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28/01/2019

Le cri du diable de Damien Murith

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Des ténèbres, il ne reste plus qu’une faille, un écho à l’agonie.

Une atmosphère gris sombre, pesante, règne sur le paysage rural désolé. Qui renferme à lui seul tous les paysages. Il s’agit de la ferme, comme il s’agira de la ville. Seuls quelques hommes marchent puis s’arrêtent devant une maison, demandent à voir leur camarade Antoine. Camille le leur refuse. Elle se tient droite, résignée, stoïque, même. Inflexible. Elle attend cette mort d’Antoine qui vient tandis que l’orage gronde. Une fois seule, la voilà poussée à partir, dans une fuite qui semble de toujours. Elle avait jadis couru à la ferme ; elle se réfugie aujourd’hui dans la cohorte brumeuse et incessante de la ville. Elle y rencontre Jonas, le peintre. Elle l’éblouit ; il la peint. Elle devient sa muse et un amour passionné les consume bientôt. La Camille froide, besogneuse, courageuse dans sa solitude, se fait amante brûlante dans les bras de Jonas. Elle nourrit pour lui un désir insatiable, exclusif. Dévorant.

Les livres de Damien Murith se tiennent à la lisière de la poésie et du narratif, ce qui les rend très délicats à restituer. La saveur du récit tient à cette brièveté, au soin que l’auteur apporte à tailler minutieusement chaque éclat comme autant de pierres profondes. Ainsi, le lecteur est baladé entre une certaine facilité de lecture qui le rend, à l’image de Camille, dévorant d’avaler les pages, et ces mots cinglants qui le fouettent de plus en plus vivement à mesure qu’ils délivrent la complexité des personnages. On est intrigué, forcément, de ce tragique sans âge qui habite Camille et tous ceux qui la côtoient : ce moment où l’amour devient passion puis jalousie. Le flot empoisonné qu’il devient pour l’être qu’il enflamme, à jamais, et l’enferme dans une reproduction du même illusoire et destructeur. Camille est la figure maudite qui clôt le triptyque de Damien Murith sur ce thème (dont il me faudra relire puis lire tout court les deux précédents titres), particulièrement terrifiante parce qu’elle est tout à fait humaine de faiblesse, de fureur et de désœuvrement.

En  bas, l'eau boueuse gronde, Camille recule ; au loin, comme une lave dévorante, l'aube se cabre, soudain arrive, et avec elle, fulgurante, l'envie de vivre. 

La qualité du style est indéniable, la cohérence est précise, ramassée, et l’impact est d’autant plus cinglant que tous les sens sont mis en éveil. Je ne peux qu’en faire une chronique extrêmement positive et pourtant, une part de moi, trop titillée sans doute, reste sur sa fin. Il me semble que quelque chose manque. Ce n’est un secret pour personne, je suis autant friande de poésie que de roman et je trouve à ces deux genres-là une profondeur particulière lorsqu’ils sont exécutés avec brio. Marier les deux est sans doute un des exercices les plus compliqués qui soit. Bien des pistes existent pour le faire, toutes sont périlleuses et bien peu aboutissent à un franc succès. Ici, j’ai la sensation, mais vraiment toute personnelle, qu’un peu de la profondeur du roman comme de la poésie a été sacrifiée pour célébrer l’alliance. Il m’a manqué, je crois, de l’ampleur – j’allais dire du souffle mais le mot est mal choisi puisque, précisément, c’est un des intérêts de Damien Murith de nous suffoquer -, un déploiement qui inviterait à la fascination. Le coup de cœur est donc manqué, mais de pas grand-chose, et je sors vraiment curieuse de lire encore l'auteur suisse.

31/12/2018

Au revoir à l'une, salut à l'autre*

J'allai à vous comme on marche au bord du vide, fouillé par la peur et un pressentiment mortel. 
Pierre Cendors

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Tiens, 2018

Clairement, un virage a été pris. Je suis toujours là, certes, mais différemment. Je lis moins et, conséquemment, je chronique moins. Certains livres ont même fini par intégrer ma bibliothèque sans trouver de mots ici - une pensée particulière pour Les maîtres de Glenmarkie de Jean-Pierre Ohl qui m'a accompagnée en Ecosse ou les tomes 2 et 3 du Paris des Merveilles de Pierre Pevel qui m'a pas mal aéré l'esprit pendant les travaux d'été. 

Cette baisse d'assiduité n'est jamais que le symptôme d'un changement plus profond qui chuchote encore. J'aspire à plus d'équilibre et d'horizon. Je dépouille, je furette, je construis, je pense. 
Qu'on soit clairs : il m'est toujours inconcevable de sortir sans un livre et j'en ai toujours un en cours. Je suis toujours viscéralement passionnée par la littérature et je suis toujours aussi enthousiaste à l'idée de transmettre cette passion. Mais, l'espace s'agrandit. La vie est aussi ailleurs. Je tâtonne dans des contrées seulement frôlées jusqu'ici. La lecture s'intègre naturellement mais ne prend plus toute la place. C'est très bien comme ça. 

*

Cette année, j'ai aimé... 

Tout ce qui illuminait à l'intérieur de nous gisait maintenant à nos pieds. 
René Char

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... beaucoup de classiques ébouriffants, dont quatre, en particulier, me restent à l'esprit.  
Il y a eu les deux lectures communes avec Nathalie autour de l'oeuvre romanesque d'Aragon : Les cloches de Bâle en mars puis Les beaux quartiers en septembre. Il me reste encore deux oeuvres de son cycle du monde réel à lire ou relire et ce sera le cas du troisième roman le 15 mars prochain avec Les voyageurs de l'impériale qui est déjà dans ma PAL. Aragon a quelque chose de Zola, le grain de folie surréaliste et l'ironie subtile en plus. Ce n'est pas toujours ultra reposant mais on pardonne tout au génie. 

Il y a eu aussi la lecture de très longue haleine d'Anna Karénine de Tolstoï dont je garde un souvenir aussi saisissant, passionnant, grandiose, que fréquemment ennuyé. Ce roman-là m'aura mise à rude épreuve et il m'aura bien fallu la farniente d'août pour en venir à bout ! 

[...] et quelque chose s'échappait de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort. 
Gustave Flaubert

Et puis, il y a eu l'extraordinaire Salammbô de Flaubert. Ce roman est sans doute ma plus belle lecture 2018. Vous savez, le genre de livres que l'on ouvre sans trop savoir, mi-figue mi-raisin, et dont chaque page s'avère une claque magistrale délicieuse. La quintessence de la poésie baudelairienne faite prose. Absolument indépassable. 

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Je me suis remise aussi à chroniquer un peu plus de BD, même si la plupart de ce que je lis continue à passer à la trappe. 
J'aime décidément beaucoup Edith dont j'ai dévoré La chambre de Lautréamont co-signé avec Corcal et Emma G. Wildford co-signé avec Zidrou. 
Et puis, alors même qu'il ne m'attirait pas lorsque tous les blogs en ont parlé, j'ai fini par céder à La saga de Grimr de Jérémie Moreau et ce fut une sacrée claque graphique. Concrètement, sortir de ses sentiers battus, c'est quasiment toujours une bonne idée. 

En parlant de finir par céder... Ça y est, comme beaucoup, je suis accro à la série de La passe-miroir de Christelle Dabos. Franchement, au départ, j'étais dubitative. Vous savez ce que c'est : les séries qui ont beaucoup de succès paraissent toujours un peu suspectes. Au final, j'ai plongé dans Les fiancés de l'hiver puis dans Les disparus du Clairdelune comme une bleue et j'ai fondu avec La mémoire de Babel. Comment vous dire ma hâte que l'auteure boucle son tome 4 pour connaître le fin mot de l'histoire... 

Ophélie ne savait pas quelle perspective était la plus effrayante. Un monde gouverné par Dieu ou un monde gouverné par des hommes se prenant pour Dieu. 
Christelle Dabos

En matière d'histoire d'amour ado rock'n'roll, j'ai de nouveau eu quinze ans et ai de nouveau écouté les Smiths en boucle grâce à Eleanor & Park de Rainbow Rowell. Ça ne révolutionne peut-être pas l'histoire de la littérature young adult mais c'est tout bonnement juste et vibrant. En comparaison, j'ai été super déçue de ma découverte de Marie-Aude Murail dont tout le monde m'avait pourtant vanté le talent fou. 3000 façons de dire je t'aime n'était sans doute pas la bonne lecture pour commencer... 

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J'en viens finalement à la littérature courante après tout ce périple mais je dois bien reconnaître que je ne retiens pas énormément de lectures marquantes... La rentrée littéraire de cet automne m'aura tout de même offert trois belles découvertes : le premier roman d'Hernan Diaz, Au loin, et celui d'Abnousse Shalmani, Les exilés meurent aussi d'amour (D'ailleurs, j'ai reçu Khomeini, Sade et moi pour Noël : je m'en réjouis d'avance !). 

Les idéalistes ne comprennent pas, ou trop tard, que la geste révolutionnaire est un conte, une longue épopée de prince amoureux. Ils ne peuvent concevoir que c'est la littérature qui réussit les meilleures révolutions. 
Abnousse Shalmani

J'ai aussi renoué heureusement avec Jón Kalman Stefánsson grâce à son Ásta charismatique
Voilà. 
A mi-chemin entre le récit et la poésie - du coup, j'hésite à le mettre dans l'une ou l'autre catégorie, et finalement, je le mets à l'impro ici parce qu'il n'y a vraiment pas besoin de case, Minuit en mon silence de Pierre Cendors vaut aussi le détour.

Aucune découverte de fou en poésie cette année, par contre ; plutôt des redécouvertes délicieuses, notamment celle de René Char que j'aime de plus en plus. Du côté de la poésie aussi j'ai finalement préféré le classique au contemporain.
J'ai adoré partager toute cette année mes rendez-vous poétiques avec Marilyne et j'espère que l'on reconduira ça en 2019 !



Salut, 2019

Puis quelqu'un sort se mesurer à la vie en combat singulier. 
Jón Kalman Stefánsson

Vu ma lenteur à chroniquer, je peux déjà vous dire qu'en 2019 arrivent quelques romans amérindiens, du latino,  du québécois, du classique et du graphique, puisque c'est avec ça que j'ai fini ou que je finis décembre sans en avoir encore parlé. 

A part ça... la dilettante ne va pas aller en s'arrangeant, je crois - et c'est très bien. je me réjouis par avance de toutes les découvertes qui me seront offertes durant cette année, à tout point de vue. Je sens qu'elle va être riche ! 

Je vous souhaite exactement la même richesse - de mots, de sens, de plaisir et de joie. 

Bon réveillon à tous, et belle année 2019 à venir*

 

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Connaître la nature, disait souvent Lorimer, cela signifie apprendre à être. Et pour cela, il nous faut écouter le perpétuel sermon des choses. Notre plus haute mission consiste à forger les mots qui nous permettront de mieux participer à l'extase de l'existence. 
Hernan Diaz

 

 

NB : Les trois photographies d'illustration du billet sont l'oeuvre du sublime Masao Yamamoto

08/12/2018

Avec vue sur l'Arno de E. M. Forster

avec vue sur l'arno,a room with a vue,e.m.forster,forster,woolf,angleterre,conventions,amour,voyage,italie,florence,mariage,société,émancipation,baiser,ironie,poésieBonheur : s'éveiller à Florence, ouvrir les yeux sur une pièce éclatante et nue, sur le carrelage rouge, si propre d'aspect bien que les carreaux  ne le soient pas, sur le plafond peint où des griffons roses et de bleus amours jouent dans une forêt de violons et de bassons jaunes. Plus grand bonheur encore : ouvrir longuement ses fenêtres, se pincer les doigts dans des trucs inaccoutumés, s'accouder enfin au soleil, face à la beauté des collines, des jardins, des églises de marbre, avec, juste au-dessous, l'Arno gargouillant contre le quai qui borde la route. 

Oui mais voilà : au départ, Lucy Honeychurch et Miss Bartlett n'ont pas les chambres avec vue promises par la Signora Bertolini. Dans cette pension-là, on se croirait à Londres. Tout le monde est anglais, les souverains sont accrochés au mur et l'étiquette habituelle est de rigueur. Autant dire que lorsque Mr Emerson et son fils proposent d'échanger leurs chambres avec celles des deux jeunes femmes pour les arranger, c'est l'indignation générale ! Quel culot ! - mais l'idée est trop tentante et elles finissent par accepter après moult tractations. Elles tâchent tout de même par la suite de se tenir aussi éloignées que possible de ces deux originaux, avec plus ou moins de succès, et frayent à l'occasion avec d'autres personnages hauts en couleurs. Un événement, pourtant, les amènera à un départ précipité pour Rome où elles terminent assez rapidement leur tour d'Italie. De retour en Angleterre, tout ce petit microcosme se retrouve pour boire le thé et préparer le mariage de Lucy avec Cecil Vyse, rencontré à Rome - jusqu'à ce que George Emerson repointe le bout de son museau. 

J'ai lu des avis assez tranchés sur ce classique anglais - soit ça passe, soit ça casse - et franchement, il s'en est fallu de peu que je rentre dans la seconde catégorie. Les premiers chapitres ont été excessivement laborieux : j'ai trouvé les situations décrites d'un inintérêt déconcertant, les réflexions anecdotiques et la syntaxe parfois franchement aléatoire (d'aucuns diront que c'est carrément mal écrit - ou mal traduit). J'ai traîné ce pénible sentiment de lecture suffisamment longtemps pour envisager d'arrêter les frais. Un dernier chapitre et je m'arrêterai là, me suis-je dit, si ça ne prend pas meilleure tournure, et c'est à ce moment que la lumière m'est apparue - ou devrais-je dire l'ironie mordante et la modernité stylistique impressionnante d'E.M.Forster. Entendons-nous bien : je me suis tout de même ennuyée par moment, mais comme il m'arrive honnêtement de m'ennuyer avec Austen. J'aurais toujours, je crois, cette pointe d'ennui latent à la lecture des romans anglais qui décortiquent le petit monde bien comme il faut d'une certaine société policée, quel que soit le talent à l'exercice pour cela. Mais cet ennui tout personnel mis à part, E.M.Forster est objectivement un génie. 

Ce soir-là, et toute la nuit, les eaux s'écoulèrent. Au matin, l'étang avait repris ses dimensions et perdu sa splendeur. Mais il avait été l'appel lancé au libre abandon corporel - passagère bénédiction, dont l'influence pourtant ne passe pas, envoûtement, sainteté, calice, un instant, de jeunesse. 

Ce que j'avais interprété à tort comme une syntaxe aléatoire est en fait un exercice de style poétique - une déconstruction savante et expérimentale, parfois bancale du coup, j'en conviens, mais tout de même extrêmement stimulante et fascinante, de la langue vers une recréation des images et des formes. Cela donne lieu à des fulgurances poétiques pour peindre tel ou tel paysage. Et que dire des sentiments, et que dire des discours qui évoluent en liberté comme des bulles de champagne ? Forster, ne se prive pas, à l'occasion, d'interpeller son lecteur ou de le perdre. 

Ce que j'avais interprété à tort comme des situations inintéressantes et des réflexions anecdotiques sont en fait des boîtes à double fond. Il y a la surface et il y a les coulisses de l'ironie et elles-mêmes sont à plusieurs niveaux. Comme Austen, Forster fait tantôt preuve d'une ironie discrète, fine, qui vibre doucement comme une petite musique et tantôt, il se permet du cinglant sans concession. Pourquoi faire dans la dentelle quand on peut décaper tout le monde ? Certains passages, franchement, sont à mourir de rire - les titres de chapitres rentrent également dans cette catégorie. Dans ces moments-là, l'enfantin prend le dessus. A bas les filtres ! Soyons désinvoltes ! 

Dans cette lignée de toutes les libertés, Forster fait preuve d'une modernité d'idées en plus de sa modernité de ton et de style - notamment à l'égard du rôle de la femme, de l'amour et du mariage. Un vent de fraîcheur et d'émancipation gagne les espaces jusqu'ici corsetés par le long règne de Victoria. Edward est à présent sur le trône ; il est temps de profiter de la vie. Le chemin est long pour que Lucy se permette tout à fait de s'ouvrir à ces enchantements et à cet enthousiasme. Avec vue sur l'Arno est son cheminement - et en cela, publié en 1908, il est le parfait roman d'apprentissage de la femme moderne, en plus d'être un manifeste d'écriture nouvelle qui brise les codes également corsetés du roman traditionnel (je vous ai dit que Forster était un grand ami de Woolf ?). Alors, ok, parfois c'est un peu ennuyeux, mais c'est aussi décoiffant de génie et ça rachète tout ! 

La vie se raconte aisément - vivre déconcerte davantage. 

Merci Delphine ! Sans toi, il aurait traîné encore longtemps dans mes envies de lecture et ç'aurait été dommage !