11/03/2017
Histoires de chats de Guillaume Bianco
Certains livres sont des évidences. C'est le cas, pour ma part, de tout ce qui concerne les chats (mais aussi Frida Kahlo, le thé, la rose, la violette, Virginia Woolf, Charles Baudelaire et les livres en général. J'en oublie sûrement.) Si l'on ajoute à cela le fait que l'auteur de ces quelques Histoires de chats est Guillaume Bianco, soit celui qui m'a donné goût à la BD il y a quelques six ans (car j'y ai longtemps été hermétique), c'est un peu le carton plein.
Depuis la parution de la série des Billy Brouillard, l'auteur décline son univers léché un poil gothique, où les enfants sont terribles et piquants à souhait, en Encyclopédie curieuse et bizarre et autres Contes malfaisants comme une manière de prolonger son obscure clarté* décidément plaisante. A chaque livre, en somme, une tentacule pousse d'un monde miroir qui ne semble pas avoir de limites - ce qui n'est pas pour me déplaire : je me délecte décidément de l'atmosphère de ces récits.
Dans ce tome 3 des Contes malfaisants, les chats prennent vie et place comme meilleurs amis de l'homme, ou plus justement des enfants coquins. Cinq races se succèdent : le Bombay - que j'ai découvert à cette occasion : le plus magnifique des chats noirs qui n'a rien à envier à Bagheera et qui saura apprendre la douceur à une sacrée petite sorcière - , le Sphynx - qui enseigne les trésors de l'amitié -, le Persan, le Siamois - qui semble décidément un chat au caractère sacrément trempé - et le Maine Coon - celui qui crève le plafond.
Les histoires plus ou moins longues se concluent par des brèves au sujet des races traitées. L'ensemble donne un volume plein de tendre affection et d'admiration. Face au chien, partenaire indécrottable de l'humain, le chat fait souvent figure de solitaire un peu pédant. A se demander quelle relation véritable peuvent nouer l'homme et le chat si ce n'est se jeter des petits coups d'oeil de loin en guise de "Salut, l'ami". Avec ce livre, on découvre la véritable nature de cette relation, faite de respect et non de dépendance ; d'envie et non de besoin, et l'on constate qu'une telle relation n'en est pas moins profonde, viscérale, délicieusement goûtée. J'aime quand on me parle ainsi de la belle amitié qui se noue entre l'homme et son chat tant elle me semble merveilleusement refléter celle que j'entretiens avec les miens.
En somme, comme à chaque fois que je lis Bianco, je suis conquise. Ce volume ne fait pas exception. Il ravira, évidemment, tout amoureux des chats. Après quoi, vous me direz si, comme moi, vous êtes allés fureter sur Internet de plus amples renseignements sur le Bombay (hehehe).
Histoires de chats (Les contes malfaisants III de Billy Brouillard) de Guillaume Bianco, Soleil, Métamorphose, 2016, 88p.
*(soyons fous, donnons dans l'oxymore éculé)
11:55 Publié dans BD / Comics / Mangas, Contes, Coups de coeur, Fantastique/Horreur, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : guillaume bianco, billy brouillard, comptines malfaisantes, histoires, chats, histoires de chats, bombay, maine coon, sphynx, persan, siamois, gothique, bd, contes
07/03/2017
La Presqu'île de Julien Gracq
La Presqu'île de Julien Gracq, ed. José Corti, 1970, 251p.
Dans cette dernière œuvre fictionnelle, qui s'offre comme un congé à tout ce qui constitue un écrit romanesque, Julien Gracq propose trois nouvelles de tailles très différentes où émerge à chaque fois une attente tantôt baladeuse, tantôt oppressante.
La première et la plus courte (une trentaine de pages) s'intitule La Route. Un narrateur anonyme nous décrit le tracé d'une route mystérieuse, ancestrale. On la suit comme "on s'embarque sur la mer". Elle se déroule à perte de vue, elle s'ancre et se fond dans le paysage et qui s'y engage s'y fond de même. Dans son allure antédiluvienne, la Route - toujours mentionnée avec une majuscule comme si elle était une entité propre - semble figer le temps dans une antériorité et une présence à l'instant lent et précis.
Au début de la seconde nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage, Simon attend un train à l'heure du déjeuner. En vain : Irmgard ne s'y trouve pas ; elle n'arrivera qu'au train du soir. En attendant, Simon doit meubler son après-midi. Ce sont ces heures que nous raconte Julien Gracq, une errance qui semble sans fin (tout de même cent cinquante pages) dans la campagne bretonne. Face au temps extérieur rythmé par les heures de l'après-midi et l'expectative d'Irmgard, Simon substitue un temps subjectif dilaté étrangement immobile. Chaque instant de route infinie ou de contemplation de la nature apparaît comme une bulle particulière. Simon, d'ailleurs, se définit au contact de ces instants. Gracq ne nous en offre aucune psychologie. Il existe au contact du paysage et de l'attente. Il se sent être "un caillou qui dévale une pente, et ne se sent être que parce qu'il accélère un peu à chaque moment". Dans cette attente "végétale" et mouvante, Irmgard semble plus présente que jamais. Plusieurs fois, elle apparaît à Simon. Au contraire, à la toute fin, quand le moment de son arrivée se rapproche, l'angoisse fait progressivement place, en même temps que l'arrivée de la nuit. Tandis que l'autre était une évidente dans l'attente, le "rejoindre" devient l'inconnu suprême.
Enfin, Le Roi Cophetua relate une rencontre ratée, une sorte d'adieu par omission, encore une fois marqué par le sceau de l'attente. Le narrateur est un vétéran de la Grande Guerre et journaliste. Il se rend une veille de Toussaint au nord de Paris chez à un ancien camarade. Celui-ci pourtant, ne vient jamais et le narrateur attend indéfiniment. La seule présence dans la grande maison étrange, silencieuse, est une jeune servante peu bavarde qui presse l'invité de rester. Au fil du récit et d'une attente qui se fait de plus en plus grande, surnaturelle, le désir entre les deux êtres se resserre jusqu'à se concrétiser dans la surprise. Le lendemain, le narrateur s'en va précipitamment, en n'ayant revu ni la femme, ni son ami toujours absent.
Comme je l'avais noté dans Un balcon en forêt, nul événement ne trouble ces pages gracquiennes. L'auteur nous emmène au plus près d'un récit dépouillé de tout artifice fictionnel : trame diégétique, successions d'actions ou de rencontres, interaction significative entre les personnages, univers... Plus rien de tout cela ici. Les personnages n'interagissent pas ou à peine ; lorsque c'est le cas, cela n'est pas porteur de sens. Les personnages eux-mêmes tiennent plus de la plante que de l'être humain. Ne vous méprenez pas : Ce livre est pourtant d'une grande profondeur. En dépouillant tout l'attirail habituel du roman, Gracq saisit des instants particuliers qui s'inscrivent par-delà le temps extérieur et nous fait déambuler dans une nature nouvelle, redécouverte. Sa langue et son style sont décidément d'une grande virtuosité. Néanmoins, on ne va pas se mentir : c'est parfois long, trop long. La Presqu'île, longue nouvelle centrale, ennuie assez rapidement. Ce qu'elle raconte n'est pas assez saisissant pour émouvoir et tenir au bord des mots comme le ferait un poème en prose ou un roman de Woolf ; et il ne se passe tellement rien qu'on n'a aucune envie de tourner les pages. Bref, c'est excellemment écrit, c'est pertinent théoriquement, mais c'est aussi rapidement soporifique...
... il sembla d'abord que ce fût le silence. Puis le froissement faible des roseaux passa avec une bouffée de vent ; des cris d'enfants montèrent de l'autre bout du pâtis, aussi suraigus que des cris de martinets. Puis des voix d'hommes toutes proches, à l'abri derrière un appentis de charrettes : voix du soir qui parlent pour parler, plus égales et moins hautes, déjà au bord du silence, avec de longs intervalles, comme si à travers elles la trame de la journée se défaisait. Puis le gong lointain d'une casserole heurtée, passant par une porte ouverte — l'épais froissement de roseaux d'une toue invisible, le râclement mou, étouffé, de la proue plate glissant pour l'accostage sur la vase de la berge, et le bruit final de bois heurté de la gaffe reposée sur les planches, pareil au verrou tiré sur la journée finie...
Série en hommage à Julien Gracq par Gérard Bertrand
"Julien Gracq dans sa presqu'île"
Source de l'image
18:04 Publié dans Classiques, Littérature française et francophone, Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jullien gracq, la presqu'île, la route, le roi cophetua, nouvelles
03/03/2017
En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis
Avant toute chose : on croit lire, tranquillou bilou pendant les vacances, et on se retrouve en fait à prendre une grosse claque dans la gueule. L'appréciation qu'on peut en dégager par la suite dépendra de chaque lecteur mais tous auront en commun d'avoir lu certains passages en apnée, un peu ahuris. Mais c'est vraiment possible, un truc pareil ? (et tu constateras, au passage, ami lecteur de mon blog, que je reprends honteusement la manière d'insérer la parole d'Edouard Louis. C'est mon côté éponge)
Edouard Louis naît Eddy Bellegueule dans un petit village de la Somme en 1992. Comme dans bien des familles de cette région-là, du moins de ce village-là et selon les dires de l'auteur, ses parents arrêtent très tôt leurs études ; son père travaille à l'usine au sortir de l'école et sa mère tombe enceinte à dix-sept ans ; la télé est le dieu de la maisonnée (on ne déroge pas à La roue de la fortune avec un petit jaune hein) ; l'alcool et la violence sont quotidiens, moyens d'expression et de délassement ; la culture est inexistante voire méprisée ; l'homophobie et le racisme monnaie courante.
Autant dire que le jeune Eddy, avec sa voix aiguë dès son plus jeune âge, ses manières, son absence d'intérêt pour le sport, son attirance pour le théâtre et les habits de sa sœur se trouve assez vite en marge, différent. Qu'il s'agisse de réflexions parentales, sans doute bienveillantes, mais terriblement maladroites voire cinglantes, d'insultes à tous les coins de rues ou de coups dans les couloirs du collège, il comprend assez vite que sa nature ne convient pas à son milieu. Il tente de changer, d'abord. Singe, ou plutôt s'ingénie à le faire avec le plus grand talent possible, les comportements ataviques des garçons de son âge. C'est en dernier recours qu'il décide la fuite : vers un lycée d'Amiens qui pratique le théâtre en option lourde. Un autre milieu, une autre manière d'aborder l'homosexualité, la culture, la différence, semble-t-il. C'est en tout cas comme cela que l'a vécu Eddy, devenu Edouard par le truchement de ses camarades qui ne peuvent imaginer qu'Eddy soit autre chose qu'un diminutif. Ainsi se clôt le chapitre de son enfance comme une volonté d'enterrer la honte, la douleur, l'indigence - ou plutôt de la digérer pour que naisse Edouard Louis en littérature.
Au moment où je rédige ce billet, j'hésite encore à le mettre en coup de cœur. La vérité, c'est que je l'ai dévoré, qu'il m'a touchée à chaque page et qu'encore maintenant, j'y pense régulièrement. D'ailleurs, parmi les nombreux livres en attente d'une chronique, c'est le premier que j'ai empoigné. Bref, il a toutes les caractéristiques d'un coup de cœur, et en même temps il glace le sang, il retourne presque trop, et peut déranger.
Parce que, concrètement, si l'on peut reconnaître un souci de franchise très impressionnant et une émotion indéniable qui se dégagent des mots d'Edouard Louis, on est tenté d'y voir une étonnante (et dérangeante) corrélation (et je l'ai formulée comme tel plus haut à dessein) entre sexualité et milieu. Grosso modo, pour schématiser : milieu de ploucs du Nord = homosexualité abhorrée ; milieu bourgeois de centre-ville = homosexualité acceptée. Sauf que, après réflexion, le propos d'Edouard Louis est plus complexe que ça. Toute la différence réside dans la manière de dire, de montrer. Or il y a une absence de filtre et une décomplexion terribles dans l'intolérance des villageois de son enfance. Et j'aurais tendance à penser, malheureusement, que l'auteur n'en brosse pas un portrait caricatural. On peine à le concevoir mais ces attitudes, ces schémas de vie de couple, de famille, cet alcoolisme atavique, existent bel et bien. L'Assommoir à la campagne, c'est une réalité.
Peut-être est-ce parce que j'habite en Creuse après avoir connu plus de 25 ans le centre-ville de Lyon que cette manière d'appréhender une manière de penser - ou plutôt de l'exprimer - en fonction d'un milieu ne me choque pas : je le constate fréquemment moi-même. Et Edouard Louis l'a amenée avec un mélange de pudeur et en même temps de franchise violente assez courageuse. C'est fou parce que cette manière de tout envoyer chier, de prendre un virage, c'est aussi une manière de dire qu'il préfère aimer en partant que détester en végétant dans ce marasme. Je vous aime mais je pars, 'voyez un peu le genre ? Allez, je crois que c'est décidé : je le colle en coup de cœur. Comme quoi, écrire, ça aide à mettre les idées en place !
En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis, Points, 2015[2014], 204p.
18:50 Publié dans Coups de coeur, Ecriture de soi, Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : edouard louis, eddy bellegueule, en finir avec eddy bellegueule, autobiographie, premier roman