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11/05/2016

Le piano oriental de Zeïna Abiracheb

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Le piano oriental de Zeïna Abiracheb, Casterman, 2015, 208p.

 

Adieu les barrières du temps, de l'espace et de la page : Zeïna Abiracheb voyage si elle veut entre son propre passé de franco-libanaise - deux maisons, deux langues et toute la chanson qui va avec - et l'histoire d'un aïeul un brin fantasmé, qui devient Abdallah Kamandja sous sa plume, doux rêveur insatiable qui fantasme un piano oriental : le piano d'entre les cultures, capable de jouer les musiques classiques orientales et occidentales tout à la fois.

Sous la fraîcheur du trait et du propos, sous les sourires affichés de la couverture qui ne se démentent pas au fil de la lecture, la profondeur est impressionnante et jouissive, où l'art devient le pont qui relie durablement et insuffle l'élan primordial des existences - il en va de la musique pour Abdallah comme du jeu de la langue et du dessin pour Zeïna - ; où la bichromie, en outre, se découvre d'une richesse incroyable dans les formes et les gestes : c'est toute une circularité qui imprime son mouvement de page en page, faisant fi des cases ou d'une régularité illusoire. Zeïna Abiracheb donne à son oeuvre une musicalité nouvelle et épatante dans le paysage graphique actuel, pourtant déjà plein d'originalités et d'éclats, quelque chose qui tient à la fois d'une gaieté légère et d'une nécessité de savoir d'où l'on vient pour savoir qui l'on est.

Une bien belle découverte, merci Moglug !

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07/05/2016

Demian de Hermann Hesse

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Demian de Hermann Hesse, Le livre de poche, 2001 [1919], 186p.

 

coup de coeur.jpgGrâce à Demian, Hermann Hesse entre non seulement en littérature mais livre du même coup un des plus brillants roman d’initiation qui soit. Ce n’est pas de l’initiation de Demian dont il est question, en l’occurrence, mais de celle d’Emil Sinclair, un garçonnet naïf, un poil insipide – il faut bien le dire – au début du récit. Le genre de garçonnet adorable et choyé qui se laisse embarquer par la brute du coin dans un chantage sans fin jusqu’au jour où Max Demian, un plus âgé que lui particulièrement charismatique et mystérieux, s’entiche de lui, semblant lui reconnaître une singularité, et met fin au problème. Dès lors, la vie de Sinclair et celle de Demian se trouvent mêlées dans une curieuse alternance de fascination et de répulsion, d’absences puis de retrouvailles fusionnelles. Demian est décidément insaisissable ; il semble avoir déjà atteint des sommets dans la connaissance de son être. Sa seule évocation guide Sinclair dans ce processus : celui de se frayer un chemin vers soi-même.

Prétendre synthétiser toute la richesse de ce roman, pourtant court, me semble une gageure, comme cela l’était déjà pour Le jeu des perles de verre. Hermann Hesse a, en plus du talent du style, le don de tresser intimement à la littérature la psychanalyse et la philosophie à un point tel qu’il faudrait être expert en ces trois domaines pour travailler convenablement toute la matière de son texte. Puisque ce n’est pas mon cas, je me bornerai modestement à vous appâter en agitant l’intérêt passionnant du cheminement de Sinclair, pétri initialement d’une vision binaire, et donc caricaturale, de l’existence vers l’éveil à soi. Vivre, exister, n’est plus seulement être heureux, encore moins être dans la norme – ce qui, d’ailleurs, est synonyme pour beaucoup – mais être soi, penser chaque acte, chaque seconde en accord avec soi. Il s’agit de chercher une forme d’accomplissement dans la pleine réalisation dynamique de ses aspirations. Sinclair, comme Demian, s’affirment d’emblée en opposition avec la plupart de leurs contemporains passéistes, soucieux de maintenir un ordre et des apparences. Il y a dans ce Demian retenu mais cinglant, parfois furieux, quelque chose de profondément nietzschéen dans ce mouvement qui réclame de briser les codes, de faire fi des conventions pour trouver un état d’être puissant, imaginatif, gorgé d’une éternelle sève de vie.

Le cheminement vers soi ne se fait pas sans heurts. Sinclair peine furieusement à bien des étapes et le monde lui-même s’avance dangereusement vers un écroulement sans lequel aucun nouveau départ n’est possible. Celui qui accepte de considérer un plein éveil au monde comme une absolue nécessité doit, du même coup, accepter l’imminence tout aussi nécessaire de la destruction d’un ordre ancien, obsolète. L’avenir doit se construire sur une table rase comme le phénix renaît de ses cendres. La proximité évidente de la Première Guerre Mondiale pour expliquer cette chape violente qui plane sur l’espoir d’un monde nouveau chez Hesse ne voile pour autant pas la criante actualité du propos de nos jours. C’est sans doute ce qui achève de le placer comme un chef d’œuvre : ce caractère intemporel et le message brûlant d’être avant d’avoir, avant de se conformer, avant de courber l’échine. Cette insoumission à ce qui n’est pas en accord avec soi. Cette urgence qu’il y a à tous suivre les pas de Demian et Sinclair.

02/05/2016

L'amie prodigieuse d'Elena Ferrante

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L'amie prodigieuse d'Elena Ferrante, Folio, 2016,430p.

 

Ce roman fait partie de ceux dont j'ai lu le plus de billets ces dernières semaines. Son succès en édition courante ne s'est visiblement pas démenti à la sortie en poche. Tant de coups de cœur parmi les blogs, c'est à la fois une tentation et une source de réticence : le fameux "vais-je succomber aussi ?" n'est pas loin. Cette ambivalence m'aurait sans doute conduite à repousser l'échéance de tester à mon tour L'amie prodigieuse si une amie (évidemment prodigieuse) ne me l'avait pas mis dans les mains chaleureusement. C'était le moment d'envoyer balader la réticence et je me suis lancée.

Grâce à L'amie prodigieuse, j'ai voyagé pour le plaisir dans un quartier pauvre de Naples dans les années 50. Les hommes triment dans des boulots misérables pour une maigre paye - qui à la cordonnerie, qui à l'épicerie, sur les toits ou à la porte d'une mairie -, les femmes triment à la maison avec une tripotée de gamins, deviennent acariâtres avant l'âge et se complaisent en commérages, les enfants triment jeunes où on peut bien les caser car les études - comprendre par là, après l'école primaire - ne sont pas pour tous, surtout quand les moyens manquent. La violence est évidemment chose commune : tout le monde crie, insulte, frappe ou moleste, les petits comme les grands, les hommes comme les femmes et le cocon familial n'échappe pas à cette règle du bâton comme instrument de respect. Vous allez me répliquer que dis comme ça, ça ne donne pas envie. Vous auriez tort, voyez-vous, car cette plongée aussi minutieuse qu'exaltée dans une époque pas si lointaine se révèle pourtant étonnamment dépaysante, singulière, et sincèrement réjouissante. De la violence à chaque page ou presque certes, mais surtout le sentiment de lire quelque chose de vrai, de prendre une grande vague de vie.

On doit ce fameux sel vivifiant au regard novice de notre narratrice Elena, dite Lenù, pour qui tout est nouveau, à commencer par cette amitié en devenir avec Lila. Au début du récit, Lenù est en pleine enfance. Perdre une poupée, monter les escaliers jusqu'à l'ogre des contes sont de folles aventures. Et dans ces entreprises, Lenù suit toujours l'impulsion dure et charismatique de Lila, la fille du cordonnier, à qui rien ne résiste - car si cela résiste, elle rend coup pour coup. Les chemins des deux amies divergent à l'adolescence - l'une poursuit le lycée, l'autre connaît le quotidien du travail - pour mieux se retrouver régulièrement. Quoique fasse Lenù, l'ombre de Lila, son influence aussi positive que dévastatrice, plane toujours sur son évolution. C'est peut-être à cet endroit que le bât blesse pour moi : les récits des aventures d'Elena et Lila ont fini par revêtir les atours un poil ennuyeux des anecdotes systématiques. Rien de violemment déplaisant qui pourrait me passer l'envie de lire la suite de leurs parcours mais de quoi créer un flottement au fil de la lecture, donner l'impression de longueurs parce que rien ne change, la balance ne tangue jamais d'un cheveu. On sait comment la prochaine étape des deux amies va se solder. C'est dommage car, quoi de plus embêtant dans le chemin d'une amitié que l'absence d'évolution, n'est-ce pas ?

Je reste curieuse de la suite néanmoins, parce que j'ai aimé cette vie de quartier, tous ces personnages hauts en couleurs, ce feu de vie tellement italien. C'est vraiment l'Italie pauvre du sud que j'ai senti sourdre sous les mots d'Elena Ferrante. J'espère seulement que la relation entre Lenù et Lila saura gagner en consistance, en originalité et ne pas se cristalliser autour des types un peu pénibles à la longue de l'amie charismatique, idéalisée bien que détestable, et de la narratrice en mal de confiance, en retrait bien que brillante.