15/05/2019
Vanikoro de Patrick Prugne
En 1785, Louis XVI initie une expédition de recherche à travers le Pacifique ; elle sera dirigée par le Comte de La Pérouse. Quelques mois avant le retour au pays, en 1788, on perd toute trace des deux navires de l'expédition, La Boussole et L'Astrolabe. Ils ont pris le départ à Botany Bay en mars 1788 et depuis, plus rien. On prête d'ailleurs à Louis XVI cette question peu de temps avant de monter sur l'échafaud en 1793 : "A-t-on des nouvelles de M. de La Pérouse ?" tant le mystère de cette disparition a animé tous les fantasmes à l'époque. Plusieurs années plus tard, on retrouvera les débris des navires à Vanikoro dans les Galápagos sans pour autant savoir ce qu'il est advenu exactement de l'équipage.
Dans cette BD, Patrick Prugne, dont on retrouve clairement la zone de confort - histoire, confrontation et interrogations des valeurs et des sociétés, exotisme et nature grandioses - décide d'imaginer l'après disparition. Le récit commence dans le vif du sujet par le naufrage des navires au large de cette île inconnue où il faudra survivre - et c'est là qu'on se demande comment on peut décemment se prêter à ce jeu-là pour le plaisir de la télévision (spéciale dédicace). Il s'agit non seulement de composer avec la nature du lieu, mais aussi avec les autochtones aux mœurs si différentes de ces européens conquérants à la mine piteuse, et évidemment, il s'agit de trouver un moyen de rentrer au bercail.
Je dois dire que je ressors de cette lecture avec un sentiment assez neutre. J'aime énormément le graphisme et l'écriture de Patrick Prugne que je trouve d'ordinaire extrêmement poétiques et d'un talent fou. Ses ciels et ces arbres à l'aquarelle sont tout bonnement grandioses. Le souci du détail historique qu'il entretient avec minutie par-dessus le marché plonge forcément le lecteur dans l'ambiance d'une époque révolue. Tout, en somme, chez Prugne, est un voyage. Mais ici, tout en lui reconnaissant les mêmes qualités que d'ordinaire, j'ai été moins transportée. L'ensemble m'a semblé assez classique, assez lisse... Je ne saurais vous dire exactement ce que j'attendais de plus. Quelque chose de plus épique ? de plus vivifiant ? d'en prendre un peu plus plein les yeux ? Entendons-nous bien : la BD est excellente hein. Mais au vu de toutes les autres excellentes BD que j'ai eues ou ai encore sous les yeux depuis quelques semaines, ici, l'originalité et le souffle ont fait défaut pour m'emballer totalement. Y-a-t-il par ici des lecteurs de Prugne ? Si oui, sauriez-vous me dire si mon sentiment mitigé est partagé ?
Par ici, ma chronique de Frenchman du même auteur
Aujourd'hui, la BD de la semaine est chez Noukette
07:00 Publié dans Aventure, BD / Comics / Mangas, Histoire, Voyages | Lien permanent | Commentaires (26) | Tags : vanikoro, patrick prugne, bd, bd du mercredi, daniel maghen, expédition, lapérouse, navire, naufrage, louis xvi, boussole, astrolabe, découverte, mystère, mort, bd de la semaine
11/05/2019
La promesse de l'aube de Romain Gary
Donc je découvre La promesse de l'aube et, plus largement, Romain Gary, sur le tard. Pour dire vrai, ça ne m'attirait pas plus que ça et la tentative ratée que j'avais faite il y a peu d'années de La vie devant soi n'était pas pour m'y encourager. Sauf que l'écriture de Gary n'a rien à voir ici avec celle de l'avatar Emile Ajar, heureusement pour moi (mea culpa pour ceux qui aiment) et le présent d'anniversaire que voilà s'est chargé de me le faire comprendre (merci ♥).
La vie est jeune. En vieillissant, elle se fait durée, elle se fait temps, elle se fait adieu.
Comme chacun sait, ou presque, La promesse de l'aube raconte la jeunesse de Romain Gary, de ses plus jeunes années russo-polonaises, où l'on croise un certain monsieur Piekielny, jusqu'à la vingtaine passée durant la Seconde Guerre Mondiale. Romain mange des steaks, essaye toutes sortes d'arts dans lesquels il est censé exceller et connaît ses premières amours, le tout mâtiné de fiction pour arrondir les angles et claquer à l'écrit. Bref, La promesse de l'aube est un roman autobiographique, vous avez compris le principe. Comme tous les textes autobiographiques, qu'ils soient plus ou moins fidèles, l'enjeu ne déroge pas à la règle : raconter la naissance de l'écrivain. En terme de contenu, l'originalité de La promesse de l'aube se situe là, d'ailleurs. Si l'on en croit notre auteur, il doit un tel destin à sa mère, double matrice originelle : celle de l'homme et celle de l'écrivain.
[T]out ce que ma mère voulait, j’allais le lui donner.
Clairement, la mère de Romain Gary n'est pas une partie de plaisir. Elle est amour et dévotion, certes, mais elle est aussi complètement obsessionnelle, exubérante, ambitieuse, mythomane. Sans vouloir ramener Freud sur la table, je la trouve tout bonnement castratrice et elle m'évoque surtout une certaine idée de l'enfer. Mais soit, l'enfer est pavé de bonnes intentions ! C'est sûrement la lucidité totale et l'ironie décapante avec laquelle Romain Gary donne à voir sa mère, à qui il n'épargne rien, qui fait de ce texte une si belle déclaration d'amour d'ailleurs. J'avais peur, honnêtement de tomber sur un Livre de ma mère bis - ce qui explique principalement que j'aie rechigné des années à m'atteler à ce bouquin. Albert Cohen est évidemment talentueux, et son texte susnommé plein de richesses littéraires qui sauront en toucher plus d'un, mais ses larmoiements litaniques ont le don de provoquer chez moi un agacement agressif.
Roman Gary, lui, est à des kilomètres du premier degré et exerce une ironie permanente à l'égard de tout, tout le temps (merci à toi, l'ami). Tantôt cette ironie est incroyablement fine et subtile, tantôt elle se meut en un humour presque désopilant - et il se traite avec la même distance et la même rigueur de ton que les autres. Ses défauts ne sont pas épargnés : sa faiblesse parfois, sa vanité, son arrogance, sa futilité. A force d'être adulé durant l'enfance par une mère exclusive, il ne pouvait en être autrement, et il en a parfaitement conscience. Ce qui le sauve d'être un personnage détestable, c'est précisément cette distance perpétuelle à l'égard de toute chose de monde et de lui-même qui lui permet d'en prendre le contre-pied et d'en rire.
L’humour a été pour moi, tout le long du chemin, un fraternel compagnonnage ; je lui dois mes seuls instants véritables de triomphe sur l’adversité. Personne n’est jamais parvenu à m’arracher cette arme, et je la retourne d’autant plus volontiers contre moi-même, qu’à travers le « je » et le « moi », c’est à notre condition profonde que j’en ai. L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive
Pour cela, et évidemment pour la déclaration délicieuse d'amour filial qui sourd de chaque phrase, La promesse de l'aube est effectivement un chef d'oeuvre. Sa réputation n'est pas usurpée et je suis ravie, enfin, de l'avoir lu à mon tour. Mieux vaut tard que jamais, surtout avec les classiques ! Je vous laisse sur l'un des plus beaux passages de ce roman qui vous permettra, par la même occasion, d'en comprendre le titre sibyllin.
Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu.
12:36 Publié dans Classiques, Ecriture de soi, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : la promesse de l'aube, romain gary, autobiographie, roman autobiographique, écriture de soi, amour, amour maternel, mère, devenir écrivain, rêve, ambition, guerre, aviation, première guerre mondiale
06/05/2019
Les femmes de Heart Spring Mountain de Robin MacArthur
"Combien d'années on peut tenir sans joie, avant que tout ce bordel se casse la figure ?" demandait Bonnie des années plus tôt [...].
Lorsqu'Irene s'abat sur le Vermont le 28 août 2011, Bonnie se fait un shoot d'héroïne et part déambuler dans les rues de sa ville ravagée par l'ouragan. Elle est en plein trip, s'avance vers les eaux en crue de la Silver Creek et disparaît. Sa fille Vale, à plusieurs kilomètres de là depuis huit ans pour mettre à distance cette relation douloureuse à la mère, prend immédiatement le chemin de Heart Spring Mountain, le fief familial, cette montagne où naît la Silver Creek et où ses ancêtres se sont installés depuis des générations. S'y retrouvent à présent trois existences de femmes pleines de failles et d'étincelles : Hazel, la grande tante antédiluvienne qui commence doucement à perdre la tête et à mélanger les époques ; Deb, la tante par alliance qui a autant aimé ce coin de montagne que Stephen, le fils d'Hazel ; et Vale, en plein tourment. A travers elles, et à travers chaque parcelle de cette nature puissante, résonne aussi la voix de Lena, la grand-mère de Vale, la tante de Stephen et la sœur d'Hazel, morte en couches peu après la naissance de Bonnie. En recherchant sa mère, Vale part en même temps à la recherche d'elle-même, de ses racines longtemps mises à l'écart et qui sont pourtant, souvent, le remède pour aller de l'avant.
C'est le leitmotiv de la souffrance qui les réunit. Et pourtant, Vale : Deb voit des lueurs d'espoir dans sa présence. Vale qui éclaircit les mystères du passé, qui détricote une histoire révisionniste où l'amour existait là aussi.
Franchement, je n'avais formulé aucune attente à propos de ce roman malgré -ou peut-être à cause - de son matraquage sur les réseaux sociaux. C'aurait même eu tendance à me refroidir - mais voilà qu'il m'a appelée un beau jour tandis que je passais dans une librairie et je n'ai pas tergiversé. Ça m'arrive extrêmement rarement de céder ainsi à l'appel d'un grand format et encore plus rarement de l'entamer immédiatement dans la foulée, ça méritait donc d'être souligné. Et j'ai furieusement bien fait.
Objectivement, ces existences de femmes n'ont rien de follement extraordinaires : elles se débattent, chacune, avec un passé tortueux, des doutes présents et un avenir incertain, des sentiments souvent mêlés et ce feu intérieur qui réchauffe autant qu'il brûle. Autour d'elles gravitent nombres d'hommes aux mêmes mille facettes compliquées mais toujours bienveillants. Robin MacArthur crée ici des personnages banals c'est-à-dire vibrants, des monsieur-et madame-tout-le-monde qui ont cette force et cette épaisseur furieuse de vivre quoiqu'il en coûte. Et c'est là que le pari de ce premier roman réussit : on est complètement embarqué dans ces voix et ces époques qui se croisent pour remettre en ordre le puzzle familial parce qu'elles sonnent vraies et sont très attachantes - à défaut d'être extrêmement fouillées ou étonnamment originales.
Il y a d'autres empreintes, qu'elle n'identifie pas. De martre ? De renard ? Celles d'animaux qui s'éveillent avec le jour et viennent s'abreuver. Dans ce proche avenir apocalyptique, se dit-elle, je serai comme eux : regard aux aguets, oreilles dressées, tournant la tête en tous sens. Réfugiée près de ces marécages fertiles ; réapprenant toutes ces choses oubliées.
Le récit se lit d'un souffle, aimantés que nous sommes à ces personnages amis et ce n'est pas sans regret que je les ai quittés, un peu plus apaisés sans doute ou du moins sur le chemin de l'être. C'est ce qui me console d'avoir tourné la dernière page, sans vraiment leur avoir dit au revoir car ils m'accompagnent encore un peu en rédigeant cette chronique. Je pourrais aussi souligner, pour être tout à fait franche, qu'il m'a semblé sentir dans le style de Robin MacArthur la jeunesse de son entreprise romanesque. Certains tics d'écriture sont presque palpables tant ils se retrouvent souvent (les phrases nominales, les subordonnées relatives, l'usage des deux points...). Mais enfin, il faut que jeunesse se fasse et je crois que, de plus en plus, j'apprécie lire que la verve romanesque, cette capacité à donner vie à des êtres et des existences de mots et de papier, est décidément aussi vivace. Tant qu'il y aura de la fiction, il y aura de l'espoir.
"Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir", récite la jeune femme, les larmes aux yeux. Puis elle s'adresse à eux : "Et vous, mes salauds, quelle sera votre mission ?"
Par ici, les billets de Marie-Claude et d'Electra que j'ai découverts après avoir commencé la lecture du roman et qui sont en parfaite résonance avec mon sentiment.
07:39 Publié dans Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : les femmes de heart spring mountain, robin macarthur, albin michel, roman américain, usa, états-unis, voix, destins, passé, famille, racines, amour, filiation, réconciliation, vermont, ouragan, mère, fille, premier roman