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15/04/2020

Sur les ossements des morts d'Olga Tokarczuk

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Dans un petit village complètement paumé de la Pologne (on peut difficilement faire plus reculé) non loin de la frontière tchèque, vivent à l'année trois seuls personnages - les autres sont des estivants : Janina Doucheyko qui déteste son prénom, étonnante petite bonne femme vieillissante, ancienne ingénieure des ponts, professeure d'anglais pour le plaisir, férue d'astrologie et de William Blake ; Matoga, homme taciturne et bourru entre deux âges qui caractérise typiquement, si l'on en croit Janina notre narratrice, "l'autisme testostéronien" (l'explication relative à ce syndrome est absolument savoureuse); et Grand Pied, un braconnier tout à fait détestable tant envers les hommes qu'envers la nature et les animaux - mais puisque Janina ne mâche ni ses mots ni son regard, évidemment notre appréciation est biaisée d'entrée de jeu.
Par une nuit d'hiver un voyageur, Matoga vient réveiller Janina (elle me détesterait de répéter si souvent son prénom. Mea culpa) pour lui apprendre la mort de notre troisième homme. La posture de ce dernier, au milieu de sa cuisine, est terrifiante et pourtant les deux survivants s'occupent de lui. Les preuves présentes sur les lieux orientent la mort vers un accident stupide : Grand Pied avait tué une biche qu'il avait décidé de déguster dans la foulée et s'est étouffé avec un petit os. Pas de quoi fouetter un chat. Sauf que, sur le chemin de la maison, Janina croise plusieurs biches immobiles, silencieuses, en alerte. Il lui semble que ce ne peut être une coïncidence. Et si, d'une façon ou d'une autre, façon qui sans doute nous échappe, les animaux s'étaient vengés de l'ignominieux braconnier ? Ce qui semble être une théorie farfelue alimentée par une vieille amusante mais un peu toquée avec ses histoires de planètes, de signes et de maisons, n'est peut-être pas si farfelu que ça, considérant les morts qui suivent et dans lesquelles les animaux ont tous quelque chose à voir.

"Et maintenant, faites attention ! disait ce pouce. Faites bien attention, car vous voilà face à quelque chose que vous ne pouvez voir, le point de départ d'un processus qui vous est inaccessible et qui pourtant mérite réflexion. Car il nous a tous réunis en ce lieu et en cet instant, dans cette petite maison du plateau, en pleine nuit, au milieu de la neige; Moi, un cadavre, et vous, des êtres humains vieillissants et d'une importance relative. Mais ce n'est qu'un début. C'est maintenant seulement que tout va commencer." (Il n'y a pas un petit côté prologue de tragédie antique là, sans déconner?)

Je choisis volontairement d'accentuer, dans ce petit résumé très lacunaire, la trame policière du récit qui n'en est, en fait, que la partie émergée de l'iceberg - de cela il faut bien avoir conscience. Autant te dire que si tu cherches spécifiquement un récit haletant, un page turner, passe ton chemin. Entendons-nous bien : la surface de ce roman se dessine comme une trame policière mais ce n'est pas du tout un roman policier. Je choisis de procéder ainsi parce que c'est le subterfuge littéraire qu'Olga Tokarczuk a choisi pour habiller ce roman complexe et je ne vois pas sous quel prétexte je prétendrais faire mieux qu'elle.

Mais laisse-moi tout de même t'éclairer sur les raisons qui font de ce texte un roman étonnant - outre que le mélange des genres ne lui permet de rentrer dans aucune case ce qui, à mon sens, est déjà extrêmement bon signe (en même temps, la nana a reçu un Prix Nobel, j'enfonce donc des portes ouvertes). La narratrice est à la fois très banale - elle vit seule, cuisine des soupes et c'est à peu près tout, sort pour travailler et faire ses courses, côtoie fort peu de gens, souffre de maux de son âge. Bref, sa vie est réglée comme une horloge - et d'une originalité assez rafraichissante - Janina n'a aucun filtre, elle n'hésite même pas à dire ce qui pourrait la faire passer pour folle, elle est d'une ironie désopilante y compris à l'égard d'elle-même, elle est passionnée par la poésie de Blake qu'elle traduit avec un ancien élève et elle lit la vie de tous à travers le spectre des astres.

Les étincelles proviennent de la source même de la lumière et sont faites de la clarté la plus pure, disent les légendes les plus anciennes. Lorsqu'un être humain doit naître, une étincelle se met à chuter. Elle traverse d'abord les ténèbres du cosmos, puis les galaxies, et avant de tomber ici, sur la Terre, elle se cogne encore, la pauvre, contre les orbites des planètes. Chacune la contaminant de ses propriétés, l'étincelle s'assombrit et s’éteint peu à peu.

C'est d'abord Pluton qui trace les contours de cette expérience cosmique en dévoilant les principes de base : la vie n'est qu'un événement de courte durée qui s'achève par la mort, laquelle permettra un jour à l'étincelle de sortir du piège ; c'est la seule issue possible. La vie est un sorte de champ d'expérimentation d'une extrême exigence. Tout compte dans une vie, tout ce que l'on entreprend, aussi bien nos pensées que nos actes, non pas à cause d'un châtiment futur ou d'une récompense, mais parce qu'ils servent à construire notre monde. C'est ainsi que le mécanisme fonctionne. Dans sa chute, l'étincelle pénètre l'atmosphère de Neptune et se perd dans ses émanations brumeuses. Pour la consoler, Neptune lui offre toutes sortes d'illusions : espoir de s'en sortir, rêves de voler, imagination, narcotiques livres. Uranus, la pourvoit d'une aptitude à la révolte, il sera pour elle celui qui détient la mémoire de ses origines. Lorsque l'étincelle traverse les anneaux de Saturne, il devient clair qu'elle n'échappera pas à la prison, sous diverses formes. Camp de travail, hôpital, règles et formulaires, corps en souffrance, maladie mortelle, décès d'un être aimé. Heureusement, Jupiter est là pour lui donner du réconfort, de la dignité et de l'optimisme ; un beau cadeau : le "ça va aller". Mars y ajoute la force et l'agressivité, ça peut toujours servir. En passant à proximité du Soleil, l'étincelle est éblouie au point que sa conscience s'étiole, il ne lui reste qu'un petit moi, rabougri, séparé de tout. Je me l'imagine ainsi : un tronc, une existence estropiée, aux ailes arrachées, une mouche martyrisée par des enfants cruels. Pourra t-elle seulement survivre dans les ténèbres ? Bénies soient les déesses ! Car c'est maintenant au tour de Vénus de se trouver sur la trajectoire de la Chute. Elle offre à l'étincelle le don d'amour et de compassion, la seule chose qui puisse encore la sauver, elle et les autres étincelles. Grâce aux présents de Vénus, elles pourront s'unir et s'entraider. Juste avant de tomber pour de bon, l'étincelle fait encore un crochet par une petite planète curieuse qui fat penser à un lapin hypnotisé, car au lieu de tourner sur elle même, elle avance rapidement, subjuguée par le Soleil - il s'agit de Mercure. Mercure lui donne le langage, la possibilité de communiquer. En passant près de la Lune, l'étincelle reçoit une chose aussi insaisissable que l'âme.

C'est alors seulement qu'elle tombe sur la Terre et, instantanément, s'incarne dans un corps. Celui d'un humain, d'un animal ou d'une plante.

Voilà pour l'essentiel.

Aussi, au mélange des genres s'ajoute le mélange des tons. Bien des considérations au fil du récit sont peu réjouissantes, soyons clairs, eu égard à la solitude, la vieillesse, la maladie, la culpabilité, la liberté, la place de l'homme en tant qu'être vivant parmi d'autres, le sort infligé à ces autres êtres vivants. Il est question d'éthique, de métaphysique, de politique dans ce roman - en épluchant les feuilles de l'artichaut, on comprend donc qu'Olga Tokarczuk écrit fondamentalement un roman philosophique (tu comprends pourquoi on est loin du polar ?). Mais tout cela sans y toucher. Avec une simplicité déconcertante. Le roman se lit comme du petit lait, dans un style fluide, très facilement accessible et, ce qui ne gâche rien puisque plusieurs chapitres d'affilée se concentrent parfois sur le quotidien banal de Janina, avec une verve piquante toute en naïveté qui apporte ironie et légèreté. Je le disais à propos de Sōseki l'autre jour mais c'est exactement le même constat ici : de même qu'un pain est immangeable sans un bon pétrissage (coucou la cinquième semaine de confinement), un roman se révèle facilement indigeste sans ironie. On se balade donc tout du long avec l'air de ne pas y toucher dans un roman très profond et ce contraste, ma foi, est des plus plaisants.

Évidemment, j'étais la cliente toute désignée pour ce roman - je suis moi-même férue d'astrologie (et ce qu'elle en dit prête autant à sourire qu'à s'interroger sur cette question là aussi, soit-dit en passant), végétarienne, solitaire et un peu toquée à mes heures perdues (la folle aux chats en devenir quoi) - mais ce texte vous sera encore plus intéressant si vous n'êtes rien de tout ça parce que, précisément, il ne s'adresse pas à un public rallié d'avance. Sur les ossements des morts pose les questions cruciales du présent et du futur de notre société ; en ce sens-là, il s'adresse à tout le monde - à part peut-être à ceux qui estiment avoir déjà des réponses (mais ces gens-là lisent-il ?).

Pour ma part, je ressors à la fois interpellée, piquée, émue, amusée et curieuse de cette lecture inclassable. Je la dois à un sacré nombre de chroniques élogieuses sur cette auteure - à juste titre, je peux le dire à présent. Merci à tous les auteurs de ces chroniques - pardon, d'ailleurs, de ne pas tous vous relayer ici. Merci particulièrement à Marilyne et surtout à Ellettres (qui m'a offert ce roman dans notre dernier swap ♥) grâce à qui une chaîne de lectrices de Tokarczuk s'est créée ici ! Charge à moi de la poursuivre ! J'espère y avoir contribué avec ce modeste billet.

C'est à la tombée du jour que se produisent les choses les plus intéressantes, car alors les différences s'estompent. Je pourrais très bien vivre dans un crépuscule sans fin.

09/04/2020

Oreiller d'herbe ou Le Voyage poétique de Natsume Sôseki

oreiller d'herbe,le voyage poétique,natsume sôseki,philippe picquier,roman,haiku,peinture,poésie,méditation,impassibilité,ironie,marche,printemps,un mois au japonAvant toute chose, je vous invite quelques secondes dans les coulisses de ce blog pour vous avouer ceci : je ne parviens pas à débuter mon billet à propos de ce livre magnifique (et donc, conséquemment, je le débute. Merci). Il faut dire qu'il ne raconte pas grand chose à proprement parler. Il y a bien un point de départ, assez éculé par la littérature depuis, d'ailleurs :
Un jeune trentenaire, qui partage pas mal de points communs avec l'auteur notamment sa grande connaissance de la culture anglaise, décide de se retirer de Tōkyō vers les montagnes. Il entame une marche, seul, jusqu'à une auberge vide - la guerre sino-japonaise débutée en 1904 apparaît à demi-mots pour expliquer cette désertion - non sans dénicher tout de même quelques personnages fantomatiques, improbables, drôles ou mystérieux que ce conflit n'a pas (encore) délogés. Il ambitionne de peindre surtout - ce qu'il ne parvient jamais à faire - et d'écrire des haïkus - et de ce point de vue, nous sommes servis. Voilà, rien de plus. Il observe, rêve, pense : Il y a là l'essentiel de son quotidien en quête d'impassibilité et de création.

On estompe la couleur de la nature jusqu'au seuil du rêve et on avance d'un cran l'univers tel qu'il existe vers le pays des brumes. A la force magique du démon du sommeil, on arrondit les angles du réel et sur la surface ainsi ramollie on imprime une pulsation légère et lente.

Alors, cela ne raconte pas grand chose, certes, mais cela dit beaucoup - et c'est ce qui fait de ce texte un manifeste esthétique qui aura créé une cohorte d'autres voyages méditatifs (beaucoup moins bons) après lui. Sôseki ampute la fiction romanesque de ces scories artificielles autrement appelées péripéties. Laissons-là ces actions infinies qui n'en finissent pas, alimentées par une tentative de saisir le monde de façon superficielle, semble-t-il nous dire. Il en revient à l'essence du haïku : l'observation aiguisée, la sensibilité, la concision du saisissement, la légèreté, la beauté du geste réfléchit dans celle de l’œuvre - et l'adapte au format aéré, beaucoup plus opulent, du roman1 . L'entreprise est ambitieuse et donne de petites perles suspendues telles celle du chapitre du bain. L'obscurité y suggère une sensualité d'autant plus puissante que rien ne se découvre jamais vraiment. Pour mieux saisir, il faut éviter, contourner, ébaucher, être furtif et précis à la fois. C'est tout l'art du peintre qui, d'un seul trait, peut dessiner un oiseau à l'instant de l'envol.

Le vent agita les cerisiers sauvages dont les feuilles touffues laissèrent s’écouler toute l’eau tombée du ciel qu’elles avaient provisoirement retenue en leur demeure.

L'entreprise est ambitieuse et serait probablement ratée sans un ingrédient essentiel - celui qu'ont oublié bon nombre de successeurs de cette littérature : l'ironie - et ici encore, c'est une question de légèreté essentielle. Personne, nul paysage même, n'est saisi sans un recul salvateur. Les artistes européens trop infatués de leur égo, si l'on en croit le narrateur, tombent facilement dans l'écueil de la lourdeur. Or, une œuvre à la fois charmante et audacieuse, et tel est ce roman de Sôseki, est celle capable de défier la pesanteur.

Au cours d'un banquet, le peintre Turner s'exclama devant son assiette de salade : "C'est une couleur rafraîchissante, je l'utiliserai ! ".

Finalement, tout cela nous mène au fameux tableau que le narrateur ne peint à aucun moment du récit. Ce roman est son cheminement, ces interrogations vers la légèreté et, pour l'atteindre vraiment, il est temps de se taire. A la toute fin du roman, il a enfin l'inspiration d'un portrait et, par la même occasion, l'ingrédient nécessaire à la vie dans l'art. Jusque là, il n'avait fait qu'y penser. A présent que l’œuvre est là, il cesse d'écrire.

Avant d'en terminer tout à fait avec ce billet, je voudrais souligner la beauté de cette édition Picquier poche. Le texte est jalonné de très nombreuses reproductions de qualité d’œuvres picturales japonaises qui font de la lecture de ce roman un plaisir des sens. Le coût du livre est un poil plus onéreux que les autres éditions poche (10€) mais honnêtement, je ne saurais trop vous conseiller de préférer cette édition à toute autre tant elle permet de découvrir une esthétique qui nous est bien souvent étrangère.

Ainsi, puisque le monde dans lequel nous vivons est difficile à vivre et que nous ne pouvons pas pour autant le quitter, la question est de savoir dans quelle mesure nous pouvons le rendre habitable, ne fût-ce que la brève durée de notre vie éphémère. C'est alors que naît la vocation du poète, la mission du peintre.

1 D'ailleurs, sans du tout pousser plus avant une comparaison qui finirait par être tirée par les cheveux, vous aussi vous voyez un écho woolfien dans cette déconstruction du romanesque vers un saisissement poétique de la vie elle-même ?

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Un mois au Japon chez Lou et Hilde.

27/03/2020

Emma de Jane Austen

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Emma Woodhouse est une jeune fille impeccable de la gentry de Highbury, petite bourgade du Surrey à quelques miles de Londres. Elle a vingt et un ans, est belle, pétillante, généreuse, tout à fait raffinée et pleine d'attentions délicates pour son père veuf hypocondriaque. Puisqu'elle doit héritée de celui-ci et qu'elle jouit d'une indépendance telle qu'aucun mariage ne le lui permettrait, elle fait vœu de rester fille. Néanmoins, le mariage de sa gouvernante, dont elle s'estime à l'heureuse origine, lui met en tête de jouer les entremetteuses. Et c'est sur la jeune Harriet Smith, nouvelle pensionnaire de l'école de Mrs Goddard, qu'elle jette son dévolu pour exercer ses talents...

 

Pour tout dire, Emma se trouvait sur un fort beau chemin, mais il était scabreux.

Malgré toutes ses bonnes et indéfectibles qualités, Emma est pourtant un personnage sur lequel il m'est souvent arrivé de lire des avis très mitigés. Tout d'abord, c'est un personnage très snob, ce qui lui est souvent reproché. Pourtant, à travers cet orgueil qui tient bien plus de sa condition sociale que de son caractère - orgueil que l'on pourrait rapprocher de celui de Darcy dans P&P * par exemple - Jane Austen met en lumière, comme à son habitude, les rouages des petites sociétés bourgeoises de son temps, qu'elle décortique avec verve et sagacité et, présentement, une précision particulièrement soignée.
Ensuite, Emma manque de recul sur elle-même - mais comment le lui reprocher dans un premier temps au vu de son éducation choyée ? De paire avec son orgueil qui lui fait tenir énormément aux convenances et au rang social de chacun, elle a une assez bonne idée d'elle-même. Cependant et sans lui en vouloir, force est de constater que cette confiance par trop aveugle va la conduire en de bien nombreuses occasions à des décisions fort malavisées pour son entourage. Rien n'est mal intentionné chez Emma mais il est vrai qu'elle va devoir apprendre, et c'est bien tout l'enjeu du roman d'ailleurs, à réévaluer un certains nombres de valeurs, gagner en humilité, en pondération et en perspicacité - exactement comme Darcy va devoir apprendre à ravaler son orgueil parfois mal placé pour apprécier, sans déroger à la bienséance de sa classe bien entendu, les véritables qualités humaines de ceux qui l'entourent.

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Histoire de poursuivre la comparaison inversée avec P&P jusqu'au bout, tout comme Darcy évolue ainsi grâce à Elizabeth Bennet, Emma évolue grâce à Mr Knightley, un gentleman de ses voisins qui fréquente beaucoup Hartfield, la demeure des Woodhouse. Knightley est le frère du mari de la soeur d'Emma (vous suivez ?). Ce dernier ne mâche pas ses mots et n'hésite pas à dire très clairement à Emma où sont ses fautes pour l'inviter à se corriger. Pendant un certain temps, ça ne marche pas vraiment. La jeune fille est persuadée d'être irréprochable. Et puis progressivement, les preuves de la perception ô combien plus avisée de Knightley vont faire leur chemin et conduire Emma à évoluer de façon constructive jusqu'à, vous vous en doutez parce qu'on est quand même chez Jane Austen hein, un mariage *happy end de conte de fées*

Alors pourtant, et bien que cette lecture fut globalement agréable, je dois reconnaître que je l'ai pas autant goûtée que P&P. A cela plusieurs raisons :
Tout d'abord, dans P&P, il me semble que l'évolution concerne les deux protagonistes : Lizzie et Darcy ont à apprendre de façon équitable l'un de l'autre et cette évolution est amenée d'une façon plus progressive et plus équilibrée. Dans Emma, l'évolution est principalement du côté de l'héroïne (on est vraiment très proche du roman d'apprentissage), de même que l'ironie d'Austen. Knightey évolue aussi, certes, principalement en tombant amoureux de notre héroïne d'ailleurs, mais c'est sans commune comparaison avec Emma. Le caractère du gentleman - du chevalier ? (lalalaaaa) - est beaucoup plus installé et affirmé et Jane Austen exerce beaucoup moins sur lui son ironie que sur Emma. Au contraire, même. C'est bien souvent lui qui est ironique et cinglant à l'endroit de la jeune fille. Que l'auteure lui délègue la clairvoyance et donc l'ironie est assez révélateur. Aussi, bien que Knightley soit évidemment un personnage délicieux, cela crée un fort déséquilibre entre Knigtley et Emma qui, entre autres choses, délivre une vision me semble-t-il beaucoup plus conformiste et beaucoup moins avant-gardiste du couple - alors même que la position indépendante d'Emma vis-à-vis du mariage, à la fois socialement et sentimentalement, à la base, était merveilleusement atypique.

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En outre, cette évolution déséquilibrée impacte assez fortement le rythme du récit. L'évolution d'Emma est très lente pendant une bonne partie du récit. Elle peine très clairement à se remettre véritablement en question et cela crée une série de situations qui, si elles sont indéniablement drôles et piquantes au début, me sont apparues au fur et à mesure de ma lecture, très répétitives et donc relativement ennuyeuses. Finalement, la lumière arrive au cerveau d'Emma à la toute fin comme un éclair fulgurant lorsque, ô surprise, Knightley se déclare. Et on en revient à une vision extrêmement conformiste du couple qui a tendance à me faire lever les yeux au plafond. Rythme déséquilibré et conformisme fonctionnent vraiment de concert dans Emma. Je ne vais pas rallonger encore plus mon billet en exposant de façon détaillée la manière dont se déroule, d'une façon complètement différente au niveau du rythme du récit, l'évolution entre Darcy et Lizzie dans P&P mais franchement, il me semble que le message est alors beaucoup plus novateur et avant-gardiste - dans les limites permises par l'époque évidemment.

Enfin, et c'est peut-être là où le bât blesse le plus pour moi, il m'a semblé que c'était le roman le plus accessible de Jane Austen, le plus lisible, le plus drôle, le plus limpide et donc, conséquemment, le moins fin1 . Les situations censées permettre l'évolution d'Emma et le décorticage de la micro-société de Highbury sont tellement évidents que je m'en suis lassée à la longue : que ce soit le trio Emma/Harriet/Mr Elton, ou alors le trio Emma/Franck Churchill/Jane Fairfax, tout ça m'a semblé tellement cousu de fil blanc que ça rehaussait d'une façon trop manichéenne l'absence de clairvoyance d'Emma. Un peu plus de subtilité là-dessus n'aurait pas été de refus. Ça peut être amusant de comprendre les choses avant le ou la protagoniste, surtout quand le but du récit est précisément d'apprécier son évolution, mais comprendre avant lui ou elle pendant cinq cents pages, honnêtement... C'est un peu long...

Johnny Flynn, Callum Turner, and Anya Taylor-Joy in Emma. (2020)

 

Dans la foulée, j'ai visionné l'adaptation 2020 d'Autumn de Wilde et, étonnamment, ou peut-être logiquement au contraire, j'ai adoré ! Je l'ai trouvé piquant à souhait, plein d'un humour très moderne et très maîtrisé, tout en respectant exactement l'enchaînement des situations et les caractères des personnages. On n'est pas très loin du cinéma d'un Wes Anderson qui dépoussière l'histoire, saupoudre d'absurde et de sucre acidulé et crée une ambiance mordante et pétillante. J'ai beaucoup ri, et fort apprécié la plupart des personnages qui m'ont semblé plus étoffés et complexes, à commencer par celui d'Emma, dont l'évolution débute plus tôt que dans le roman et apparaît donc de façon plus subtile alors même que l'humour est encore plus burlesque - paradoxe intéressant ! Bill Nighy en Mr Woodhouse et Miranda Hart en Miss Bates sont absolument impeccables. Il ne pouvait y avoir d'autres acteurs pour jouer ces deux rôles truculents et affectueux d'une façon si sensible et décalée. Voilà de la dérision qui fait du bien et qui réjouit en période de confinement !

 

1Je précise quand même ici que, tout comme il m'est arrivé de dire à propos de Nuit et Jour de Virginia Woolf que ce n'était pas son meilleur livre mais que son "moins bon" restait toujours des kilomètres au dessus de la plupart des auteurs, cette règle-là s'applique aussi à Jane Austen hein. Qu'on soit clairs, j'émets des réserves sur ce titre-là parce que nul n'est infaillible mais Jane Austen reste un génie sans l'ombre d'un doute. Le premier qui dit le contraire est un crétin. 

*Romans précédemment chroniqués de Jane Austen :

Orgueil et préjugés, Northanger Abbey, Raison et sentiments et Mansfield Park.