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18/09/2016

Black-Out de Brian Selznick

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Black Out de Brian Selznick, Bayard Jeunesse, 2014, 640p.

 

Black Out 3.jpegLe premier abord fait un peu peur : 640 pages, c'est une sacrée somme pour un roman ado - pour un roman tout court - et l'épaisseur du papier fait que le livre est sacrément imposant. Au deuxième abord, c'est la curiosité qui prend le dessus puisqu'à le feuilleter, on s'aperçoit qu'il y autant d'images que de texte, peut-être même plus. Quel est donc, alors, ce curieux objet-livre qui n'est ni un roman au sens strict du terme, ni un roman graphique, ni un album ?

C'est l'histoire de deux adolescents qu'a priori rien ne rapproche : Ben vient de perdre sa mère bibliothécaire et vit avec son oncle et sa tante non loin de son ancien chez-lui, à Gunflint Lake. Nous sommes en 1977 et Ben s'accroche à une petite collection d'objets insolites qui lui rappelle nombre de souvenirs envolés. Rose, quant à elle, souffre d'un père trop directif dans une maison vide. Elle s'évade en construisant une réplique de New-York dans sa chambre et collectionne tout ce qui concerne une star du cinéma muet. Nous sommes en 1927. Cinquante ans et quelque états les séparent et pourtant, Ben et Rose partagent une immense solitude et la quête d'un ancrage, d'un lieu auquel appartenir, d'êtres à qui s'accrocher. L'un comme l'autre partent pour New-York pour y chercher des réponses et un peu de chaleur. C'est ainsi que leurs destins deviennent parallèles, l'un marchant dans les pas de l'autre, avant de mieux se retrouver.

La grande force de ce récit réside dans sa forme originale et parfaitement maîtrisée (Brian Selznick l'avait déjà expérimentée dans L'invention de Hugo Cabret, adapté à l'écran par Scorcese) : une alternance de dessins en noir et blanc et de texte correspondant, dans Black Out, à la vision ou, plus justement, à l'expérience, de chacun des deux protagonistes. Ainsi, Rose se découvre au lecteur sans le truchement du mot mais non sans une grande sensibilité, comme un clin d'oeil au cinéma muet qu'elle admire et comme l'expression de cette sensation qu'elle éprouve d'être souvent coupée d'une partie du monde : celui qui entend, celui qui use de mots, au lieu de ressentir par d'autres sens. Ben expérimente aussi la surdité mais plus tardivement, aussi est-il encore un point entre les sourds et les entendants et la parole est encore son mode de communication privilégié. En somme, au-delà de la beauté de la forme, celle-ci fait sens dans l'évolution du récit jusqu'à mêler les deux comme le symbole d'une communion retrouvée.

L'histoire en elle-même est évidemment touchante, même si je l'ai trouvée assez superficielle et téléphonée. Clairement, le principal, ici, est mis sur la forme plus que sur des personnalités consistantes et élaborées. Ce ne sont pas tant Ben et Rose qui me resteront en tête, malgré tous les bons sentiments que cet ouvrage (que je ne sais toujours pas classer, et c'est tant mieux !) véhicule, mais bien l'exercice passionnant de renouveler le dialogue narratif entre le texte et les arts plastiques.

 

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Le mois américain.jpegLe Mois Américain 2016 chez Titine

3ème participation 

 

 

 

 

 

 

 

Challenge Un pavé par mois.jpgChallenge un pavé par mois chez Bianca

Participation de septembre 2016

09/09/2016

La maison de l'aube de N. Scott Momaday

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La maison de l'aube de N. Scott Momaday, Folio, 2005[1966], 300p. 

 

Littérature amérindienne II, le retour ! Depuis mon mémoire sur le sujet, c'est-à-dire il y a deux ans, je n'y avais plus retouché. Pas tellement de façon consciente mais il faut croire que je suis tombée dans le même triangle des Bermudes que tous les post-mémoires ou post-thèses : un besoin de lire ailleurs si on y est. Et puis, on revient toujours à ses premières amours voire, dans le cas présent, j'en reviens aux sources de mes premières amours puisque La maison de l'aube, publié en 1966 est considéré comme LE roman marquant de la renaissance amérindienne littéraire. 

Il y est question d'Abel, un jeune métis dont on ignore qui est le père : peut-être un Navajo, un Sia ou un Isleta ? Il ne lui reste plus que son grand-père dont on ne saurait dire s'il est proche. Abel glisse sur le flot de la vie : tantôt en communion avec une nature aride, solitaire, tantôt dans l'impossibilité de communiquer avec les hommes, dans l'impossibilité d'être en adéquation avec cette vie et ce monde. Cette quasi-absurdité le conduit à tuer un "homme blanc" - non pas l'homme blanc habituel des récits amérindiens mais un albinos, étranger et étrangeté par excellence - et à vivre une errance chaotique à Los Angeles après son séjour en prison. Des tours et détours, des rencontres et bien des déboires pour finir, peut-être, par rentrer chez lui

Décidément, certains éléments de la littérature amérindienne ne trompent pas : le topos du métis comme protagoniste, symbole de l'errance identitaire, l'importance d'une narration fragmentée et cyclique, l'image répétée du tambour comme cercle de vie, l'impossibilité de communiquer, la figure de l'aïeul... Que d'éléments qu'il me semble avoir lus bien des fois chez bien auteurs amérindiens, à chaque fois selon des nuances et des modalités différentes. A chaque fois, aussi, traités avec plus ou moins de talent stylistique.

Je ne vous cache pas avoir ressenti une petite pointe de déception au cours de ma lecture. C'est qu'on commence à être exigeant, à force de connaître un peu mieux les ficelles... Il m'a fallu me rappeler à plusieurs reprises que tout ce qui est devenu, aujourd'hui, un cliché était vierge à l'époque d'écriture de Scott Momaday. Il a été le précurseur de tout un renouveau aussi bien littéraire qu'identitaire. Ce statut de défricheur à ses deux revers, comme toute médaille : d'une part on ne peut que saluer l'inventivité et la prescience, d'autre part, on ne peut s'empêcher de relever quelques maladresses, quelques lourdeurs, quelques tentatives un peu hasardeuses. La principale difficulté de lecture, à cet égard, réside à mon sens dans une fragmentation encore malhabile et donc parfois pénible. Autant j'avais adoré la fragmentation virtuose de Ceremony chez Leslie Marmon Silko, pourtant très ardue, abrupte, et qui ne rend donc pas la lecture aisée, autant la fragmentation de Momaday m'a paru moins à propos à de nombreuses reprises, moins subtile dans ce qu'elle ambitionnait de mettre en lumière. Le récit de La maison de l'aube est honnêtement moins fort et moins passionnant que celui de Ceremony, de manière générale - Je précise que je me permets cette comparaison car les deux romans écrits à une dizaine d'années d'intervalle ont une histoire très similaire. Ils poussent même le vice jusqu'à situer le récit dans la même région des USA. Il faut croire que Marmon Silko a particulièrement bien retenu la leçon initiée par Momaday pour la transcender de façon encore plus géniale dans son propre roman dix grosses années plus tard. 

En somme, La maison de l'aube représente une excellent document pour qui, passionné de littérature amérindienne, aimerait goûter aux sources d'une flopée d'auteurs postérieurs passionnants. Il ne manque pas d'intérêt, met en lumière à la fois tous les éléments narratifs et toutes les problématiques qui seront au coeur de cette littérature riche d'Histoire et d'avenir. De nombreux morceaux sont délicieusement poétiques et font évidemment montre d'un talent indéniable. Toutefois, ce n'est certainement pas ce que j'ai lu de plus vibrant, de plus marquant de cette période de renaissance amérindienne. Quitte à choisir, je conseillerai indéniablement Ceremony de Marmon Silko !

 

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Le Mois Américain 2016 chez Titine

2ème participation 

 

 

03/09/2016

Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka

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Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka, Phébus, 2012, 139p. 

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Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes.

Nous ne saurons jamais qui parle si ce n'est ce nous, voix polyphonique, vibrante, chœur de femmes toutes différentes, uniques dans leurs expériences, unies dans leur identité.

Le roman commence par un départ vers les Etats-Unis : dans ce pays inconnu, aussi exotique que pourrait l'être pour nous le Japon, ces femmes plus ou moins jeunes, plus ou moins novices, naïves, éduquées, amoureuses, aguerries aux réalités d'une rude existence, pales, déjà mères ou à peine nubiles vont chercher un mari dont elles ne connaissent que la photo et parfois une lettre. Ce mariage représente l'espoir d'une vie meilleure qui sera vite balayé par la découverte d'hommes malhabiles, râblés, beaucoup moins jeunes et beaucoup moins élégants que sur les photos. Beaucoup moins riches aussi : en lieu et place d'avocats, de juges ou de commerçants prospères se trouvent des ouvriers agricoles corvéables à merci, des petits blanchisseurs ou des domestiques. La vie rêvée se révèle un calvaire. Il aurait peut-être mieux valu ne jamais partir plutôt que d'être à jamais perdues dans ce pays étranger, aux côtés d'hommes également étrangers. Mais à quoi bon revenir, et d'ailleurs, comment revenir ? 

Tu verras: les femmes sont faibles, mais les mères sont fortes.

Alors ces femmes, ce nous qui fait bloc face à l'adversité, la déception, la douleur, l'harassement ou l'aliénation, continuent. Elles sont l'ouvrier, le blanchisseur ou le domestique parfait. Elles travaillent avec acharnement, sans rien dire, sans jamais se plaindre. Elles deviennent le maillon précieux vers une génération de japonais nés Américains qui, peu à peu, évoluent vers une intégration réussie. Elles entretiennent les coutumes mais véhiculent aussi les valeurs américaines. Elles sont à la fois le passé, et une nostalgie du Japon point toujours dans leur regard, et l'avenir d'une Amérique métissée.

En quelques dizaines d'années, on passe d'un début du vingtième siècle très archaïque à un vingtième siècle bien entamé dont on sent déjà le progrès et l'évolution, tant dans le quotidien que les mentalités.
Et puis arrive la Seconde Guerre Mondiale. On en connaît abondamment les horreurs du nazisme. On en connaît moins les horreurs des Alliés sous prétexte des exigences (lesquelles, déjà?) de la situation de guerre. Aussi, les Américains, ces sauveurs nombreux et braves, n'ont pas hésité à déporter, après moult restrictions des libertés, tous les japonais de la côte ouest, émigrés ou nés sur le sol américain, dans des "camps de relogement" qui rappellent étonnamment d'autres camps, à ceci près qu'il n'y avait pas d'extermination. N'empêche qu'alors, les êtres perdaient doucement leur identité, leur volonté, leur libre-arbitre, leurs libertés. Petit à petit, les êtres ont disparu, on les a oubliés. Nous les avons oubliés. 

L'une des nôtres les rendaient responsables de tout et souhaitait qu'ils meurent. L'une des nôtres les rendait responsables de tout et souhaitait mourir. D'autres apprenaient à vivre sans penser à eux. [...]

Beaucoup des nôtres avaient tout perdu et sont partis sans rien dire.

Certaines n'avaient jamais vu la mer fait partie de ces courts romans dont il y a beaucoup à dire et qui restent longtemps à l'esprit. Cette fameuse voix indéterminée, collective, omniprésente peut dérouter - déroute, même, nécessairement. Révéler l'originalité de chaque être et de chaque expérience à travers une unique voix impérieuse semble une gageure que réussit pourtant magistralement Julie Otsuka. Car cette voix unique parle au nom d'une identité partagée à travers la multiplicité des vies racontées. Aussi, elle ne saurait appauvrir, mettant au contraire en lumière l'appartenance primordiale de chacune des femmes du récit à une japonicité qui les sous-tend. Loin du pays, dépouillée de tout ce qui était connu, compris et intégré, c'est ce noyau identitaire qui leur permet de poursuivre, de continuer à vivre. 

Le roman fait circuler le lecteur vers un dépouillement progressif que, sans doute, ce nous révèle aussi. Dépouillement des liens de la famille, des traditions, des croyances religieuses, des sentiments, vers un ré-apprentissage douloureux, toujours mitigé malgré les efforts d'intégration parce qu'il ne saura jamais supplanter ce que l'éducation avait inculqué auparavant. Jusqu'à ce que ce ré-apprentissage soit lui-même balayé par un anéantissement progressif à cause de ce que l'on incarne, à cause d'une terreur collective injustifiée, bête et méchante à pleurer. A cet égard, Certaines n'avaient jamais vu la mer est nécessaire pour deux raisons : il rappelle d'une part que rien n'est tout blanc ou tout noir en période troublée de guerre et que les exactions ne sont pas l'apanage de l'ennemi, et il rappelle d'autre part qu'on est pas toujours loin non plus, nous contemporains, de reproduire certains balayages à l'emporte-pièce, par ignorance, par peur - et souvent par les deux à la fois. 

En somme, un roman d'une vive intelligence, qui véhicule quelques réflexions universelles nécessaires autour de l'identité, de la lecture critique de l'Histoire et de l'interrogation critique de l'actualité, construit autour d'une voix narrative originale, brillante et éminemment émouvante - ce qui ne gâche rien, bien au contraire. En somme, un roman magistral à lire - je pourrais difficilement mieux résumer ! 

 

Le mois américain.jpegLe Mois Américain 2016 chez Titine

1ère participation