05/09/2011
L'oiseau canadèche de Jim Dodge
L'Oiseau Canadèche de Jim Dodge, Cambourakis, 2010, 105 pages
C'est l'histoire d'un trio improbable : Pépé Jake, vieil ours solitaire adepte d'un breuvage d'immortalité, recueille son petit fils de 3 ans, Johnny dit Titou, après la mort brutale de sa mère. A leur relation fusionnelle et curieusement complémentaire va s'ajouter le canard Canadèche, trouvé oisillon dans un trou de clôture et bientôt grasse femelle bavarde, inséparable des deux hommes.
A noter que Canadèche vient d'un jeu de mot assez foireux en traduction française mais savoureux en version originale : Canard se disant duck en anglais, Pépé Jake décide de l'appeler Fup : Fup duck pour la proximité sonore avec Fucked up.
Bon, j'ai dit que c'était savoureux, pas intellectuel... (héhé)
La narration se déroule sur le ton du conte (décidément!), à la fois simple et profond, plein d'une malice qui en cache gros sous le manteau. S'il l'on veut bien creuser un peu, il est question de vie et de mort, de la liberté et de la poésie du quotidien. Il y a aussi un vif plaidoyer en faveur de cette nature riche et sauvage :
"Ah ! Là là. Vous autres, les blancs vous avez beaucoup fait pour nous prendre tout ça. Mais vous n'avez rien fait pour le mériter. Votre désir, c'est de tout domestiquer. Si vous vouliez bien demeurer immobiles un instant et laisser vos sensations agir au fond de vous-mêmes, vous comprendriez combien toute chose désire être sauvage".
Au final, on suit les pérégrinations des personnages avec un franc plaisir. Et c'est presque à se demander si leurs loufoqueries ne finiraient pas par avoir plus de sens que nos petits gestes quotidiens...
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10:00 Publié dans Littérature anglophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : oiseau canadèche, dodge
02/09/2011
Autobiographie d'un fantôme et autres fictions d'Eva Almassy
Autobiographie d'un fantôme et autres fictions d'Eva Almassy, L'école des loisirs, coll. Médium, 2007, 107p.
Telle est la malédiction de Madeleine Delande : dès qu'elle tente d'écrire, elle écrit sa vie et ses souvenirs. Elle se souvient de ci, de ça et elle n'en finit pas. Elle découvre pourtant un remède à cette tendance intempestive à l'autobiographie : porter des gants. Car les mains nues, ces lignes de vie s'impriment sur le clavier et sur l'écran, mais si elle porte des gants...
"Madeleine Delande se rappela encore une fois les paroles de la comédienne. Mais c'est ça ! Il faudra mettre des gants. Dès demain, elle habillera ses mains pour écrire des histoires toutes différentes, avec des personnages qui ne lui ressembleront pas."
De cette idée lumineuse, Madeleine Delande entame une petite collection de gants et mitaines en tout genre. Des précieux, des anciens, des troués, des costaux et tous la mènent vers une histoire différente, en des temps et des lieux qu'ils inspirent au gré de leur bon vouloir.
Autobiographie d'un fantôme se déploie en petites nouvelles fantaisistes où il est question d'amour, de temps jadis et de jeux de langage.
Certains textes m'ont paru un peu simplistes.
D'autres, par contre, inspirent une jolie réflexion sur l'imagination et le travail de l'écrivain. La Lettre de René et la nouvelle "des gants noirs avec un petit trou à l'auriculaire de la main gauche" m'ont particulièrement plu pour les jeux de langue drôles et plein de finesse. Parfait pour faire comprendre allitération et assonance aux plus jeunes! Un texte qui plaira aux ado amatteurs d'écriture.
Pour les 9/13 ans
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Extrait :
"Lettre de René, en e, ê, è, é...
Chère Thérèse,
Mes élèves préférées, Esther et Estelle, se ressemblent. Nées en été, elles pensent être éternellement en été.
Entre septembre et décembre, les rêves errent vers des fenêtres fermées. Esther et Estelle se désespèrent, se perdent en les ténèbres. Ces excellentes têtes s'emmêlent les pensées. Ensemble, elles reprennent les évènements réels - entendez : réellement rêvés - et créent de belles légendes. Permettez en exemple cette brève scène d'été.
L'herbe verte, les trèfles, le vent léger, le temps de fées.
Fête. Crème légère, crêpes, gelée, thé, pêches.
Venez, mes belles, venez, venez. Mettez les verres en cercle.
Esther sert le thé.
- Esther, dépêche! Prends ce mets.
- Semé?
- Ce mets. Ce dessert.
Berk. Esther déteste les crêpes, excepté celles de ces frères, Clément et Serge, experts en tendre crêpes dentelle de Brest. Rebelle elle cherche les prétextes, se défend des crêpes revêches. Elle serre le verre.[...]"
10:00 Publié dans Littérature ado, Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelles, ado, gants, eva almassy
01/09/2011
Nelly Sachs : l'Etoile dans la nuit
Il y a des écrivains que l'Histoire fait passer à la trappe ; et quand il s'agit de poètes, on en parle même pas.
Qu'à cela ne tienne ! Aujourd'hui, un petit billet sur Nelly Sachs.
Née à Berlin en 1891, elle est issue d'une famille de la petite bourgeoisie juive. Bonne élève, instable psychologiquement, elle écrit très tôt de la poésie et ne se mariera jamais, inséparable de sa mère bien-aimée. Elles fuient toutes deux l'Allemagne en 1940 et se réfugient en Suède grâce au soutien de Selma Lagerlöf (prix Nobel de littérature 1909) avec qui Nelly Sachs entretenait une correspondance. Elle y résidera jusqu'à sa mort solitaire en 1970.
Nelly Sachs tardera à trouver sa voie poétique. Ce n'est qu'à une cinquantaine d'années avec la rencontre du judaïsme hassidique (branche mystique et joyeuse où la danse et le chant sont célébration du divin) qu'elle va déployer une langue exaltée, à la fois emprunte de mort, de poussière, de la fumée des camps et lumineuse, légère, extraordinairement habitée. Une intimité torturée entre une foi vivante et la nostalgie de mourir. Une étoile brûlante suspendue dans le chaos du monde.
Elle a entretenu longtemps une correspondance avec Paul Celan avec qui elle a eu en commun d'exprimer par une poésie profondément sacrée qu'il était encore possible de créer et de croire après la seconde guerre mondiale. Elle décèdera le jour de l'enterrement de cet ami suicidé.
Reconnue par ses pairs dans les vingt dernières années de sa vie, elle recevra le Prix Nobel de Littérature en 1966.
J'ai terminé il y a quelque temps Lettres en provenance de la nuit. J'ai été tout simplement bouleversée par cet hymne à la mère où le manque déchirant se déroule sur chaque page et où les mots tentent de révéler encore l'éclat de la vie.
Je ne préfère rien vous dire de technique sur cette poésie. D'une part parce que je ne m'en sens pas capable, d'autre part parce que je n'en ai pas envie. Il est vrai, on pourrait y passer des heures à disséquer la moindre métaphore. En l'occurence, cela me paraît totalement inutile. La poésie de Nelly Sachs est faite pour être vécue et ressentie par qui la lit, non disséquer sous le microscope universitaire. Il faut simplement la lire dans le songe pénétrant d'une nuit, au calme, l'esprit grand ouvert au silence. Tout est là.
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Tandis que
sous ton pied
naissait la constellation de l’Exode aux ailes de poussière,
une main jeta du feu dans ta bouche.
Ô parole d’amour enclose
ô toi soleil embrasé
dans la roue de la nuit –
Ô mon soleil
sur le tour je te façonne : tu pénètres
les oubliettes de mon amour où meurent les étoiles,
l’asile de mon souffle,
cohorte de suicidés silencieuse entre toutes.
Érode ma lumière
avec le sel des fuites océanes sans refuge –
et des paysages de l’âme en leur éclosion
rapporte le message du vent.
Les lèvres contre la pierre de la prière
toute ma vie j’embrasserai la mort,
jusqu’à ce que le chant de la semence d’or
brise le roc de la séparation.
Extrait de Exode et métamorphose, Verdier, 2002, 176p.
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Entre nous, quel silence parlant, bienheureuse âme bien-aimée de ma mère. Quel silence parlant.
Tout est balayé sauf notre destination. La mort est le dissipateur du superflu. Souffle, sang, chair, ossements, cervelle, dents, yeux, viscères - consumés- reste le "silence parlant", la "nostalgie". Ô mort, qui paies pour affranchir la nostalgie. Ô mort, qui accouches les âmes. Ô âme, enveloppe de la nostalgie apaisée. Apaisée dans l'éternité.
Nostalgie, combien de constellations ont langui de tes voiles de premier-né ; combien d'yeux de chevreuil, combien de violettes pour les mains des amants. Bienheureuse âme bien-aimée de ma mère, apaisée, après tant de marques d'amour!
Ta souriante bénédiction sur ma tête. La mienne baissait, baissait, et la tienne montait, montait. Dans la nostalgie apaisée elle montait.
A présent je fais partie des suivants. Sans plus. Qui doivent suivre à travers sel, plongés dans l'eau précréatrice du deuil. Nul ne sait si les étoiles de mer, les méduses et les poissons et tout ce qui souffre dans l'aveugle, n'en sont encore qu'à aller ou sont déjà sur le chemin du retour.
Extrait de Lettres en provenance de la nuit, Allia, 2010, 86p.
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10:00 Publié dans Coups de coeur, Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : etoile, nuit, nelly sachs