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19/04/2015

Fraudeur d'Eugène Savitzkaya

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Fraudeur d'Eugène Savitzkaya, Les éditions de Minuit, 2015, 167p.

 

Il y a la tradition de commencer par le résumé d'un livre et il y a l'impossibilité de le faire parce qu'on se fait balader. Littéralement, dans ce roman, Eugène Savitzkaya nous balade d'un bout à l'autre des champs et des fruits mûrs, à tous les âges et à tous les temps. Nous devenons les fraudeurs de la narration bien ordonnée aux côtés du fou, jeune ou moins jeune, qui se moque de ce qui doit être fait et des convenances. La nature en plein essor et ces longues pauses dans les fourrés semblent être condition de vie, ce par quoi l'on continue à naviguer entre une histoire familiale douloureuse et ceux qui s'en vont.

Je choisis de ne pas vous en dire plus - ce qui bien sûr vous désarçonnera à l'approche de ce roman (mais est-ce seulement un roman ?) tant il faut quelques courts chapitres aussi poétiques que lapidaires pour comprendre de quoi il retourne, quand, comment et pourquoi.  Mais puisque ce flottement dubitatif, inconfortable, mais surtout émoustillant fait exactement partie du projet et de la plume de Savitzkaya ici, je serais bien mal avisée de vous donner la clé de l'énigme sans vous laisser d'abord pénétrer dans le labyrinthe. Désarçonnée, je l'ai donc été à l'ouverture de ce titre, car de clarté, il n'y en a point. Savitzkaya ne vous explique pas tout par le menu (mais aime par contre appeler un chat un chat) ; à vous de retrousser un peu vos manches pour suivre les méandres de son propos et des déambulations du fou. Il ne rechigne pas d'ailleurs à jouer avec le lecteur à l'occasion, allant ici pour nous inviter docilement à revenir en arrière. Qu'importe : on le suit.

Alors à quoi bon, me demanderez-vous, se plonger dans ce roman court où, très concrètement, il ne se passe pas grand chose entre la ligne de départ et celle d'arrivée, où il s'agit essentiellement de fureter dans les herbes hautes et sous les pommiers, de s'amuser avec un ou deux lapins et d'attendre ? Parce que tout cela est dit avec une virtuosité sensuelle des plus fascinantes. J'ai découvert chez Savitzkaya une puissance hypnotique assez étonnante qui caresse le brut avec la légèreté de la poésie ; qui mélange surtout les deux pour composer ce qui se goûte, se sent, et se lit à l'oreille. Fraudeur n'est pas le genre de roman (mais est-ce seulement un roman ?) qui se dévore ni duquel on ressort emballé ; il est plutôt de ceux dont on se lèche les doigts et les babines, qui écorche et démange à la fois et qui laisse libre cours à une voix telle qu'on en connait pas d'autres. Savitzkaya, c'est indéniablement un style étrange et pénétrant.

Merci à ma douce Charline pour cette découverte !

 

le mois belge.jpgLe mois belge chez Anne et Mina, édition 2015

3ème lecture

12/04/2015

Jours de tremblement de François Emmanuel

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Jours de tremblement de François Emmanuel, Points, 2013, 203p.

 

Sur le Katarina a embarqué une tripotée de touristes divers et variés mais surtout hauts en couleurs : un écrivain énigmatique et fréquemment alcoolisé, des américaines un peu pimbêches, deux italiennes qui ne mâchent pas leurs mots, une jeune femme attentive auprès d'un vieux mourant et notre narrateur dont le lecteur ignore tout si ce n'est qu'il est documentariste. Au fil des escales du Katarina, ce dernier ambitionne de filmer les oiseaux exotiques des côtes africaines. Malheureusement, cette croisière de luxe en pays fantasmé va tourner court. Quelques changements s'immiscent progressivement dans le quotidien, que les passagers ne voient pas ou ne veulent pas voir. On reste tourner vers soi-même ; on veut croire encore que tout est possible. Mais le coup d’État qui a pris la terre prend aussi la mer : une bande rebelle prend possession du bateau et chacun se métamorphose au contact de cette violence nouvelle. D'observateur des oiseaux, notre narrateur devient observateur de la faune encore plus étrange des hommes.

Soyons tout à fait francs : je ne sais absolument pas quoi vous dire de ce roman. Je suis restée d'une froideur de marbre à son contact et ces longues phrases amples, pleines d'une successions de virgules étourdissantes censément propice à nous rendre pleinement acteurs de l'abordage en train de se faire n'a fait que m'éloigner bien loin sur d'autres vagues. Je saisis bien le projet littéraire à mi-chemin entre l'immersion totale et le temps suspendu. Une espèce de volonté ambitieuse de rendre compte du déferlement d'actions en même temps que de la torpeur de ceux qui les vivent. Malheureusement pour moi, je trouve pénible d'ériger en style virtuose cet espèce de gimmick éculé qui consiste à enchaîner les virgules pour mettre en lumière je ne sais quoi. Même s'il y a sans doute là une forme de talent pour parvenir à créer de ce flot incessant une unité, il y a surtout là une pose littéraire à la mode qui a le don de m'ennuyer en un quart de seconde. Du coup, mon avis est biaisé parce que la forme même du roman est typiquement de celles qui me déplaisent. François Emmanuel a donc réussi le tour de force, grâce à cela, de me raser avec un sujet qui, pourtant, avait tout au départ pour me passionner. On peut considérer que c'est une forme de réussite, en un sens !

Et puisque mon avis est d'une partialité éhontée, je vous laisse ci-après l'incipit du roman pour que vous vous en fassiez votre propre idée. Les 200 pages du roman sont, grosso modo, une succession sans fin de ça :

De toute façon le commandant de bord le savait, tout le personnel était au courant, parce que ce devait être une pratique habituelle vers le début de la croisière, une petite attraction clandestine sollicitée en douce par certains clients, qui n'étaient peut-être venus que pour ça, et qui se retrouvaient au bar du solarium avec le nommé Jean-Noël Saintz, responsable de l'hôtellerie, celui-là même qui jurerait ses grands dieux de n'y être pour rien, mettant cela sur le compte de l'Afrique, des petites combines à l'africaine, du grand bordel ambiant... Et quand au soir du deuxième jour de la croisière elles étaient entrées toutes les trois dans la salle à manger du bateau avec leurs airs candides, vaguement intimidés, leurs jupes satinées moulantes et leur démarche vacillante à cause des chaussures à talons aiguilles qui les faisaient ressembler à des filles de bar, comme les Blancs les aiment et les imaginent, à la fois faciles et fatales, charnelles et vaguement intouchables, harnachées de breloques, ceinturons, chaînettes, lorsqu'elles s'étaient installées ce soir-là à la table inoccupée en faisant mine de converser entre elles le plus naturellement du monde, d'échanger leurs petits secrets comme les grandes filles qu'elles étaient encore, écolières déguisées en girls, à la fois inquiètes et vaguement excitées, j'ai vu pâlir les Américaines de la table d'en face, j'ai vu la stupeur chez ces deux bigots évangélistes, toute la fascination horrifiée qu'éveillait en elles l'irruption de ces jeunes beautés noires habillées en girls, tandis que l'une des deux, la blonde ou plutôt la fausse blonde avec des lèvres rouge vif, s'était mise au-dessus du brouhaha : but who are they those... who are they ?

Et ben, je sais pas vous, mais moi, quand je lis ça, j'ai l'impression de voir très distinctement l'auteur se toucher la nouille. Sur ce, le voyeurisme littéraire, ce n'est pas mon truc.

 

 

le mois belge.jpgLe mois belge d'Anne et Mina, édition 2015

2ème lecture

 

07/04/2015

Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach

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Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, Espace Nord, 2012 [1892], 208p.

 

coup de coeur.jpgHugues Viane souffre d'un veuvage qui n'en finit pas. Tout est sanctuaire de la morte dans son intérieur feutré et profondément solitaire ; la ville même de Bruges révèle sans cesse sa peine et sa soumission à la douleur. Bruges qui, elle-même, ne vit plus tellement. Grise, monotone et baignée des eaux d'une Ophélie fantasmée ; dont les bâtiments découpent sur le ciel leurs dentelles mélancoliques : Bruges est l'affirmation consolatrice du deuil de Viane et la présence caressante de la morte. 

 

"Dans l'atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son cœur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d'Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets(1). Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer." (Chap. 2)

 
Un beau jour, sur l'un des quais de cette Bruges-la-Morte, le regard de Viane croise la morte revenue : c'est un étourdissement d'abord, une sorte de possession qui le fait suivre ce corps tant aimé, fantomatique, jusque dans un théâtre où il ne mettait plus les pieds depuis dix ans. Puis cela devient une passion illusoire. Il entretient progressivement ce sosie tant chéri sans l'ombre d'une mauvaise pensée puisque, dans son esprit, c'est sa femme défunte qu'il continue d'aimer. Mais le vernis de l'adoration craquelle peu à peu, à mesure que sous le corps semblable émerge le caractère bien différent de la danseuse vivante pleine de verve, d'ironie et d'indélicatesse.

 

"Hugues se sentait un malaise d'âme grandissant ; il eut l'impression d'assister à une douloureuse mascarade. Pour la première fois, le prestige de la conformité physique n'avait pas suffi. Il avait opéré encore, mais à rebours. Sans la ressemblance, Jane ne lui eût apparu que vulgaire. A cause de la ressemblance, elle lui donna, durant un instant, cette atroce impression de revoir la morte, mais avilie, malgré le même visage et la même robe - l'impression qu'on éprouve, les jours de procession, quand le soir on rencontre celles ayant figuré la Vierge ou les Saintes Femmes, encore affublées du manteau, des pieuses tuniques, mais un peu ivres, tombées à un carnaval mystique, sous les réverbères dont les plaies saignent dans l'ombre." (Chap. 7)


A mesure que Viane s'englue dans cette passion avilissante et destructrice, à mesure qu'il devient un "défroqué de la douleur", Viane entend la ville lui souffler son mensonge et sa faute. Qu'il est dur de vouloir croire tandis que tout crie l'illusion et éclabousse le péché ! Que peut répondre le pécheur à l'abîme qu'il a creusé et comment rétablir l'ordre éternel ?

 

Bruges la morte illustration-par-Marin-Baldo-1910.jpg
Illustration de Marin Baldo (1910)

 

Quelle merveilleuse découverte ! Je ne me rappelle pas avoir jamais lu de roman symboliste - mouvement plus connu pour sa poésie érudite et virtuose que pour sa prose - mais celui-ci restera sans aucun doute longtemps dans ma mémoire. Il est extrêmement court : une centaine de pages à tout prendre (les autres, dans toutes les éditions, étant des notes, préface et postface à tout va pour éclairer le lecteur ravi) mais condense avec une intelligence profonde les liens entre toutes choses du monde.

Tout semble être jeux de miroirs et de dissemblances ; regards projetés et renvoyés avec un étrange éclat terne et mélancolique. Viane et la ville compose un deuil idéalisé - la permanence de l'amour par-delà la mort - et morbide - tout cet entretien de la morte en chaque chose, ce musée macabre dans chaque pièce de la maison frise la pathologie psychiatrique - à tel point que la ville est un certain visage de Viane. La défunte, quant à elle, jamais nommée et toujours idéalisée elle-aussi, joue une nouvelle vie en le corps de Jane la danseuse. Jane, la presque morte mais avilie ; transgression suprême du souvenir parfait ! Toutes les images disséminée dans le romans jouent sur le contrepoint de l'idéal et de la perdition ; de la perfection et de l'opprobre : sur la délicieuse esthétique fin de siècle, en somme !

J'ai gouté cette esthétique avec une joie totale, dans une sorte de lenteur extatique que me semblaient réclamer le style et le décor d'une Bruges dont je me demande, à présent, à quoi elle peut bien ressembler vraiment. Qui sait, j'irai peut-être un jour voir de mes propres yeux ses fameux quais orphelins de la pulsation de la mer et penserai à Viane !

 

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Souvenir de Bruges de Fernand Khnopff (1904)

 

 

le mois belge.jpgLe mois belge d'Anne et Mina, édition 2015

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