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24/05/2020

Tristesse et Beauté de Yasunari Kawabata

Tristesse et beauté.jpgOki, écrivain d'âge mûr, décide sur un coup de tête d'aller écouter les cloches du réveillon du nouvel an à Kyôto où réside une de ses anciennes maîtresses, Otoko, devenue peintre. A l'époque de leurs amours, elle avait seize ans et cette relation avec un romancier trentenaire et déjà marié, l'a marquée à vie à bien des égards. Elle accepte malgré tout de revoir son ancien amant après toutes ses années, par l'intermédiaire de Keiko, son apprentie et maîtresse actuelle, qui va nourrir à l'endroit de l'écrivain une jalousie vengeresse. Ainsi se noue, plus ou moins malgré les personnages, un triangle amoureux malsain, auquel vont s'ajouter comme satellites bien malgré eux Fumiko, la femme d'Oki et son fils Taichirô.

- Le suicide ne me fait pas peur. Les désillusions ou le mal de vivre sont autrement plus terribles. Tenez, je serais heureuse que vous m'étrangliez, mais, auparavant, il vous faudrait me prendre pour modèle...

J'ai retrouvé dans ce texte court mais dense à la fois la construction impeccable, la poésie, l'exploration de l'amoralité et la mélancolie typiques de Kawabata. Je ne dirai jamais assez comme je trouve que cet équilibre délicat qu'il parvient à créer entre la pesanteur du souvenir, les pulsions étranges voire malsaines des êtres, et la légèreté des souffles et des instants est incroyable et confère au génie. En même temps, on a rarement un Prix Nobel sur un malentendu. En outre, ce récit est doublement intéressant parce qu'il propose une réflexion sur la création artistique à travers le travail de romancier d'Oki et les styles picturaux différents d'Otoko et Keiko : s'agit-il de perpétuer, de transmettre, d'innover, de se livrer, de refléter la vie, d'inspirer à autrui ? Tout cela à la fois ?

Cependant, ce ne fut indéniablement pas une lecture reposante. Disons les choses franchement : cette question de l'éphébophilie qui jalonne tout le roman à travers les couples Oki/Otoko puis Otoko/Keiko m'a  mise terriblement mal à l'aise d'une manière tout à fait inédite. D'autres romans, pourtant,  sur des sujets tout aussi dérangeants - je pense par exemple à l'inceste dans My absolute darling - ne m'ont pas fait cet effet-là. Mais ici, la morale est quasiment absente de cette question (cf. l'amoralité typique de Kawabata). Pour renforcer cela, il semble que l'adultère d'Oki ou le caractère homosexuel de la relation entre Otoko et Keiko préoccupent plus que la différence d'âge malsaine des personnages. Aussi, pour une fois, et malgré toutes les merveilleuses qualités littéraires susmentionnées que je persiste à reconnaître à l'auteur, je n'ai pas réussi à me couler dans le texte. C'était trop dérangeant, trop lent, trop ressassé, trop étranger pour moi. Ça arrive. Ce qui est certain, c'est que Kawabata est de ces auteurs qu'il faut lire au bon moment pour l'apprécier pleinement au risque, comme je viens d'en faire l'expérience, de rester sur le bas côté.

Par ici ma chronique de Pays de Neige du même auteur que j'avais adoré.

Malgré ma lecture mitigée, merci beaucoup, Marilyne, de m'avoir prêté ce roman.

Et par cette lecture, je clos mes pérégrinations japonaises printanières. Merci à Lou et Hilde d'avoir laissé un peu de rab  !

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13/03/2019

Gramercy Park de Timothée de Fombelle et Christian Cailleaux

Gramercy Park.jpgMadeleine s'occupe de ses ruches sur le toit d'un immeuble new-yorkais. En face d'elle, un parrain de la pègre reçoit jour et nuit, et ne sort que le dimanche pour une visite mystérieuse. Ils s'observent. Pendant que lui règle ses affaires, elle se remémore son passé à l'Opéra de Paris où elle aidait son grand-père puis où elle a débuté sa carrière de danseuse. Les récits vont et viennent et les questions qu'ils soulèvent ferrent habilement le lecteur. Entre le quotidien de ces deux personnages que tout semble opposer, quelques flics interviennent parfois inopinément et une petite fille s'échappe pour cacher des clés à Gramercy Park. 

Décidément, en ce moment, Timothée de Fombelle touche à tout et il a raison ! Autant je n'avais pas été follement convaincue par son premier roman adulte, autant je le suis totalement par cette BD dont il signe le scénario. L'aventure est sensible et délicate et, entre les mailles de la réalité la plus sombre de la mafia et des couples qui se délitent, l'auteur parvient, comme toujours, à semer son petit grain de magie poétique. Christian Cailleaux, que je découvre à l'occasion, s'en fait parfaitement l'écho avec son dessin simple, tout en bleu gris et estompe. L'héroïne, au visage délicieux d'Audrey Hepburn, apparaît pleine d'émotions dans cet univers où elle cherche désespérément la consolation. Gramercy Park secoue et met du baume au cœur tout à la fois. 

 

Gramercy Park 1.jpg

Gramercy Park 2.jpgGramercy Park 3.jpg

Livres précédemment chroniqués de Timothée de Fombelle : 

Le livre de perle

Neverland

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Aujourd'hui, la BD de la semaine est chez Noukette

 

20/02/2019

Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë

les hauts de hurlevent,wuthering heights,emily bronte,littérature anglaise,classique,littérature victorienne,amour,passion,mort,vengeance,gothique,cliché,paysage,lande,pluie,nuit,maladie,tuberculose,alcool,heathcliff,catherine,earnshaw,linton,morale,fantôme,tombe,helen dean,lockwood,narrateurIl y a quinze jours, je concluais mon billet sur Agnès Grey en soulignant que ma lecture des Hauts de Hurlevent datait de bien trop longtemps pour constituer un avis fiable de lecture et qu'il me serait bien agréable de le relire, pour voir ce que j'en penserais aujourd'hui. Ni une ni deux : aussitôt le billet fini, j'ai entamé le dit-roman de la sœur du milieu (deux Brontë coup sur coup : je peux difficilement mieux préparer mon départ demain pour le nord de l'Angleterre). 

En vérité, ce pays-ci est merveilleux ! Je ne crois pas que j'eusse pu trouver, dans toute l'Angleterre, un endroit plus complètement à l'écart de l'agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misanthrope. 

J'en fais un rapide résumé pour celles et ceux qui vivraient dans un univers parallèle (n'y voyez aucun snobisme hein, j'ai juste cru comprendre que, tout comme l'oeuvre de Jane Austen, celle d'Emily et celle de Charlotte Brontë font partie des grands classiques de la blogo). Un soir, tandis que la pluie fait rage sur la lande anglaise, Mr. Earnshaw ramène de la ville un jeune garçon, supposé bohémien, qu'il décide d'adopter parmi ses deux autres enfants, Hindley et Catherine. Il sera sobrement surnommé Heathcliff, ce sobriquet valant autant pour prénom que pour nom de famille. Si l'affection du maître lui est d'emblée acquise, son caractère taiseux, taciturne, parfois fier, emporté, et fougueux lui attire autant l'inimitié d'Hindley et des domestiques que l'amour de Catherine - un amour qui ne se nomme finalement jamais vraiment, et qui tient de tous les amours possibles : naïf, instinctif, fraternel, amical, amoureux, passionnel, divin, animal, destructeur. En grandissant, Catherine se tourne vers le fils de la propriété voisine, Edgar Linton, beaucoup plus apte à lui convenir socialement que la rusticité d'Heathcliff, traité comme un vulgaire serviteur par Hindley depuis la mort de son père. Heathcliff ne s'en remettra, disons-le, jamais et cette rupture sans franchise sera le point de départ d'un comportement aussi détestable que machiavélique dont tout le monde, y compris Catherine et y compris lui-même, pâtira. 

Hurlevent me causait un oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait abandonné à ses vagabondages pervers la brebis égarée et qu'une bête malfaisante rôdait entre elle et le bercail, attendant le moment de bondir et de détruire. 

A la question ai-je adoré une seconde fois ? la réponse est mille fois oui. Emily réussit l'impossible : créer un huis-clos dans un roman où la lande compte parmi les personnages principaux du roman. Cette lande-là cristallise toutes les émotions des personnages. Elle en est leur métaphore perpétuelle (coucou, poésie lyrique). Ainsi, rares sont instants de beau temps dans cette saga étouffante qui dure presque trente ans. Les événement capitaux se passent toujours dans la pénombre, à la nuit tombée, voire en plein cœur de la nuit angoissante  et, comme si cela ne suffisait pas, il pleut bien souvent et le vent hurle - comme le titre du roman le laisse un poil deviner - à travers tous les interstices. Si l'on ajoute à cela la décrépitude austère des Hauts de Hurlevent, en position à la fois écartée et dominante sur la lande, l'opposition flagrante qui se dessine entre cette bâtisse et la Grange, et la persécution vengeresse d'Heathcliff tout le long de l'oeuvre, on a l'impression d'avoir mis les deux pieds dans un bon vieux roman gothique comme les anglais du début du dix-neuvième siècle savent si bien faire. Sauf que de créatures surnaturelles, il n'y en a pas vraiment. Evidemment, on va abondamment parler de la maladie, de la mort, de vengeance, de cauchemars et de fantômes - on ne va pas se mentir : Emily avait un petit grain et, si elle vivait à notre époque, elle kifferait sûrement Black Sabbath  - mais un pas de côté est tout de même opéré par rapport au roman gothique canonique. C'est qu'Emily s'amuse à en infuser tous les clichés dans la vie quotidienne de son époque. Ainsi, ce n'est pas le surnaturel qui s'invite dans la vraie vie mais la vraie vie qui devient surnaturelle. A partir de là, on comprend déjà qu'on n'a pas à faire à une auteure du dimanche pour jouer avec autant de brio de topoï mille fois vus à son époque (et à la nôtre), elle qui n'a, par ailleurs, jamais vraiment quitté sa lande et connu autre chose que le cocon du presbytère familial. chapeau, l'artiste. 

Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. 

A la question ai-je adoré comme la première fois ? la réponse est évidemment non. A seize ans, je n'avais lu que l'histoire d'amour passionnelle entre Catherine et Heathcliff et cela m'avait semblé le summum du romantisme noir fabuleux (Il parait d'ailleurs que c'est le "roman favori" des héros de Twilight. D'un coup, j'ai un petit peu envie de mourir). Vingt ans plus tard, je m'aperçois qu'on ne lit finalement dans un livre ce qu'on a envie d'y lire à l'instant T et, accessoirement, que certains éléments réclament une maturité qu'on n'a pas toujours lors d'une première lecture - c'est d'ailleurs ce qui rend la relecture des classiques si passionnante et si nécessaire. Là où je ne m'étais pas fourvoyée, c'est qu'on peut difficilement faire amour plus passionnel. Lorsque l'un ou l'autre protagoniste l'évoque d'ailleurs, l'individualité de l'autre est totalement annihilée : l'autre, c'est soi-même. Cette simple assertion justifie autant l'amour que la souffrance, autant la possession, la vengeance que la destruction. Autant vous dire que ça ne me fait absolument plus rêver - j'ai peine à comprendre, maintenant, comment ça a pu me faire rêver un jour d'ailleurs (on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans comme dirait l'autre ?). Aussi, je ne peux pas dire, ce coup-ci, que l'histoire m'a plu. Les personnages me sont presque tous apparus détestables, Catherine en tête de file. Enfant indisciplinée, impulsive, manipulatrice puis jeune femme capricieuse, égocentrique et névrosée : le combo gagnant de l'héroïne romanesque la plus antipathique de l'univers. Heathcliff mis à part dont j'ai déjà parlé, du côté des Earnshaw, Hindley est un ivrogne patenté accro au jeu depuis la perte de son amour (coucou Branwell), le serviteur Joseph est un moralisateur exécrable avec tout le monde ; du côté Linton, Edgar est certes lumineux et bon en opposition à Heathcliff mais il est aussi d'une faiblesse de caractère aussi ennuyeuse qu'irritante, Isabelle est mièvre et jalouse et le rejeton qu'elle a avec Heathcliff est un couard pitoyable capable de toutes les bassesses pour sauver sa peau. Non vraiment, les personnages de ce roman sont de vrais petits sucres ♥. Comme tout bon huis-clos qui se respecte, en outre, on reste entre soi, y compris pour les mariages - et là, en plus d'être détestable, c'est carrément malsain. 

Je suis sans pitié ! Je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C'est comme une rage de dents morale, et je broie avec d'autant plus d'énergie que la douleur est plus vive. (amour, joie, bonheur, tout ça.)

Cela dit, je m'aperçois que je n'ai vraiment pas besoin d'aimer une histoire ou des personnages pour aimer une oeuvre lorsqu'elle est brillante. Toute cette architecture savante - car je n'ai pas parlé de la construction narrative mais cet écheveau de narrateurs est absolument magistral : Heathcliff et Catherine ne sont saisis qu'à travers le regard de tiers qui ne se privent pas de mettre leur grain de sel dans l'appréciation de tel ou tel et l'on passe de l'un à l'autre comme si l'on écoutait une histoire - gothique - racontée un soir de grand vent au coin du feu. Toute cette architecture savante, donc, particulièrement novatrice pour l'époque, offre sans ennuyeuses tirades une fascinante réflexion métaphysique sur le bien et le mal, sur la nature exacte de l'enfer, sur l'essence même de la vie et des rapports humains. Là où Agnès Grey m'a semblé trop moralisateur, j'ai aimé la réflexion ouverte de ce roman-là, qui ne se permet pas de penser à la place du lecteur mais qui l'invite tout de même à se poser mille questions. Mon Dieu, décidément, que c'est brillant ; tellement brillant que c'en est violent et cinglant - mais comme j'ai moi-même un petit grain et que je kiffe Black Sabbath, vous pensez bien que je n'ai pas boudé mon plaisir.