bon l'air marin et les brassées de fleurs printanières. Ça ne révolutionne rien, et ça le sait, mais ça met quand même deux trois trucs sur la table, et ça le sait aussi. Et puisque la table en question donne directement sur le golfe de Gênes, j'aime autant vous dire que c'est imparable pour avoir le sourire. A consommer sans modération !
Lecture commune avec George. Allons voir son billet !
Et comme chaque année en juin, c'est le mois anglais chez Lou et Titine !
07:24 Publié dans Challenge, Classiques, Coups de coeur, Lecture commune, Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (35) | Tags : avril enchanté, elizabeth von arnim, le mois anglais, vacances, italie, château, amitié, féminité, mariage, amour, liberté
29/05/2020
Le Lys dans la vallée de Balzac
Véritable pensum de mon adolescence, Le Lys dans la vallée a réussi à me brouiller durablement avec Balzac jusqu'à ce que je découvre Le Colonel Chabert en 2014 c'est-à-dire avant-hier. Depuis, je l'ai peu lu mais j'ai toujours aimé. Aussi, me suis-je dit le mois dernier qu'il était temps de faire la paix avec mon vieux traumatisme littéraire (Rien que ça, oui. Toi aussi, tu les as connus, ces pavés chiants du XIXème que ton/ta prof de lettres t'imposaient de lire en Seconde alors que jusqu'ici, tu étais pépouze au collège avec des petits trucs abrégés et/ou faciles à lire ? Si oui, alors je sais que tu comprends cette impression désastreuse de sortir aux forceps 2 pauvres pages en 2 heures en sentant l'ennui étouffer petit à petit ta gorge.) De faire la paix, disais-je donc, et de relire Le lys dans la vallée. Il faut dire que cette idée a germé dans mon esprit en voyant fleurir ici ou là des chroniques hyper élogieuses au sujet de ce roman. Ok, me suis-je dit. A l'époque, tu étais jeune et peu aguerrie aux classiques ; tu n'as rien compris. Il ne faut jamais rester sur un échec. Vas-y et tâte du chef d’œuvre.
Et là, ça part assez mal : page 30, je me fais déjà chier. Il faut dire que Félix de Vandenesse n'a rien pour être particulièrement aimable or, manque de bol, c'est le narrateur du récit - fait suffisamment rare pour être noté chez Balzac qui est plutôt adepte ordinairement de la narration à la 3ème personne - fait crucial, même, puisque toute la compréhension du récit est chevillée au fait que Balzac délègue la narration à ce triste pitre. Le roman s'ouvre sur une lettre qu'il rédige à sa fiancée, Natalie (sans h) de Manerville, et qui éclaire le projet du texte qui suit : lui expliquer les rêveries mélancoliques qui le saisissent parfois. Dont acte. Félix remonte loin (tant qu'à faire) et pleurniche sur son enfance de petit garçon non désiré, non aimé, balloté dans des écoles médiocres de province où il était oublié même pendant les vacances. Dans ce passage, heureusement court, l'égocentrisme n'a d'égal que la sensiblerie et je défie quiconque, même plus empathe que moi, d'avoir une autre réaction que l'envie de gifler Félix. Dites-vous pourtant que ce n'est que le début (vous n'avez lu que 10 pages sur plus de 250 à ce stade) parce que tout va s'enliser dans la guimauve au moment de sa rencontre avec LA femme : Mme de Morsauf. Il a la vingtaine toute fraîche ; elle a huit ans de plus que lui. Il ne connaît rien aux femmes ; elle est mariée à un homme malade, irascible, incompétent et est mère de deux enfants. Il a le coup de foudre pour elle lors d'une soirée, la retrouve dans le château voisin de celui d'un ami de la famille chez qui il passe des vacances et c'est parti pour la plus célèbre histoire d'amour platonique de la littérature française - que Félix va tout de même pimenter au bout de quelques années avec une maîtresse anglaise, Lady Arabelle Dudley, parce que le baise-main et les bouquets de fleurs enflammés, ça va bien cinq minutes (men have needs).
Alors si je m'ennuyais déjà page 30, pourquoi ai-je continué, me direz-vous ? La clé se trouve dans ce simple mot : ironie. Je disais tout à l'heure que Balzac délègue la narration à Félix. Aussi, ce récit à la première personne, au cours duquel notre narrateur personnage commet perpétuellement la bévue d'estimer les pensées d'autrui en tombant toujours à côté de la plaque, est-il d'une subjectivité tellement extrême, eu égard à son égocentrisme, qu'il n'y a de recul sur rien ni sur personne. A travers lui, Balzac s'en donne à cœur joie, mais alors vraiment, pour lyncher le lyrisme à coup de tournures stupides et ampoulées. Que dire, par exemple, de cette première vision de Mme de Mortsauf :
Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j'aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement fasciné par une gorge chastement couverte d'une gaze, mais dont les globes azurés et d'une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies: le brillant des cheveux lissés au-dessus d'un cou velouté comme celui d'une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l'esprit. Après m'être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête.
Si donc on peut vanter l'écriture de ce roman, c'est pour son traitement ironique sans concession, quoi que peu fin du coup, vous l'aurez compris, dont il use pour fustiger et tourner en ridicule la prose romantique sentimentale de son époque. La prendre au premier degré me semble difficile puisque ce serait considérer Balzac comme le pire écrivain de son temps, ce qu'il n'était tout de même pas, quand bien même il avait ses propres lourdeurs à l'occasion. Clairement, je ne qualifierais pas la langue de belle dans ce récit. Elle est aussi légère et subtile que Carlos en string. MAIS elle a indéniablement quelque chose de jouissif et de piquant tant elle se moque sans déguisement avec une outrance telle qu'on est parfois tenté de rire (je confesse néanmoins que j'ai souvent lu en diagonale malgré tout, histoire de ne pas mourir d'overdose. Ironie ou pas, c'est quand même furieusement écœurant sur la durée)(Vous reprendrez bien un peu de guimauve ?).
Avoir mis le doigt sur cet élément déterminant de l’œuvre a miraculeusement tout éclairé et m'a permis d'apprécier, en outre, ces personnages souvent complexes qui gravitent autour de Félix de Vandenesse. A commencer par Mme de Mortsauf, évidemment. Une sorte de Mme de Rênal qui ne cède jamais, à la fois corsetée par la morale chrétienne, les devoirs qu'elle a envers ses enfants et envers son domaine - bien que présentée comme une chose fragile par Félix, elle est en fait d'une incroyable force de caractère, gestionnaire impeccable et suffisamment subtile pour ne pas montrer à son mari son impuissance à diriger lui-même les affaires - et surtout, emberlificotée dans l'image hiératique que son jeune ami à former d'elle. Elle est tour à tour une sainte, un ange, une martyre, bref la figure par excellence de la chaste intouchable que l'on adore à défaut d'aimer. Félix aime d'elle une image et ne la connait pas. Mieux : il ne cherche pas à la connaître. Elle est circonscrite à la tour d'ivoire de Clochegourde (et ce nom, mes amis !). Or, Mme de Mortsauf est bien autrement que cela, mais cette intériorité ne sera jamais décelée par un Félix trop aveuglé par ses propres idées. La sainteté dont il nimbe Mme Mortsauf n'a d'égale que la diabolisation de Lady Dudley, la femme séductrice et sensuelle par excellence, qui devient sous la plume de Félix, à peine mieux qu'une courtisane. Or, elle aussi, on le comprend très vite, est plus complexe et passionnante, en plus d'être passionnée, que ce que Félix voit d'elle. Mme de Mortsauf et Lady Dudley ne diffèrent pas tant que ça, finalement. Elles sont, incarnés en deux personnages distincts, l'avant et l'après de la Présidente Tourvel dans Les Liaisons dangereuses. (Je pourrais en parler encore longtemps mais je vais m'arrêter là : c'est déjà beaucoup trop long) Et Félix, lui, est ce bouffon très infatué qui se prend pour un roi malheureux parce qu'il ne comprend rien.
Tout cela s'achève comme ça a commencé : par une lettre. En l'occurrence, la réponse de Natalie de Manerville qui ne laisse plus aucun doute sur la lecture nécessairement ironique à faire de l’œuvre. Alors, j'ai beaucoup entendu et lu que cette lettre était savoureuse à souhait. Je dirais pour ma part que j'en ai fait une lecture qui prête autant à discussion que le reste car tout ne me semble pas non plus de très bon goût. Mais ce qui est sûr, c'est que ça remet joliment ce crétin de Félix à sa place et rien que ça, c'est pas dommage !
C'était donc super mal parti et aussi fou que ça puisse paraître - j'en suis vraiment la première étonnée - je crois que j'ai beaucoup aimé. C'est dingue parce que je me rends compte que je n'ai saisi l'ironie de quasiment aucune de mes lectures classiques d'adolescence. J'avais eu le même problème avec Madame Bovary par exemple. Ce qui est assez logique d'ailleurs : Ne pas tout prendre au premier degré s'apprend (pour moi). A fortiori, comprendre l'ironie d'un texte lorsque celle-ci est subtile et intrinsèquement liée à la compréhension d'un courant littéraire, du style littéraire d'un auteur, d'une époque, de ses mœurs et de sa politique, ça se travaille doublement. Ce qui revient au poncif absolument vrai qui consiste à dire qu'aimer ou pas un livre, finalement, c'est une affaire de rencontre et donc une affaire de timing (oui, parfois, les poncifs disent vrai).
J'en tire trois conclusions :
1/ Ne jamais hésiter à relire ces lectures qu'on a détestées plus jeune. Le faire dès qu'on le sent parce qu'il y a de grandes chances qu'elles ne soient plus du tout les mêmes.
2/ Ne plus jamais se forcer à aller au bout d'un livre qui saoule. Alors quand je dis "ne plus se forcer"... Évidemment, un livre un peu costaud peut résister quelques dizaines de pages au début et c'est normal. Faire l'effort de sortir de sa zone de confort pour se frotter à un nouveau style, plus exigeant, ne fait pas de mal à l'occasion. Non, là, je parle du bouquin dont tu as déjà lu plusieurs dizaines de pages et qui persistent à te raser. Alors là, tant pis pour lui ou tant pis pour toi. Mais en attendant, le moment de la rencontre n'est pas là et te forcer ne sert à rien (Spéciale dédicace aux Frères Karamazov de Dostoievski et à Nord et Sud d'Elizabeth Gaskell qui m'ennuyaient toujours autant au bout de deux cents pages).
3/ Balzac est un auteur que j'aime de plus en plus et que j'ai de plus en plus envie de lire. Dingue ! Mon moi d'il y a vingt ans est en PLS sur le carrelage de la cuisine et la prof de Lettres en moi le regarde en souriant. On évolue et c'est heureux. J'ai des grosses envies d'Illusions perdues pour cet été. La suite au prochain numéro, donc !
Précédemment chroniqués de Balzac : Le Colonel Chabert, Le père Goriot et Le Chef d’œuvre inconnu.
18:05 Publié dans Classiques, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : balzac, le lys dans la vallée, la comédie humaine; amour, lyrisme, ironie, romantisme, lettre, confession, critique
24/05/2020
Tristesse et Beauté de Yasunari Kawabata
Oki, écrivain d'âge mûr, décide sur un coup de tête d'aller écouter les cloches du réveillon du nouvel an à Kyôto où réside une de ses anciennes maîtresses, Otoko, devenue peintre. A l'époque de leurs amours, elle avait seize ans et cette relation avec un romancier trentenaire et déjà marié, l'a marquée à vie à bien des égards. Elle accepte malgré tout de revoir son ancien amant après toutes ses années, par l'intermédiaire de Keiko, son apprentie et maîtresse actuelle, qui va nourrir à l'endroit de l'écrivain une jalousie vengeresse. Ainsi se noue, plus ou moins malgré les personnages, un triangle amoureux malsain, auquel vont s'ajouter comme satellites bien malgré eux Fumiko, la femme d'Oki et son fils Taichirô.
- Le suicide ne me fait pas peur. Les désillusions ou le mal de vivre sont autrement plus terribles. Tenez, je serais heureuse que vous m'étrangliez, mais, auparavant, il vous faudrait me prendre pour modèle...
J'ai retrouvé dans ce texte court mais dense à la fois la construction impeccable, la poésie, l'exploration de l'amoralité et la mélancolie typiques de Kawabata. Je ne dirai jamais assez comme je trouve que cet équilibre délicat qu'il parvient à créer entre la pesanteur du souvenir, les pulsions étranges voire malsaines des êtres, et la légèreté des souffles et des instants est incroyable et confère au génie. En même temps, on a rarement un Prix Nobel sur un malentendu. En outre, ce récit est doublement intéressant parce qu'il propose une réflexion sur la création artistique à travers le travail de romancier d'Oki et les styles picturaux différents d'Otoko et Keiko : s'agit-il de perpétuer, de transmettre, d'innover, de se livrer, de refléter la vie, d'inspirer à autrui ? Tout cela à la fois ?
Cependant, ce ne fut indéniablement pas une lecture reposante. Disons les choses franchement : cette question de l'éphébophilie qui jalonne tout le roman à travers les couples Oki/Otoko puis Otoko/Keiko m'a mise terriblement mal à l'aise d'une manière tout à fait inédite. D'autres romans, pourtant, sur des sujets tout aussi dérangeants - je pense par exemple à l'inceste dans My absolute darling - ne m'ont pas fait cet effet-là. Mais ici, la morale est quasiment absente de cette question (cf. l'amoralité typique de Kawabata). Pour renforcer cela, il semble que l'adultère d'Oki ou le caractère homosexuel de la relation entre Otoko et Keiko préoccupent plus que la différence d'âge malsaine des personnages. Aussi, pour une fois, et malgré toutes les merveilleuses qualités littéraires susmentionnées que je persiste à reconnaître à l'auteur, je n'ai pas réussi à me couler dans le texte. C'était trop dérangeant, trop lent, trop ressassé, trop étranger pour moi. Ça arrive. Ce qui est certain, c'est que Kawabata est de ces auteurs qu'il faut lire au bon moment pour l'apprécier pleinement au risque, comme je viens d'en faire l'expérience, de rester sur le bas côté.
Par ici ma chronique de Pays de Neige du même auteur que j'avais adoré.
Malgré ma lecture mitigée, merci beaucoup, Marilyne, de m'avoir prêté ce roman.
Et par cette lecture, je clos mes pérégrinations japonaises printanières. Merci à Lou et Hilde d'avoir laissé un peu de rab !
17:48 Publié dans Art, Classiques, Littérature asiatique, Poésie | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : tristesse et beauté, kawabata, art, peinture, amour, vengeance, mort, création, écriture