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29/11/2013

La Cérémonie de Leslie Marmon Silko

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La Cérémonie de Leslie Marmon Silko, ed. 10/18, 1995 [1977], 280p.

 

Je poursuis mon exploration de la littérature amérindienne contemporaine avec l'excellente Cérémonie de Leslie Marmon Silko, roman âpre et tortueux qui mérite vraiment le détour tant il file une bonne claque littéraire. Je déplore qu'il ne soit pas réédité depuis une petite vingtaine d'années d'ailleurs, il faut donc le pêcher d'occasion sur divers sites internet. J'espère que ce que vous en lirez ci-après vous donnera envie d'aller voir dans ces pages si vous y êtes, ça vaut vraiment le détour.

Le roman prend place dans le territoire aride du Nouveau-Mexique, plus précisément dans la réserve des Pueblos Laguna et ses environs. L'écriture de Leslie Marmon Silko imprime cette chaleur étouffante avec une puissance étonnante. A perte de vue, une étendue tragiquement désertique, que la pluie n'honore plus. La seule humidité est celle de la sueur qui perle au front et le lecteur est d'emblée haletant dans ce décor hostile. Les éleveurs de bétails souffrent de cette pénurie car les animaux meurent et rien ne poussent plus.
C'est ici que nous faisons la connaissance de Tayo, un métis Laguna. Ancien combattant dans l'armée américaine pendant la seconde guerre mondiale, il a connu l'enfer des jungles asiatiques. Il y a perdu son cousin Rocky, qui était la fierté et l'espoir de sa famille et c'est seul et désorienté qu'il rentre après ce conflit. L'attitude de sa tante à son égard est ambivalente : elle semble s'occuper de lui mais ne parvient pas à dépasser la honte familiale qu'il cristallise : le métissage. Quant à Tayo, il souffre d'un grand choc post-traumatique. Le souvenir des combats, de sa vie auparavant et son présent oppressant se mêle en une danse douloureuse. L'auteur alterne les épisodes avec un apparent désordre qui exprime la perte de réalité de Tayo et sa grande difficulté à s'inscrire à présent dans le monde, à reconnaître son identité. Cette reconnaissance est d'autant plus compliquée que les anciens combattants amérindiens sont laissés dans une errance insoutenable. Lorsqu'ils portaient l'uniforme, ils étaient reconnus comme pleinement américains. Et puis, dès lors qu'ils ne le portent plus, ils redeviennent des parias, des "sales indiens" qui n'ont plus que l'alcool pour noyer la vacuité de l'existence.
L'oncle de Tayo, Josiah, jalonne également le récit. Décédé à la réserve pendant le conflit, Tayo ne l'a donc jamais revu. Pourtant, il reste très présent dans sa mémoire. Avant la guerre, Josiah avait fait l'acquisition auprès d'un mexicain d'un nouveau bétail métissé réputé plus résistant au climat des terres Lagunas. Malheureusement, ce bétail est aussi fugueur et disparait rapidement. Tante est persuadé que Josiah s'est fait avoir par sa maîtresse mexicaine qui l'a utilisé pour faire une juteuse transaction. Il cherchera les bêtes sans succès et ce dernière coup du sort le tuera, d'une certaine manière.

 

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Village Pueblo Laguna


Le récit avançant, l'état de Tayo ne s'améliore pas. Sa grand-mère invite un homme-médecine à le visiter et le guider sur la voie de la guérison. Tayo est sceptique et réticent. L'homme-médecine est un être extravagant, que l'on pourrait penser fou. son rire est presque effrayant. Pourtant, certaines paroles font écho en Tayo qui lui rend plus tard visite pour initier une cérémonie. Il s'agit ici d'un cheminement jalonné de rituels. Il n'y a rien de magique si ce n'est, peut-être, la nécessité de croire encore en soi, en l'autre et en la vie malgré la dureté des évènements passés. Tayo doit se retrouver lui-même. Faire la part des choses entre les épisodes terrifiants de la guerre, son passé douloureux et l'avenir qui s'offre encore à lui. Entre ses racines Laguna et ses racines blanches.
Le maître mot de cette quête, de cette cérémonie de l'être, est l'évolution. De même que l'homme-médecine affirme qu'il est stérile de reproduire les cérémonies ancestrales parfaitement à l'identique - ce qui ne conduit qu'au folklore dépourvu de sens et à figer ce qui ne l'est pas -, l'être doit lui aussi s'adapter et se mouvoir au gré des années.

Leslie Marmon Silko développe cette métaphore de la quête du passé pour trouver son présent et croire en l'avenir à travers la recherche du bétail jadis perdu de Josiah. Suite à une vision de l'homme-médecine, Tayo part au nord, où personne n'a eu l'idée de les chercher. Il découvrira que les bêtes ne s'étaient pas enfuies mais ont été enlevées par les Blancs.

Jusqu'à la fin, le roman reste aride, à l'image du climat de ces terres lointaines. Malgré la beauté de l'évolution de Tayo, malgré une philosophie lumineuse et juste sur le potentiel renouveau de toute élément vital, l'auteur ne tombe pas dans une caricature spirituelle de bas-étage ni ne sort d'un contexte social pour formuler une utopie. La cérémonie n'a rien de miraculeux. Elle imprime un souffle de vie nécessaire mais n'apporte pas de lumière divine sur le monde et les êtres. Aussi, les anciens compagnons de Tayo s'enfoncent toujours autant dans l'alcool et la misère et notre personnage principal connaît des instants de doutes, vacille. On reste donc ancré dans une humanité à la fois bouleversante et terrifiante.
La position tenue à l'égard des Blancs me semble également pertinente. Leslie Marmon Silko aborde la tentation d'un métissage inspiré par des promesses factices. Ce n'est pas le métissage qu'elle remet en question - au contraire, le personnage de la Tante est plutôt antipathique à ressasser "les fautes" de sa fratrie - mais la volonté de s'oublier, de s'annihiler en une autre culture. La civilisation blanche a un pouvoir hypnotique implacable. Pourtant, derrière celui-ci, c'est la destruction qui est omniprésente : Les terres, les cultures, les liens humains et les hommes eux-mêmes. Les amérindiens n'aspirent qu'à s'éloigner de la réserve car l'herbe est plus verte chez les Blancs. On peut y réussir, on peut être quelqu'un même si cela signifie taire ou amoindrir son identité amérindienne. L'auteur offre bien souvent à ces "aspirants blancs" un triste destin : la mort et la déchéance pour les hommes, la prostitution pour les femmes.

Le propos fondamental du roman est d'inviter à construire sa propre identité. Il n'y a plus de sens à vivre en tous points comme les nations amérindiennes du XIXeme siècle car les évènements ont fait évoluer les êtres et les amérindiens d'aujourd'hui ne sont plus ceux d'alors. Mais il n'y a pas de sens non plus à vouloir être "comme les Blans", à nier les racines profondes d'une culture millénaire pour s'assimiler à une autre. A l'image de Tayo, les nations autochtones contemporaines sont métisses à tous points de vue : elles sont le fruit d'un mélange des sangs, des langues, des spiritualités, des philosophies... Il s'agit pour elles de se redéfinir, de renouveler, de reconquérir leur identité unique et puissance à partir de ces éléments multiples.

Bien que le sujet de ce livre soit difficile et son structure dense et assez complexe, je l'ai lu avec un intérêt qui ne cesse de croître depuis que je l'ai terminé. Je savais l'avoir apprécié mais depuis qu'il se décante dans mon esprit, je constate que j'y repense fréquemment et que je ne cesse d'y trouver de nouvelles lumières. Que la question amérindienne interpelle ou pas, je suis particulièrement frappée par le talent de l'auteur qui est parvenue à tresser savamment au gré de mots et d'épisodes apparemment anodins toutes une cohorte de riches réflexions. Plutôt que de faire des grands discours théoriques, c'est bien son écriture qui parle pour elle. Il est indéniable que son propos m'interpelle en prime, donc je suis totalement conquise par cette découverte ! C'est tellement rare de trouver un roman qui continue à nous occuper l'esprit après sa lecture ! Quelque chose me dit que ce n'est pas ma seule et dernière lecture de ce roman... 

 

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Challenge améridiens.jpgChallenge amérindiens
11eme lecture





moisamericain.jpgLe challenge US chez Noctembule

8eme lecture

07/11/2013

La poésie du jeudi avec Arthur Rimbaud

Poésie jeudi.jpgPour ce nouveau rendez-vous poétique grâce à Asphodèle, je voudrais vous faire partager un poète qui m'a beaucoup marquée pendant mes années universitaires : Arthur Rimbaud. Pendant mon adolescence, je l'ai plutôt fréquenté de loin. Il faut dire que son génie est aussi ébouriffant qu'il est souvent obscur au lecteur. Et puis, à l'université, j'ai eu la chance d'avoir un professeur de XIXème fantastique, de ses profs qui vous font vivre la littérature. Il déclamait régulièrement des poèmes avec une fougue et un emportement qui m'a définitivement fait comprendre que si l'on ne comprend pas toujours tout aux vers, ils sont avant tout une musique à l'oreille et à au cœur. Et cela saisi, j'ai eu un coup de foudre pour Arthur Rimbaud, poète par excellence des sensations et des folies de l'être.

Voici donc un de ces poèmes déclamés, extrait des merveilleuses Illuminations rimbaldiennes. Je serais infoutue d'en expliquer la moindre signification - bien que le professeur nous en ait sûrement donné quelques pistes - mais j'ai encore le souvenir vivace de l'instant magique où je l'ai entendu pour la première fois et où je me suis dit qu'il y avait là la quintessence de la vie et de la littérature (ce qui, n'est-ce pas, est un peu un pléonasme)

 

À une raison


Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, — le nouvel amour !

« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux», on t'en prie.

Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.

 

*

24/10/2013

La poésie du jeudi avec Walt Whitman

Poésie jeudi.jpgAsphodèle nous propose nouvellement de partager un morceau poétique tous les quinze jours, au gré de l'envie et de l'inspiration. Grâce à elle, j'ai pu découvrir aujourd'hui un poème automnal de Verhaeren puis relire avec plaisir Mon rêve familier de Verlaine chez Natiora.

A mon tour de vous faire part d'un poème, et d'un poète, qui me touchent tout particulièrement. Il s'agit de Walt Whitman, poète américain du XIXe siècle. Sa voix exprime cette exaltation du Moi et le champ de tous les possibles typiques de la conquête américaine. Il chante la liberté, la fumée sifflante des locomotives dans les plaines et la luxuriante nature qui devient paradis de l'homme dans le vent. Et puis, c'est aussi le fameux poète cité dans Le cercle des poètes disparus... Vous vous souvenez ? « Ô moi ! Ô la vie ! Tant de questions qui m'assaillent, ces interminables cortèges d'incroyants, ces cités peuplées de sots. Qu'y a-t-il de beau en cela ? Ô moi ! Ô la vie ! [...] Réponse : que tu es ici, que la vie existe, et l'identité. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime...» Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime... Quelle sera votre rime ? ^^


En voyage par les États


En voyage par les États, nous sommes sur le départ
(Ce sont nos chants qui nous poussent par le monde, mais oui,
Qui nous font embarquer vers les pays, les mers du globe entier),
Volontiers élèves de tous, professeurs de tous, amants de tous.

 

Nous avons regardé s'éloigner les saisons dispensatrices d'elles-mêmes,
Nous avons dit, pourquoi un homme une femme ne produiraient-ils pas autant que les saisons, ne diffuseraient-ils pas autant ?

 

Nous posons un peu dans chaque cité chaque ville,
Nous traversons le Kanada, le Nord-Est, la vaste vallée du Mississippi, les États du Sud,
Nous conférons d'égal à égal avec chacun des États,
Nous sommes nos propres juges, invitons les femmes les hommes à écouter,
Nous nous disons à nous-mêmes : Souviens-toi, ne crains rien, sois droit, promulgue le corps et l'âme,
Pose un instant passe ta route, sois copieux, tempéré, chaste, magnétique,
Ce que tu diffuseras reviendra comme les saisons reviennent,
Aura peut-être un jour l'importance des saisons.

 

Walt Whitman, dans Feuilles d'herbe

 

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