02/05/2018
Les cloches de Bâle de Louis Aragon
Le monde est une machine sanglante à laquelle les êtres se déchirent comme des doigts arrachés.
Lorsque j'étais à la fac (je ne veux pas compter les années), j'ai adoré Aurélien. Je connaissais déjà Aragon comme poète, certes, mais Aurélien fut ma première rencontre saisissante avec le romancier. A l'époque, je me suis promis de continuer à le lire, à m'en délecter... et, comme souvent avec les classiques qui promettent d'être sacrément magiques mais aussi sacrément costauds, je ne l'ai pas fait (ou presque). J'aurais pu continuer à procrastiner longtemps comme ça sans le récent billet de Nathalie sur le dit-roman et la discussion qui a suivi. Et si nous continuions l'oeuvre romanesque de l'auteur ? Et si, pour une fois, on ne s'arrêtait pas à Aurélien ? Le rendez-vous fut pris pour aujourd'hui, sans plus de tergiversations, chacune avec un titre différent. Pour ma part, l'envie était forte d'en revenir aux sources du cycle du Monde réel dont Aurélien est le quatrième tome. Les cloches de Bâle s'est donc imposé de lui-même. Et comme le disent si joliment les mots magiques d'Aragon:
Se dessine d'emblée la dynamique du roman à travers sa construction : quatre parties, de tailles inégales, pour quatre personnages emblématiques de la Belle Epoque.
Diane de Nettecourt est une jeune noble désargentée et divorcée au début du roman. Elle incarne l'ambitieuse sociale, passant d'homme en homme malgré ses engagements dès l'instant que le suivant est plus avantageux que le précédent. Elle finit par se marier avec un certain George Brunel, financièrement très séduisant, grâce à qui elle peut mener à loisir une existence bourgeoise aussi luxueuse que vaine. Quel dommage qu'une sombre histoire de suicide vienne révéler la pathétique nature d'usurier sans scrupule de son époux...
Nous sommes des parasites. Pourquoi ne pas l'avouer ? Il n'y a là rien qui me choque. En quoi est-il mieux d'être la bête qui a des parasites, que le parasite sur le dos du bétail ? Pour moi, je pense tout au contraire que c'est là ce qui s'appelle la civilisation.
Sans transition, on passe à Catherine Simonidzé, fille d'une demi-mondaine de l'acabit de Diane (le remariage et la particule en moins ; le statut d'étrangère en plus). Catherine a vécu une première partie de son enfance dans l'opulence, tant que sa mère était suffisamment belle pour avoir plein d'amants. Et puis, du jour au lendemain, sa beauté s'est défraîchie et les amants sont partis. Puisqu'il n'a jamais été question, ni pour la mère, ni pour Catherine de travailler (faut quand même pas pousser mémé), le quotidien s'est fait plus dur et Catherine en a nourri un ressentiment violent à l'encontre des hommes et de la servitude qu'ils imposent aux femmes. Catherine se veut libre et libérée du joug social qu'on impose à son sexe. Ainsi, elle refuse le mariage, plonge à corps perdu dans les jeux de séduction divers et se lie à l'idéologie anarchiste en ce qu'elle lui semble le mieux servir sa cause. Catherine est cependant un personnage pétri de contradictions, réalisant peu à peu au fur et à mesure des années la fragilité de ses convictions si peu éprouvées à la dureté de la vie (elle n'a jamais travaillé, rappelons-le, parce qu'aussi furibarde qu'elle soit à l'égard de la domination masculine, elle préfère gentiment toucher le chèque de papa tous les mois plutôt que d'aller bosser elle-même. Lalalaaaa).
Catherine ne se faisait aucune idée de ce qu'est la journée de travail. C'est peut-être ce qui sépare avec la plus grande netteté la bourgeoisie du prolétariat. Les bourgeois parlent avec abondance de ceux d'entre eux qui travaillent. Mais le travail au bout duquel la subsistance n'est pas seule assurée, le travail dont on ne sort pas avec juste le temps nécessaire pour récupérer les forces de la journée de travail du lendemain, le travail de celui qui possède, en un mot, de celui qui amasse ne peut être comparé au travail ouvrier que par l'effet d'un abominable jeu de mots.
De cela, elle prend pleinement conscience en rencontrant Victor, le troisième personnage du roman et seul homme à incarner une partie. Victor est chauffeur de taxi et fortement engagé dans la lutte socialiste pour l'amélioration des conditions de travail des ouvriers. Catherine débarque dans sa vie au moment d'une grève des chauffeurs parisiens qui durera plusieurs mois. Il fait pénétrer la jeune féministe anarchiste dans cet univers qu'elle a toujours méprisé.
L'acmé de cette évolution s'incarne en Clara Zetkin, femme politique socialiste majeure du début du XXème siècle et figure tutélaire de la dernière partie, très courte, du roman. Elle est, pour Aragon, la femme des temps modernes. Celle qu'il a choisi de chanter.
Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d'aujourd'hui. L'égale. Celle vers qui tend tout ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. Celle avec qui tout simplement ce problème ne se pose plus. [...] Maintenant, ici, commence la nouvelle romance. Ici finit le roman de chevalerie. Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n'est pas souillé par la hiérarchie de l'homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d'argent de l'homme sur la femme ou de la femme sur l'homme. La femme des temps modernes est née, et c'est elle que je chante.
Et c'est elle que je chanterai.
Honnêtement, j'ai lutté durant toute la première partie du roman. Peut-être la merveilleuse préface des mains de l'auteur, dans laquelle il retrace la genèse du texte commencé comme un jeu surréaliste, m'a-t-elle un brin conditionnée ? En tous les cas, j'ai peiné à comprendre où l'auteur voulait en venir avec cette existence décousue de Diane, pleine de personnages divers et variés, tous plus vains les uns que les autres, et où le style lui-même saute d'un registre à l'autre, d'un discours à l'autre. On ne s'attache à personne, le sens du texte se dérobe sous les mots. C'était franchement fastidieux.
Et puis, les pièces du puzzle se mettent en place avec Catherine. Ce roman, au fond, c'est le grand virage du vingtième siècle vers notre société contemporaine. C'est la mort d'une société et la naissance d'une autre : la remise en question de la place de la femme et, conséquemment, la redéfinition des rapports homme/femme ; l'émergence de nouveaux mouvements politiques majeurs menés par des idéaux sociaux ; la conquête de libertés chéries et les contraintes qu'elles occasionnent ; une réflexion sur la place et les enjeux du travail dans la société. Ce moment où l'ordre ancien est mis à mal et où tout appelle à un nouveau souffle, un nouvel équilibre. Diane, Catherine, Victor, Clara : à eux quatre, ces personnages sont la Belle Epoque ; ils sont les quatre faces du branle du nouveau siècle. Et puis, le roman se clôt en 1912, avant la déflagration ultime : celui de la Première Guerre Mondiale. La suite au prochain numéro, Les beaux quartiers, qui réattaque exactement en 1912. A voir quelle continuation il propose.
Malgré un départ pénible, me voilà ravie d'avoir découvert ce roman sacrément riche. Il me semble avoir perçu avec ce texte, encore plus qu'avec Aurélien (mais sans doute que mes quelques années de plus - je refuse toujours de les compter - m'y aident) le génie de la construction complexe qu'était Aragon. Une foule de personnages se croisent au fil des parties, les décors s'enchaînent et se retrouvent savamment à propos, les dialogues et la narration sont d'une virtuosité assez incroyable sous des abord faussement désinvoltes, et tout, absolument tout, converge dans une perspective précise et affûtée. Les cloches de Bâle, c'est un peu la magie du kaléidoscope, en beaucoup plus politique. C'est ardu, ce n'est pas gagné, mais il impose sans concession Aragon comme un grand romancier. Bref, ce roman gagne à être lu - et, surtout, ne manquez pas de vous délecter en amont de la préface dans laquelle l'éloge qu'il fait du roman est tout simplement merveilleux ♥
Le billet de Nathalie sur Blanche ou l'oubli est par ici.
10:29 Publié dans Classiques, Histoire, Lecture commune, Littérature française et francophone, Réflexion | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : les cloches de bâle, louis aragon, destin de femmes, diane, catherine, victor, clara, anarchisme, communisme, politique, émancipation, début de siècle, xxème siècle, guerre, amour, liberté, travail, socialisme, premier roman, cycle du monde réel
29/04/2018
Le passeur de lumière de Bernard Tirtiaux
Voici la vie imaginaire de Nivard de Chassepierre. Au début du douzième siècle, Nivard est orphelin de père, un nobliau belge parti en croisade, lorsque sa mère pousse la porte de l'orfèvre de Huy pour l'y placer en apprentissage. Ainsi commence la formation du jeune garçon.
Lorsqu'il atteint la pleine maîtrise de son art, il se voit confier la réalisation de la châsse de Saint Materne. Tout y est parfait, ou presque. Car il lui manque un élément essentiel : la lumière. Il décide alors de partir à la recherche de la pierre idéale pour parachever cet ouvrage. A cette occasion, il se trouve embarqué dans la croisade artistique de Rosal de Sainte-Croix, un ami de son père, vers les plus grands ateliers de verrerie d'Europe et d'Orient ; il en profite aussi pour tomber amoureux (tant qu'à faire). Bref, c'est l'occasion pour lui de découvrir bien des choses de la vie, que son petit village de Huy ne laissait pas présager.
Je n'ai finalement pas été aussi prolifique que prévu pour ce mois belge mais je tenais absolument à lire ce roman qui m'attirait depuis bien longtemps. Une sombre histoire de lumière, sans doute... Je m'attendais à voyager beaucoup, dans le temps et dans l'espace, et à me passionner pour les recoins austères des ateliers médiévaux. Je ne connais fichtrement rien ni à l'orfèvrerie ni à la verrerie ; c'était l'occasion de me coucher moins bête. De ce côté-là, en effet, le roman ne manque pas d'intérêt. Bernard Tirtiaux sait très bien de quoi il parle, puisqu'il est verrier lui-même, et prend plaisir à nous initier aux arcanes de l'art du verre et du vitrail au gré des pérégrinations de Nivard.
Les voyageurs débouchent à la tombée de la nuit dans une vaste clairière.Des rougeoyances clairsemées éclatent çà et là, comme si le soleil dans son repli avait laissé tomber par mégarde quelques paillettes de ses coffres de lumière. Ce sont les fours en veilleuse du verrier Gautier de Chartres.
Pourtant, en toute franchise, je me suis fréquemment ennuyée. J'ai d'ailleurs procrastiné un certain temps avant de rédiger ce billet, ne sachant finalement bien qu'en dire. J'ai cru, au départ, aborder un roman poétique et exigeant stylistiquement. Je me suis aperçue qu'en effet ce devait être l'ambition mais qu'elle a bien trop vite tourné au lyrisme écœurant. Certaines envolées consacrées à l'art obscurcissent complètement le propos à grand renfort de lieux communs (cf. citation ci-avant) ; je ne vous parle même pas des passages relatant l'amour entre Nivard et sa douce : on frôle la roucoulade de pigeons au printemps. Quel dommage ! L'expression de la sensibilité est décidément la tarte à la crème de l'écrivain tant la plume s'y tient sur un fil. Le passeur de lumière est pour moi l'expression typique de la plantade ampoulée qui me fait bâiller. Trop de ravissement tue le ravissement. Je préfère décidément la rugosité, la gifle simple - qui n'en est pas moins poétique - à cette béatitude sans oscillation* : même les scènes de combats ou de massacres sont sur le même mode narratif que les beautés des vitraux. Une telle linéarité remplit donc son office chez moi : elle me saoule. C'est ce que j'ai ressenti dès les premières pages et c'est le sentiment qui m'a tenue jusqu'à la fin. Honnêtement, sans le mois belge, je ne l'aurais sans doute pas fini. Comme on dit, ca ne peut pas marcher à tous les coups...
*par contre, ça plaira sûrement aux amateurs de Christian Bobin turlututu chapeau pointu
3eme lecture du mois belge
16:17 Publié dans Art, Challenge, Histoire, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : le passeur de lumière, bernard tirtiaux, mois belge, orfèvre, orfèvrerie, verre, vitraux, maître verrier, moyen-âge, croisade, art, création, amour, mort, deuil, vie, biographie, roman, lyrisme
26/04/2018
Pays de neige de Yasunari Kawabata
Le silence et la paix montaient comme un cantique.
Ce livre est une saison. La pudeur et la poésie de Kawabata, cette blancheur de style, ces cimes enneigées qui jamais ne fondent, le silence et la solitude d'une petit village japonais : tout invite à se délecter de ce texte court et terriblement profond dans la chaleur d'un cocon hivernal, regardant la neige au dehors. Je le chronique un peu tard, je sais. Je ne suis plus dans les clous de l'hiver. Mais le dépaysement a du bon, parfois, y compris le dépaysement des saisons. Il souffle des inspirations inattendues à la mémoire, et peut-être ressortiront-elles plus tard, au moment opportun.
Vous autres, à Tôkyô, vous compliquez tout. Votre vie n’est que bruit et désordre, dans une agitation qui vous brise le sentiment en menus morceaux.
Pourtant, ce n'est pas toujours l'hiver dans ce livre. Shimamura fait le voyage à trois reprises jusqu'à ce pays de neige mais jamais en pleine saison. Il fuit Tokyo, sa famille et sa vie aisée pour retrouver Komako, une jeune geisha. Nous sommes dans les années 30, dans un Japon rural fait de traditions, de rituels, de retenue. Tout y est à mille lieues de nous. Ce que Shimamura cherche au contact de la montagne - du sens, un espace purificateur auquel se livrer corps et âme : sortir de soi pour mieux y revenir -, c'est en Komako qu'il le trouve. Cela ne fait pas de lui un amoureux passionné, bien au contraire. Il est oublieux souvent, peu expressif, et laisse la jeune fille le séduire et revenir à lui constamment. Mais il s'imprègne de leurs échanges, s'y lave abondamment pour donner à son tour petit à petit. Il se questionne souvent. Il accepte, s'apaise, s'ouvre à la simplicité. Il vit : se fait écho du monde.
Telle une aurore infinie, la Voie Lactée l’inondait tout entier avant d’aller se perdre aux derniers confins du monde. Et cette froide sérénité courut en lui comme un frisson, comme une onde voluptueuse, qui le laissa tout ensemble étonné et émerveillé.
Kawabata a ciselé avec ce texte un diamant de perfection, terriblement éloigné de nos envolées occidentales, si diaphane que l'on pourrait le méjuger transparent, extrêmement impalpable, où le génie réside dans les interstices, dans ce qui ne se dit pas. A cet égard, je dois souligner l'extraordinaire travail des traducteurs, Bunkichi Fujimori et Armel Guerne, qui sont parvenus à restituer intacte la poésie réaliste et aérienne, d'une pureté étonnante, de l'auteur japonais. Lire Pays de neige est un voyage dans une contrée étrangère fascinante, du point de vue du fond comme de la forme ; et pourtant, il y a ce tintement génial de l'universalité qui vibre à l'oreille du lecteur fébrile. En s'ouvrant, comme Shimamura, à l'autre que soi, au différent, on désapprend, on inspire, on se tait. On goûte l'équilibre. Quelle expérience merveilleuse. Quelle plus belle leçon de celle-là ?
Il y avait une telle beauté dans cette voix qui s'en allait, haute et vibrante, rouler comme un écho sur la neige et dans la nuit ; elle possédait un charme si émouvant, qu'on en avait le cœur pénétré de tristesse.
19:41 Publié dans Classiques, Coups de coeur, Littérature asiatique, Poésie | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : pays de neige, neige, campagne, japon, kawabata, prix nobel de littérature, calme, geisha, amour, fragilité, blanc, blancheur, mort, sentiments, solitude, départ, train, incendie, sens