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06/03/2020

Les Chutes de Joyce Carol Oates

Les chutes.jpgLes Chutes s'est retrouvé dans ma PAL il y a mille ans uniquement sur la foi des avis dithyrambiques des fans de l'auteure. Je ne savais pas exactement à quoi m'attendre avec le présent roman si ce n'est à un "chef d’œuvre" et, paradoxalement, cette expectative m'a conduite à l'ignorer cordialement pendant des années, jusqu'à ce que Fanny me suggère de le lire en lecture commune. C'était soit ça, soit il faisait partie de la dernière épuration de ma PAL en janvier dernier. J'ai donc accepté : foutu pour foutu, au pire le roman partirait après lecture (oui, j'aime bien être enthousiaste quand j'attaque une lecture, c'est important).

Il m'a semblé tout d'abord avoir affaire à un destin de femme. En juin 1950, Ariah Littrell, fraîchement Mme Erskine, part en voyage de noces aux chutes du Niagara avec son époux pasteur. Ariah était considérée jusqu'alors comme une vieille fille - attention, la trentaine guette ! - et n'est pas une beauté selon les critères papier glacé de son époque. Ce mariage sans amour lui est apparu comme une aubaine pour échapper à la solitude et à la pitié de son entourage. Malheureusement, Gilbert Erskine, qui traîne ses propres casseroles, se suicide le lendemain du mariage. Ariah devient la veuve blanche des chutes. Elle erre, complètement déconnectée du réel, attendant que l'on retrouve la dépouille de son mari, en divaguant à moitié. A ce stade-là du roman, j'étais à deux doigts d'arrêter ma lecture. Le personnage d'Ariah, son insipidité, son attentisme, ses tergiversations niaises et autocentrées, m'ont désintéressée très cordialement et je m'ennuyais ferme.

Comme l'avait remarqué Dirk Burnaby un jour, il fallait avoir un âme profonde, mystérieuse, pour vouloir se détruire. Plus on était superficiel, moins on courait de risques.

Puis arrive dans le tableau le fameux Dirk Burnaby qui a tout de l'avocat bellâtre très aisé et très à l'aise avec tout. Pour une raison inexplicable, et c'est précisément la beauté de la chose, il a le coup de foudre pour Ariah et l'épouse en un tournemain. Clairement, cette relation improbable m'a embarquée. L'auteure a développé avec une saveur nuancée et subtile les prémisses palpitants de l'amour passionné entremêlés aux doutes, aux angoisses et aux petites joies d'une grossesse inattendue. La finesse psychologique de ce virage amoureux, sans niaiserie aucune ni complaisance, faisant la part belle aux  névroses, aux compromis, et à la force malgré tout des sentiments, m'a séduite sans retenue.

Elle n'avait rien dit à Dirk bien entendu. Comme toutes les épouses, elle vivait sa vie secrète, silencieuse, inconnue aussi bien de son mari que de ses enfants.

Et puis, alors que je ne m'y attendais en aucune façon - après tout, nous avions déjà eu deux genres littéraires différents pour le prix d'un seul roman jusqu'ici - la deuxième partie des Chutes prend le virage de la critique sociale, fustigeant la gestion capitaliste vérolée des espaces et des hommes. Centrée autour de la figure de Dirk Burnaby, tandis qu'Ariah est cantonnée à la maison avec les enfants en bonne épouse des années 60 quoiqu'elle donne toujours ses leçons de musique, elle développe les différentes étapes d'un procès ultra périlleux de pollution environnementale. Périlleux parce qu'il n'y en a jamais eu de tel auparavant, parce que les victimes sont de classe extrêmement modeste - c'est-à-dire qu'on se fout bien cordialement qu'elles soient malades ou meurent, pour faire simple - et parce que les accusés sont tous les grands pontes de Niagara Falls - industriels, élus, avocats, juges, bref la crème qui tient à se protéger les fesses, et a les moyens de le faire. Périlleux, enfin, parce que ces gens-là sont les amis de toujours de Dirk Burnaby. Autant dire qu'ils sauront lui tenir rigueur, quelle que soit l'issue du procès, de sa tentative de les mettre à mal. De l'éthique, il ne saurait être question évidemment.

Cette partie est, de loin, la plus passionnante pour moi. Elle m'a fait penser au Jonathan Coe de Testament à l'anglaise, la légèreté de l'ironie en moins, dans cette manière virtuose de tresser les destinées de personnages complexes à des problématiques plus vastes, sociales, judiciaires et politiques. J'aime ce drainage en profondeur, souvent inconfortable mais toujours nécessaire. Du coup, j'ai presque été déçue lorsque j'ai compris, assez rapidement, voyant la fin de la deuxième partie arriver, que cette dynamique prendrait fin en même temps que Dirk Burnaby. J'aurais tellement aimé que ce soit l'affaire et non l'avocat qui soit l'élément le plus important du propos... Ainsi donc, l'histoire du procès s'arrête là, à mon grand regret. Nous n'en dirons plus que quelques mots dans la dernière partie, comme un décor à peine esquissé.

Envie de demander Pourquoi vivre alors ? C'est Dieu qui est fou.

A la place, le roman se clôt sur le ton du drame familial - et hop, troisième virage, ni vu ni connu je t'embrouille - avec le récit choral des trois enfants d'Ariah et Dirk, dix-sept ans plus tard, tous trois en quête de la figure paternelle absente, chacun à leur manière. Peut-être qu'à elle seule, cette partie et ce parti pris auraient été intéressants et, objectivement, ils apportent un éclairage supplémentaire à l'ensemble. J'en conçois bien tout l'intérêt dans le projet littéraire de l'auteure. Malheureusement, après la passion qu'avaient suscitée chez moi les recherches et le procès de Dirk précédemment, je me suis de nouveau ennuyée aux côtés de ces personnages assez fades (c'est finalement Royall qui m'a le plus interpellée et je n'aurais pas misé un cachou là-dessus). Comme dans la première partie consacrée à Ariah, j'ai eu de nouveau la sensation de tourner en rond autour de rien, et la boucle de la lecture en diagonale s'est bouclée pour passer à autre chose.

Alors comment conclure après une lecture aussi complexe mais aussi éclectique en terme d'appréciation personnelle ? Que Joyce Carol Oates est une grande auteure, c'est une certitude, et je comprends complètement qu'elle ait été pressentie à de nombreuses reprises pour le Nobel. Mais que Joyce Carol Oates n'est probablement pas faite pour moi, malgré tout, ou alors avec beaucoup de parcimonie. Comme je l'avais déjà constaté dans les deux autres titres lus d'elle*, elle a cette tendance à ne pas aller au bout de certaines ramifications pleines de promesses et, en parallèle, aux longues digressions, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, étiole progressivement mon enthousiasme. Or, tant qu'à lire un pavé, je préfère en lire un qui me tienne par le museau jusqu'au bout avec la même force et la même consistance. En parlant de ça, j'ai bien envie de relire Jonathan Coe pour le coup... Bon, je dis ça, mais j'ai tout de même beaucoup entendu parler, et de façon hautement élogieuse, de Blonde. Il faudrait peut-être que je cède à ce Oates là, tout de même?

Par ici, la chronique de Fanny

*Romans de Joyce Carol Oates précédemment chroniqués sur le blog : Bellefleur et La légende de Bloodsmoor, les deux premiers titres de la saga gothique

16/02/2020

Murène de Valentine Goby

murène.jpgHiver 1956. Au départ, tout allait parfaitement bien pour François. Il était amoureux ; il escaladait des échafaudages par amour. Et puis, c'est l'escalade de trop près d'une ligne ferroviaire à haute tension dans les Ardennes, la presque-mort, les brûlures gravissimes et l'amputation des deux bras, articulations des épaules comprises. Voilà. On en est là dès le début du roman et il faut progresser, avec François, qui a la petite vingtaine, sur le chemin impossible de continuer à vivre après et avec ça. La douleur au-delà de l'humain, physique et morale, le deuil de presque tout, la dépendance... Et puis après ? Il n'est pas seulement question de survivre. Où et comment vivre encore ? François croise un lac, un jour, en forêt. Dans l'eau, il se retrouve entier. Il commence sa mue de murène qui le mènera aux jeux paralympiques de Tokyo en 1963.

Il traverse la lave et le lait. Le lait puis la lave. Il continue à ne pas mourir. La nuit anesthésique l'avale deux fois en trois jours. Abolit le supplice. Le recrache à la lumière qui le ceinture d'une camisole de feu.

[...]

- Tu es jeune, dit Thomas.
Le coup d’œil navré que lui lance Victor lui confirme qu'il vient de dire une connerie. Jeune? Quel avantage, ce temps supplémentaire ? Pour quoi faire ? Attendre que ses bras poussent ? Qu'une femme s'habitue ? Il a vingt-deux ans, il n' a eu le temps de rien, il n'a plus le temps de rien. ça change quoi l'âge de tes artères si la carcasse est foutue. 

[...]

Il ne pourra plus se brosser les dents, boutonner une chemise, se raser, cirer-lacer-délacer ses chaussures, enduire un mur, pincer la joue de Sylvia, boire une chope, attraper un ballon, écrire une lettre, sculpter un bâton, glisser la clé dans la serrure, déplier le journal, rouler une cigarette, tirer la luge, décrocher le téléphone, se peigner, changer un pneu de vélo, ceinturer son jean, se torcher, payer à la caisse, couper sa viande, se suspendre aux branches, tendre un ticket de métro, héler le bus, applaudir, mimer Elvis à la guitare, signer, serrer une fille contre lui, danser avec une fille, donner la main à une fille, passer les cheveux d'une fille derrière son oreille, dénouer un ruban, toucher l'oreille d'une fille, la cuisse d'une fille, le ventre d'une fille, le sexe d'une fille, son sexe à lui, se pendre, s'ouvrir les veines, se tirer une balle, même se foutre en l'air il ne peut pas.

Honnêtement, je ne sais pas comment fait Valentine Goby pour aborder à chaque fois des sujets aussi violents et brûlants et en parler avec une telle justesse. Quand je feuillette une page au hasard, je me dis, tiens, ça ne paye pas de mine. Les phrases sont longues, pleines de virgules, sautent par-dessus les conventions grammaticales des discours, mélangent tout et ça donne une langue très orale, qui peut sembler un peu facile. Mais lorsqu'on lit l'ensemble, cette langue devient vagues. Elle embarque le lecteur tout entier, intensément, elle dit tout, ne ménage rien ni personne, elle s'insinue partout et ne laisse aucune parcelle des personnages et des lecteurs indemne.

Les textes de Valentine Goby, et celui-ci ne fait pas exception, sont incroyables de force et de justesse. Tout, même les maladresses, participe de cette humanité terrible et belle. La lire me fait un peu le même effet que Richard Wagamese, dans des styles très différents. Chez tous deux, il y a la vie, telle qu'en elle-même, sans fioriture et pourtant cinglante, palpable, déchirante souvent, pleine. On découvre page après page que ce qui peut sembler un peu facile est en fait pétri d'intelligence, de nuances, de sensibilité et d'universalité. Et on est soufflé tout simplement. Lorsque les mots de l'écrivain sont si justes, il est bon de perdre les siens.

Nulle douceur n'est superflue pour qui s'apprête à endurer tant de supplices.

15/01/2020

Dracula de Georges Bess

dracula,georges bess,glénat,bram stoker,vampire,coup de coeur,bd,bd de la semaineJ'allais attaquer en disant que tout le monde connaît l'histoire de Dracula de Bram Stoker, histoire d'éviter de m'y coller, mais pas du tout, après tout : on n'a pas suffisamment d'une vie pour lire pour les chefs d’œuvre de l'univers. Voilà donc brièvement comment tout a commencé.

Tandis que Mina se lamente d'être sans nouvelles de son fiancé depuis sa villégiature de Whitby, Jonathan Harker, le fiancé en question, galope sans fin jusqu'au château de Dracula, paumé au milieu des Carpathes comme le veut la tradition. Il faut nuit, les loups hurlent et notre notaire commence à avoir sérieusement les miquettes, non sans raison : au bout du chemin, il découvre un château lugubre et un être décrépi et livide qui ne tarde pas à se révéler le plus terrifiant des hôtes.

La venue de Jonathan Harker a pour but de faire signer au Comte des documents sanctionnant l'acquisition de plusieurs propriétés anglaises. Aussi, ces transactions finalisées, celui-ci s'embarque-t-il prestement à bord du Déméter pour rejoindre l'Angleterre. Le bateau vidé de son équipage - on se demande bien par qui et pourquoi -  échoue à Whitby où Lucy Westenra, l'amie de Mina, souffre d'étranges crise de somnambulisme...

Je m'arrête là, car si vous ne connaissez pas l'histoire, il faut bien vous conserver un peu de suspens, et si vous la connaissez déjà, vous avez sans doute sauté mon résumé. N'y allons pas par quatre chemins pour évoquer cette adaptation graphique de Georges Bess : c'est un chef d’œuvre absolu

Du point de vue de l'adaptation, l'auteur nous propose une version extrêmement fidèle à celle de l’œuvre originale, ce qui est suffisamment rare pour être noté tant la figure de Dracula a plutôt donné lieu à des réinterprétations toutes plus diverses les unes que les autres depuis un siècle*. Ici, le parti pris est au contraire celui de la fidélité à la genèse du mythe et je dois dire que, même si j'aime, évidemment, une bonne réinterprétation à l'occasion, je commençais à me languir sérieusement de voir un jour Dracula adapté sans réécriture pour le plaisir de mettre en image le véritable récit de Stoker. Honnêtement, c'est un choix particulièrement audacieux - bien plus, à mon sens, que de parachuter le vampire au vingt-et-unième siècle comme l'a fait Mark Gatiss récemment dans sa série Netflix - pour la simple et bonne raison que le roman initial est extrêmement daté. Son propos, manichéen et moralisateur au possible, est une tarte à la crème à faire passer aujourd'hui. Il s'en faudrait vraiment de peu pour qu'il ait simplement l'air d'un pensum réac sous le crayon ou la caméra d'un scénariste contemporain...

Et pourtant, Georges Bess s'en sort avec un brio saisissant. Le découpage des vignettes propose une circulation hallucinée au gré des pages, renforcée par un usage hyper contrasté et fascinant du noir et blanc, qui hypnotise le lecteur comme le ferait le vampire avec sa proie. L'esthétique est impeccable, sensuelle, même dans l'horreur. L'auteur ne lésine pas sur les chauves-souris, les crânes, les roses et les figures spectrales, non parce qu'il se prend les pieds dans le tapis du cliché, mais parce qu'il joue avec en dynamitant l'ensemble avec modernité. Clairement à cet égard, on sent le souffle du comics qui me semble jouer de façon similaire et dynamique avec les figures manichéennes métaphoriques.
Grâce à cette intelligence graphique hors du commun, Georges Bess dépoussière ainsi le classique pour le présenter, à nouveau, comme neuf, comme l'histoire fantastique, sombre et passionnante qu'elle a pu être à l'époque de sa publication. C'était un pari complètement fou, qu'il était presque impossible de remporter, et pourtant il l'a fait, haut la main.

Je suis tout simplement bluffée et subjuguée.

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Et pour la première fois depuis longtemps, je participe à l'occasion de ce billet à la BD de la semaine qui se trouve aujourd'hui chez Moka 

 

*Dans ce précédent article de blog, j'ai évoqué plus en détails le roman de Stoker et les nombreuses réinterprétations du personnage de Dracula au ciné depuis Murnau jusqu'à Coppola (oui, j'adore ce mythe).