13/12/2014
Le Déchronologue de Stéphane Beauverger
Le Déchronologue de Stéphane Beauverger, Folio SF, 2012, 554p.
Amateur de pirates endiablés et de folles aventures sur les flots, te voici sur le bon navire ! Tandis que le Déchronologue du capitaine Villon prend l'eau et rend gorge en l'an de grâce 1653, celui-ci use ses dernières secondes pour dérouler le testament le plus ahurissant qui soit, fait de mille vies en une.
En bon flibustier, Henri Villon a parcouru tous les ports des Caraïbes, bu plus que de raison et embauché pour le plus offrant dans le but de poursuivre son obsession : ces fameuses maravillas énigmatiques qui débarquent ici ou là sans trop savoir d'où et qui ont la vertu d'améliorer grandement un quotidien aride. C'est à peine, en 1640, s'il circule autre chose que des conservas, de la quinquina - et quelques ballons au loin. Rien de dangereux ; seulement de quoi intriguer et éblouir.
C'est à cet instant que tu nous rejoins, amateur de science-fiction rondement menée et d'uchronie de belle facture. Le secret des maravillas se lit dans les méandres des temps passés et à venir ; dans les circonvolutions involontaires et dangereuses d'un temps qui n'en fait plus qu'à sa tête. Progressivement, la folle obsession de Villon tombe à mesure qu'il prend acte des horreurs qu'elles suscitent et des tempêtes hors du commun qui déciment villes et populations. S'il ne se bat plus pour trouver ces merveilles, il se bat pour regagner la liberté d'un temps en phase avec son siècle. Et c'est ainsi qu'advient sa nouvelle obsession qui n'a d'égale que celle du capitaine Achab : Villon doit crever le ventre d'un vaisseau au-delà de tous les superlatifs ; celui que bien des marins ont surnommé le Hollandais volant.
Hendrick Cornelisz Vroom, La Bataille de Gibraltar (1621)
Christ-mort, comme dirait Henri Villon : que voilà une livre époustouflant ! Plutôt bon public pour les récits d'aventures au long cours, qui plus est s'ils sont saupoudrés de bonne originalité et d'un peu d'invraisemblance, je m'attendais à apprécier. D'autant qu'il faut noter le talent de Beauverger à cuisiner des genres littéraires a priori bien différents sans que le lecteur ne s'offusque ni ne dérive, bien au contraire.
Je m'attendais à apprécier, donc, beaucoup moins à tomber à ce point sur mon séant dès les premières pages du roman, soufflée par la virtuosité stylistique de Stéphane Beauverger. Il parvient à faire revivre la piraterie - qui ne serait pas tout à fait elle-même sans quelques bons jurons, des relents de tafia et une gouaille accrocheuse - tout en ménageant avec brio une langue raffinée, plus que soutenue et exigeante. Bien peu nombreux sont les écrivains contemporains à afficher encore une telle maîtrise de la langue et une telle beauté de l'exécution.
Le résultat est que le roman donne à voir, littéralement. Nous ne lisons pas, nous sommes avec et chaque seconde est un délice vibratoire. Non content, néanmoins, de mélanger genres et registres, Beauverger s'octroie encore le droit de mélanger les temps ainsi qu'il l'impose à ses personnages. Ainsi, nous sommes soumis à une dé-chronologie : les chapitres sont au petit bonheur la chance disséminés au fil des 554 pages. Il faut s'accrocher, il ne faut pas omettre un détail et noter scrupuleusement en tête de chapitre le lieu et l'année des faits qui vont être livrés sous peine de se perdre dans le tourbillon de treize années pêle-mêle. Cela peut paraître bien laborieux mais ça fait très vite partie du jeu et l'on se plait à avancer en sachant que chaque énigme finira pas trouver réponse tôt ou tard.
Il ne saurait, en somme, y avoir de meilleur conseil que celui d'enjoindre quiconque à découvrir cette petite perle rare. On peut faire les marioles avec pas mal de bouquins mais ici, on se tait et on savoure sous un plaid avec une tasse de thé en se disant que, décidément, la littérature de l'imaginaire n'a strictement rien à envier aux grosses têtes d'affiche de la rentrée littéraire - bien pauvres en comparaison.
Merci à ma copine Natiora de m'avoir donné envie de découvrir ce livre.
Et un (long) extrait pour vous coller l'eau à la bouche :
"Tandis que nous ramions jusqu’à distance réglementaire, j’entendis une dernière fois le Baptiste et Gobe-la-mouche qui coordonnaient les manœuvres pour procéder au tir unique comme convenu. Tous les marins au repos s’étaient alignés contre le bastingage bâbord pour assister à l’événement. Puis je n’aperçus plus que des silhouettes qui nous faisaient des gestes d’encouragement… Puis soudain, plus rien ! Le Toujours debout disparut devant moi le temps d’un battement de cils… Le temps d’un battement de cœur… Ma frégate s’était volatilisée à la manière des burbujas Targui !
– Pute vierge ! m’exclamai-je en constatant le miracle.
Face à moi, Simon ne put retenir un sourire moqueur :
– Derrière vous, capitaine.
Je me retournai et ne pus retenir un nouveau juron : le navire semblait être passé dans notre dos en une fraction de seconde. Maravilla ! Sur le pont, des clameurs joyeuses saluèrent la fin de l’exercice. Quant à moi, j’en restai le ventre noué et l’esprit passé à la chaux : vu depuis la barque, le phénomène était plus surprenant que prodigieux, et je ne pus chasser de mes pensée l’image d’un oiseau aux ailes arrachées attendant la balle fatale. Je comprenais maintenant pourquoi Simon avait tenu à me faire vivre l’expérience de ce côté-ci de l’exercice.
– Mort de moi, bredouillai-je, c’est terrifiant. C’est donc ainsi que vous échappez aux tirs de vos ennemis, en piégeant le temps…
J’avais beau m’être fait expliquer vingt fois le principe, je n’en demeurais pas moins estomaqué. Le Targui se pencha sur les rames et souqua ferme pour rentrer au navire :
– Ce n’est pas exactement ça, mais c’est un résumé qui a le mérite d’être aisément compréhensible.
Je continuai de fixer le Toujours debout qui ralentissait l’allure et achevait un large demi-tour pour revenir vers nous. Si notre frêle esquif avait été un galion ennemi, le Baptiste et ses cannoniers auraient eu le temps de le couler sans risquer d’essuyer la riposte d’une seule espingole. Soudain, je réalisai que j’étais le capitaine du bâtiment le plus prodigieux qui eût jamais sillonné ces eaux, et sans doute tous les océans.
– Ce n’est plus le Toujours debout, laissai-je tomber tristement.
Simon me dévisagea calmement sans cesser de ramer :
– C’est encore votre navire, capitaine.
– Il mérite un nouveau nom à la hauteur de ses prouesses. Quelque chose comme La Mort subite ou L’Exterminateur, dis-je amèrement.
– Vous devriez laisser ce genre d’exagérations aux fanfarons et aux hâbleurs, insista le Targui. Cette frégate demeure le navire du capitaine Villon. Si elle doit être rebaptisée, choisissez quelque chose qui vous corresponde.
Je ne répondis pas. Du pont supérieur, j’entendis les exclamations hilares des matelots. Approchant par l’ouest, les deux burbujas n’avaient non plus rien raté de la scène. Impossible, à cette distance, de dire si Sévère était montée au bastingage pour assister à la démonstration… Au moment de prendre possession de mon vaisseau métamorphosé en maravilla géante, je me sentais obscurément dépossédé de mon avenir. J’aurais payé cher pour avaler quelques verres de tafia brûlant.
– Trouvez-lui un nom, maugréai-je. Après tout, c’est votre création.
Simon cessa de ramer en approchant de la coque de la frégate. On nous lança un bout pour être pris à la traîne le temps de mettre en panne. Il saisit la gaffe tendue par un matelot et m’arrêta alors que j’allais grimper à bord par l’échelle de coupée qui venait d’être descendue :
– Je crois avoir trouvé, dans ce cas. Votre premier navire ne s’appelait-il pas le Chronos ?
– Mon brigantin ? Si fait.
– Dans ce cas, pourquoi ne pas raviver son souvenir ?
– Simon, cela porte malheur de prendre le nom d’un bateau qui a sombré…
– Je pensais à quelque chose de plus audacieux, de plus mystérieux.
Je levai la tête vers le bastingage et les têtes de mes marins enjoués. Parmi les visages radieux, je reconnus les traits délicats de Sévère, impassible, penchée au-dessus des vagues pour m’observer fixement.
– Et quel serait donc ce nouveau nom ? demandai-je en saluant la jeune femme d’une courte révérence.
– Le Déchronologue, révéla fièrement le Targui près de moi.
Je ne sais si Sévère entendit notre conversation, ou si c’est ma courbette qui fit son petit effet, mais elle sourit doucement sans me lâcher des yeux. Ma mélancolie se dissipa plus vide qu’un baquet de cidre un soir de fête. Je serrai la main de Simon pour signer notre accord :
– Ce nom me plaît ! Il sonne bien et remplit parfaitement son office !
Le visage du Targui s’éclaira d’un sourire ravi. Je levai de nouveau le museau vers l’équipage et mon invitée, pour brailler joyeusement :
– Oh là, mes gorets ! Qu’on aille quérir les peintres et les pinceaux, il y a baptême aujourd’hui !
Puis je montai pour la première fois à bord du Déchronologue, en ignorant encore tout de ce que nous accomplirions ensemble."
Challenge un pavé par mois chez Bianca
Participation de décembre
17:56 Publié dans Aventure, Challenge, Coups de coeur, Histoire, Littérature française et francophone, SF/Fantasy | Lien permanent | Commentaires (4)
10/12/2014
Selon Vincent de Christian Garcin
Selon Vincent de Christian Garcin, Stock, 2014, 304p.
Les romans de Christian Garcin sont toujours des romans à tiroirs. On part d'un point A et on passe par tous les points du globe sans trop savoir comment ni pourquoi. Le lecteur part ici aux côtés de Rosario Traunberg (personnage récurrent de l'auteur) et de son ami Paul en direction de l'Argentine puis de la Patagonie chilienne. Il s'agit de retrouver un oncle disparu voilà vingt ans qui soudain recontacte Rosario avec un manuscrit énigmatique. Au gré de cette quête mi-psychanalytique mi-chamanique, le lecteur est propulsé tantôt dans le récit de l'oncle - ce fameux Vincent- tantôt dans celui d'un soldat napoléonien prisonnier sur les bords de la Bérézina, tantôt dans celui d'un scientifique du dix-neuvième siècle aux confins du monde. Mais où tout cela doit-il nous mener ? S'il semble que Christian Garcin se plait à nous égarer savamment, c'est pour mieux semer quelques cailloux blancs jusqu'au disparu.
Deuxième pioche de la rentrée littéraire 2014 et deuxième lecture en demi teinte. Non que l'univers complexe et exotique de Christian Garcin m'ait déroutée, bien au contraire : je l'ai découvert voici quelques années avec Des femmes disparaissent puis La piste mongole et l'ai littéralement adoré (je songe même à relire ce dernier titre pour confirmer mon coup de cœur de quelques années). Bien plutôt parce que j'ai trouvé ici l'auteur très en dessous de ce que j'ai pu lire de lui jusqu'alors. Les ramifications de Selon Vincent m'ont paru vaines et poussives là où celles de La piste mongole m'étaient apparues fascinantes et hypnotiques. Là où j'avais lu La piste mongole en apnée, j'ai déroulé Selon Vincent avec un certain sourire, non sans déplaisir la plupart du temps, mais sans beaucoup plus. On sent toujours poindre sous la plupart des phrases et sous certains paragraphes amples et souples le talent de Christian Garcin. Mais je l'ai senti ici paresser tranquillement, se la couler douce sur les fleuves de la Patagonie. Et puis ce dénouement, tout ça pour en arriver là, ça été le pompon. Le jeu de piste ne me semblait déjà pas d'une grande hauteur mais la ligne d'arrivée a achevé de me décevoir.
Soyons tout à fait clair : Selon Vincent est très loin d'être un mauvais roman ! Je parierai même qu'il se classe parmi les très bons de cette rentrée littéraire. Malheureusement, je sais l'auteur capable de faire tellement mieux que j'ai du mal à me satisfaire de ce pain au chocolat quand je peux me délecter d'un macaron subtil rose-litchi (si vous voyez ce que je veux dire).
« Rosario, il fait très beau ce soir. Très beau et très froid. Le vent pour une fois est tombé. Rien ne bouge nulle part. Le soleil vient de se coucher. Dans le ciel s’étirent de minces nuages jaunes et pourpres. Je vais sortir, m’asseoir devant ma cabane, et perdre mon regard dans les eaux mauves, presque inquiétantes à force d’être calmes aujourd’hui, du canal de Beagle. Au-dessus, les montagnes d’Harberton sont encore illuminées. La lune est pleine. Je sais bien qu’ailleurs, des bêtes invisibles s’entretuent dans la nuit des forêts. Je sais bien que partout de fragiles créatures meurent dans l’indifférence de tous. Mais je me dis que je verrai peut-être ce soir les eaux soudain agitées de mouvements secrets, puis une forme oblongue crèvera la surface luisante avant de disparaître en silence, et ce sera le dos d’une baleine, suivie de son baleineau. J’en aurai les larmes aux yeux. Ensuite il sera temps. »
Elle donne pas un peu envie, la Patagonie chilienne ? ^^
18:10 Publié dans Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (2)
02/12/2014
Le Horla de Guy de Maupassant
Le Horla de Guy de Maupassant, 1887
Lecture numérique
Au fil de quelques mois, au fil d'un journal, nous suivons la lente descente aux enfers d'un narrateur anonyme qui se croit épié et dominé par un être invisible. Tandis que les saisons défilent et offrent leurs beautés particulières, notre homme ne peut s'empêcher de s'enliser dans la folie - ou est-ce plutôt la plus cinglante lucidité ? Car tel est le maillon nécessaire du Horla : l'hésitation perpétuelle. Nous ne saurons jamais si le narrateur est un franc malade, pétri d'hallucinations, ou si ses sens sont si aiguisés qu'il est capable de sentir une présence invisible mais parfaitement réelle.
Est-il besoin de revenir sur les ressors canoniques du fantastique que Le Horla incarne par excellence ? J'aime décidément cette atmosphère entre chien et loup, où toutes les explications se défendent, où c'est précisément le but, et où l'on referme le livre en orchestrant mentalement un débat entre celles-ci (où l'on devient donc aussi un peu fou). Bien sûr, on finit toujours par pencher pour une option plus qu'une autre. Le Horla n'y fait pas exception, d'autant qu'il est impossible de ne pas songer à la propre folie de Maupassant en le lisant (mais était-il vraiment fou lui-même ? Telle est la question.). Le Horla apparaît comme la parfaite allégorie de la folie qui exerce progressivement une emprise majeure, une terreur viscérale et indiscutable sur celui qui sombre. Le fou est victime, esclave, de ce qu'il ne peut ni expliquer ni montrer mais qui existe pour lui, sans l'ombre d'un doute.
Je n'ai pu m'empêcher de penser, en lisant cette bien agréable nouvelle, au tableau de Füssli intitulé Le Cauchemar. Il retranscrit à merveille le propos du Horla : Un être imaginaire, qui se dérobe aux yeux de tous et ne semble se montrer que lorsqu'on sommeille, que l'on sait pourtant hideux et dangereux, et qui, enfin, asservit l'homme - ou la femme - en oppressant sa poitrine, en l'écrasant et le dominant. Tout un programme !
Le cauchemar de Füssli
10ème lecture
18:53 Publié dans Challenge, Classiques, Fantastique/Horreur, Littérature française et francophone, Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (10)