07/01/2017
Juste Ciel d'Eric Chevillard
Juste ciel d'Eric Chevillard, Les éditions de Minuit, 2015, 142p.
Albert Moindre n'est plus. Il faut dire qu'avec un nom pareil, ç'aurait été compliqué de durer bien longtemps. A présent que tout est fini, LA question existentielle par excellence va enfin trouver une réponse : what's next ?! La vérité, c'est qu'on hésite à considérer qu'il y a quelque chose tant le lieu se trouve plus proche d'un hall de gare creusois à moitié vide que du Paradis prévu.
Dans cet espace insipide et banal, Albert Moindre - tout aussi insipide et banal - n'est plus et pourtant, il pense encore ; il entend d'autres consciences qui résonnent (on ne sait où ni comment, d'ailleurs, puisqu'Albert Moindre n'a plus d'oreilles) ; il attend principalement, il s'interroge puis suit le chemin d'un dédale bureaucratique dépouillé à la suite d'un ange étrange. Nous y voilà : l'au-delà ressemble à s'y méprendre aux bureaux de la Sécu.
Vous vouliez du rêve clinquant, vous êtes servis ! Dès lors qu'on lève le voile, c'est une machinerie comme tant d'autres qu'on découvre et, étonnamment, le choc est plutôt drôle. Eric Chevillard, pince sans rire, s'amuse de nos clichés de vie et déroule sous les yeux médusés d'Albert Moindre la mécanique implacables des vies humaines.
Jamais un ragot, tout est vérifié. Tu t'es promené toute la matinée du 2 avril 2007 avec une miette de croissant collée à ton pantalon. Neuf personnes l'ont remarquée. Elle est tombée comme tu traversais la place Wilson. Deux pigeons se la sont disputée. Une fourmi a emporté le dernier morceau. Ton ami Franck Surger, en diverses occasions, a affirmé dans ton dos que tu étais 1) un pleutre, 2) un faux frère, 3) un naze, 4) un prétentieux, 5) un vrai connard, 6) un frustré. Mais il éprouvait vraiment de la sympathie pour toi. Il a dit aussi un jour que tu étais 7) un brave type dans le fond. Repoussant, mal habillé, érotico-angoissant, ce sont là les mots de Juliette Escolier. p. 45
Evidemment, l'auteur nous donne une bonne leçon de vie et la question de la liberté ne manquera pas de nous tarauder, simples mortels que nous sommes. C'est bien joli de rire aux côtés d'Albert Moindre mais c'est tout de même déroutant d'être restreint à un pion sur l'échiquier de la vie.
Mais sans partir trop loin dans la métaphysique de comptoir, ne perdons pas de vue qu'Albert est avant tout un personnage. Le créateur de toute chose, dans toute cette fable, c'est Chevillard. Avant de dépouiller le Paradis de ses oripeaux fantasmés, c'est le roman qu'il déshabille - et forcément, à force de tout enlever et de dépasser les bornes, on se retrouve dans l'au-delà. Chevillard donc, nous donne l'envers du décor littéraire où l'écrivain tient plus du bureaucrate organisé et consciencieux que du Dieu flamboyant et inspiré et où les personnages apparaissent tels qu'en eux-mêmes : silhouettes éthérées à la merci d'une création en mousse en papier.
Disant cela, on n'a encore rien dit puisque, histoire d'aller jusqu'au bout du mouvement, celui-ci se nourrit de lui-même. Vous pensiez avoir tout compris de la métaphore amusante comme réflexion méta-textuelle ? Et ben tiens, nous dit Chevillard, je te sers à la fin de quoi retourner une ultime fois - parce que la créateur est peut-être organisé et consciencieux mais il est surtout facétieux - tes certitudes. Tu sais que tu ne sais rien, lecteur. Et hop, le roman déshabillé renaît de ses cendres et c'est reparti pour un tour !
10:29 Publié dans Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : eric chevillard, albert moindre, juste ciel, editions de minuit, mort, au-delà, roman, limites, épuisement, jeu
02/01/2017
Rendez-vous poétique avec Michèle Finck et Masao Yamamoto
Michèle Finck ne fait pas de cadeau avec Balbuciendo : l'être se retrouve entre la vie et la mort ; à cette croisée de chemins où il faut encore vivre quand la perte creuse un gouffre indicible ; où écrire encore cet indicible est peut-être ce qui sauve le mieux. Ainsi, la poésie de la perte - ici, du père - devient la poésie de l'entre-deux ; devient art poétique pour dire la nécessité de l'écrit, sa presque impossibilité et donc sa fulgurance, ses tâtonnements, ses balbutiements. Le miracle de son écorchure, la lumière de sa béance.
Poème : crier
Seule pieds nus sur
La lame de l'adieu. (p. 18)
C'est ainsi que nous sommes, sur le pic abrupt d'entre deux années : on laisse mourir et dans ce vide s'immisce la perspective renouvelée du vivre.
J'ai longtemps laissé de côté Michèle Finck dans la perspective d'un rendez-vous poétique, ne sachant avec quel artiste faire dialoguer cette poésie sur le fil du rasoir. Et puis, voici qu'en ce tout début d'année où l'expression de l'entre-deux est parfaitement de mise, je découvre le photographe Masao Yamamoto, attaché à ces "petites choses" qu'il conçoit comme "les empreintes de [s]es pas, aussi chaotiques et inconsistants qu'[elle]s puissent être". Celui qui ne donne jamais ni titre ni date à ses photographies, pour mieux savourer une impermanence devenue immuable, a notamment créé une série intitulé Nakazora. Ce concept bouddhiste est celui de l'entre-deux : entre la terre et le ciel, si on le traduit littéralement, perpétuellement sur le fil du rasoir aussi, donc, bien que d'une manière beaucoup moins écorchée, plus évanescente. La photographie de Yamamoto délivre ses tâtonnements, ses pas comme des tentatives de réponses à ce que l'on perçoit avec une telle douceur "qu'ils paraissent des illusions".
Entre la plaie devenue lumière et l'infime douceur des petites choses, puisse 2017 être placé sous des auspices aussi poétiques et faire art l'incertitude de l'avenir !
ScriptoriumL'écriture : tour, terre, terrier, trou.
A-pic du cri dans l'oeil de la gorge.
Les mots titubent atterrés de mémoire.
Les souvenirs brûlent le vagin du visage.
Une étoile anonyme essuie les larmes.
Les onomatopées de l'os tournoient.
Poème : scansion du noir, balbuciendo. (p. 63)
Poème : peau d'âme
Morceau de lave arraché
Au cri de quel Vésuve ? (p.68)
Poème :
Fil de funambule tendu entre pierre tombale
Et perce-neige. (p. 72)
Balbuciendo de Michèle Finck, Arfuyen, 2012, 83p.
Small Things in Silence de Masao Yamamoto, RM Editorial, 2014, 144p.
11:35 Publié dans Art, Littérature française et francophone, Poésie | Lien permanent | Commentaires (2)
21/12/2016
Le sentier des reines d'Anthony Pastor
Le sentier des reines d'Anthony Pastor, Casterman, 2015, 120p.
La montagne n'épargne décidément rien, et surtout pas l'imprudence de ces colporteurs revenus saufs de la Première Guerre Mondiale. Ils ont peut-être échappé aux obus mais l'avalanche fera son œuvre sans distinction. C'est ainsi qu'en 1920 dans un village reculé de Savoie, Blanca et Pauline se retrouvent veuves et Florentin orphelin. Ils n'ont plus rien qu'un mulet et quelques marchandises de couture puisque tout doit revenir au cousin de la famille. Alors, Blanca décide pour tous trois de partir sans se retourner. Vendre boutons, dentelles et étoffes dans les villages en direction de la vallée et chercher ailleurs une nouvelle liberté, sans trop savoir où, au gré des tempêtes et d'un obscur poilu qui les suit comme une ombre malveillante.
Ce road-movie original, intelligemment documenté et sensible retrace le parcours d'un trio improbable, mené tambour battant par une Blanca coriace et déterminée. La montagne et la guerre pourraient être les autres personnages impressionnants de ce récit, tant elles habitent et enserrent les protagonistes dans les premières parties du voyage : la neige se déchaîne et le froid parvient même à glacer le lecteur. Le dessin d'Anthony Pastor rend avec une grande beauté ces territoires hostiles et la ténacité sans faille de celles qui veulent gagner une nouvelle liberté : celle de vivre, d'être, sans le regard jugeant et normatif de la société.
On sent poindre d'ailleurs la question de l'émancipation féminine à travers certaines réflexions sur la profession qui sied ou non aux femmes et les livres que Blanca récupère d'une future institutrice. Le droit de vote existe déjà pour les femmes depuis 1918 en Angleterre et en Allemagne, et depuis plus longtemps en Nouvelle-Zélande. C'est bien pour cela que cette terre est, à la fin du livre, la destination de ces héroïnes franches, droites, indéfectibles.
En attendant les dernières pages, leur parcours sera semé d'embûches, de dangers, d'affaires de vol et de mauvais souvenirs mais aussi de rencontres heureuses, de cette solidarité brute qui ouvre la grange et prête quelques braises en hiver et de retrouvailles familiales. Il semble que nos personnages soient invités à se délester de tout, du bon comme du moins bon, avant la grande épopée vers un nouveau monde.
Le sentier des reines est une réussite graphique et narrative qui embarque dans le recoin méconnu des petits villages savoyards au début du XXème siècle et dans la vie de femmes fortes en quête de liberté.
11:17 Publié dans BD / Comics / Mangas, Histoire, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (4)