10/03/2014
L'Assommoir d'Emile Zola
L'Assommoir d’Émile Zola, Le livre de poche, 1983 [1877], 491p. (+30p. de notes pour la présente édition)
Gervaise a le malheur d'être née Macquart, cette branche bâtarde issue de l'ancêtre Adelaïde à qui l'on doit tous les personnages de la saga zolienne. Elle porte le vice héréditaire sur sa jambe boiteuse et l'alcool coule depuis toujours dans ses veines, tant ses parents aimaient la goutte et l'anisette. Pourtant, Gervaise est aimable comme tout, ronde et rose comme une fleur et travailleuse avec ça. Lorsque cette fripouille de Lantier la délaisse en plein Paris, avec deux enfants sur les bras, pour aller courir le jupon et une meilleure fortune, Gervaise se démène comme un diable à la blanchisserie de madame Fauconnier et assure son train-train. "On ne m'y reprendra plus" dit-elle en parlant des hommes et de leurs belles promesses. Pourtant, Coupeau se montre bien gentil, lui fait une cour comme il faut et ne boit pas. Ça, non ! Le père Coupeau s'est cassé le cou en tombant d'un ouvrage un jour de grosse culotte, on ne risque pas de le prendre à faire pareil ! Gervaise finit donc par céder et se remet en ménage. Elle se marie même cette fois-ci (et la noce de crapahuter au Louvre avec des yeux ronds). Si la vie semble tourner joliment, c'est pour mieux dégringoler. La faiblesse de Coupeau pour la boisson, qu'il a lui aussi dans les veines, finit par le rattraper. Du vin, il tombe à la gnôle que le père Colombe distille dans son alambic aux allures de monstre infernal. La faiblesse de Gervaise pour la gourmandise et la paresse la pousse à des complaisances de plus en plus délétères. Pour ne pas embêter son monde, pour ne pas être embêtée, elle tolère d'abord beaucoup puis tout et n'importe quoi. Dans ce torrent, la boutique de Gervaise, l'argent, les maigres espoirs fondent et c'est tout une boue qui finit par engluer le ménage. Plus on s'encrotte et moins on a l'envie d'en sortir. Coupeau ne travaille plus depuis longtemps et part régulièrement à Saint-Anne se retaper après une crise de delirium tremens. Gervaise salope tous ses ouvrages, finit par être mise dehors de partout. Au fond, une goutte n'a jamais fait de mal à personne alors à quoi bon s'en priver ? Quitte à boire l'argent du ménage, autant le boire à deux. De toutes façons, Gervaise n'a plus qu'une paillasse sous un escalier. Gervaise n'est déjà plus grand chose. La tragédie héréditaire l'a rattrapée.
Évidemment, le naturalisme de Zola est impressionnant. Dans le quartier noir de la Goutte d'Or, si joliment choisi, c'est tout le monde ouvrier qui se met en branle. On croise tantôt une fleuriste, un forgeron, une dentelière, un sergent de ville, des concierges, des ouvriers en chambre, un serrurier, un croque-mort et tout ce petit monde s'agite dans la ruche de Paris ; une ruche crasseuse, où règne la promiscuité, mais qui se refait tranquillement une beauté en ouvrant les boulevards. Et quoi de mieux pour faire parler le peuple que d'user de sa propre langue ? Pour sûr, il fallait oser, il fallait bien s'appeler Zola, pour cravacher la littérature à coup d'oralité et de jurons bien tapés ! On comprend mieux les quelques critiques salées qui ont pu fleurir à la parution du roman en 1877. En attendant, ces petites langues précieuses rabattues, ce procédé audacieux donne à chaque page une vie explosive. Non, L'Assommoir "ne porte pas bien son nom" comme je l'entends si souvent ironiquement. L'Assommoir est vibrant, à chaque page.
Pour schématiser honteusement, le projet romanesque de Zola dans ce volume était de démontrer les ravages de l'alcool dans le milieu ouvrier, de concert avec sa théorie déterministe héréditaire. En d'autres mots, tous les personnages sont peu ou prou les deux pieds dans la goutte mais ceux qui s'y roulent carrément jusqu'à la déchéance sont ceux qui en avaient déjà quelques antécédents fâcheux. Oh oui, on lit tout cela dans L'Assommoir. Mais, on ne va pas se mentir : ce n'est pas ce pseudo-côté scientifique qui le rend génial.
Ce qui est fabuleux chez Zola, ici comme dans tous ses autres romans, c'est qu'aussi naturaliste soit-il, il est 100 fois plus que ça. Son naturalisme dépasse les bornes d'une stricte obédience à une logique scientifique et à l'observation documentaire. Son naturalisme se fait mythe, se fait grandiloquence, et parvient comme l'a jadis fait le Romantisme avant lui, à créer toute une gamme d'émotions puissantes. Nous ne sommes pas dans la dissection mais dans la passion perpétuelle ! Zola n'a rien du naturalisme un peu froid, un peu pince sans rire de son comparse Maupassant. Bien au contraire, comme le fait si bien l'alambic, il allume les flammes, déchaîne les passions, et rend le lecteur tout essoufflé de toutes ses impressions qu'il provoque. Comment, en effet, ne pas ressentir une sympathie dévorante pour Gervaise, cette pauvre petite bonne femme si gentille qui s'enlise inexorablement ? On a bien souvent envie de la cajoler ou de lui secouer les puces. Et puis ses fripons de Lorilleux ou de Lantier, ils mériteraient bien quelques tannées bien senties. Enfin, on se surprend à aimer ou détester les personnages de Zola comme si on les connaissait.
Le recours au naturalisme grandiloquent a bien son pendant : un bon petit manichéisme de derrière les fagots, l'air de rien, point le bout de son museau. A l'exception des personnages principaux, la plupart des autres s'apparentent surtout à des "types", chargés de broder la toile du quartier ouvrier parisien comme il faut ou simplement de relancer le récit. Il faut bien quelques travers. Celui qui peine le plus le lecteur est sans doute cet indécrottable pessimisme. Vous pouvez courir pour trouver chez Zola quelque chose qui éclaire in extremis le chemin. Non, il est tracé d'avance, c'est comme ça. C'est bien la fatalité tragique. Mais que voulez-vous, avec Zola, je suis aussi faible que Gervaise et je lui pardonne tout. Je deviens toute rose et complaisante à son endroit. D'ailleurs, je suis déjà en manque de cette petite goutte littéraire bien savoureuse et je me demande si je ne vais pas m'enfiler cul-sec un autre Rougon-Macquart pour la peine...
(Illustration 1 : La blanchisseuse de Toulouse Lautrec, 1888 ; illustration 2 : Les blanchisseuses de Degas, 1874)
Lu en lecture commune avec Charline douce dont je vais lire immédiatement le billet !
Challenge XIXeme chez Fanny
4eme lecture
Challenge Rougon Macquart chez Lili Galipette
14eme lecture
Challenge Le mélange des genres chez Miss Léo
1ere lecture pour le XIXeme siècle dans la catégorie "Classique français"
08:18 Publié dans Challenge, Classiques, Lecture commune, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (18)
17/02/2014
La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette
La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, dans toutes les éditions de poche que vous voudrez, 1678, 180p. grosso modo (ouais, aujourd'hui, je le fais à la louche)
Résumer La Princesse de Clèves apparait plutôt périlleux puisque, avouons-le, il ne se passe techniquement pas graaaand chose. C'est sans doute bien ce qui rebute beaucoup de monde d'ailleurs. On sait tous que le roman relate une passion amoureuse qui ne se concrétise jamais et, disant cela, on a à peu près tout dit. Mais à peu près seulement. Car s'il n'est effectivement pas question d'aller de péripétie en péripétie et de tourner frénétiquement les pages, La Princesse de Clèves est tout de même bien plus que ce piètre raccourci contemporain.
Il faut dire, tout d'abord, qu'il nous promène sous le règne d'Henri II, au début de XVIème siècle. Madame de Lafayette fait revivre une époque et la cohorte d'intrigues de cour qui s'y rapporte avec faste et beauté : il ne sied pas, en effet, de présenter une cour autrement qu'en la montrant magnifique. Ainsi donc, en parallèle de la passion entre Madame de Clèves et le Duc de Nemours, le lecteur découvre un nombre incalculable d'affaires entre divers personnages. Qu'il s'agisse d'une lettre volée au Vidame de Chartres qui met en péril son honneur et celle d'une maîtresse ou bien de l'intrigante influence de la duchesse de Valentinois sur le Roi lui-même, tout n'est qu'amour, gloire et beauté (oui oui). Pour apprécier La Princesse de Clèves, il faut donc avoir deux affinités nécessaires : d'une part, un fort penchant pour l'histoire et ses méandres (sans quoi, un certain nombre de passages apparaîtront comme de fastidieuses digressions), d'autres part, apprécier cette vie parallèle qui s'inscrit en contre-point de l'apparence de la cour où tout se joue à coup de non-dits, de courriers secrets, de confidences et de rendez-vous dérobés (Il y a quelque chose des Liaisons Dangereuses avant l'heure, le machiavélisme et la réflexion sur un nécessaire juste milieu en moins)
Ces points posés, Madame de Lafayette expose tant une réalité qu'un point de vue particulièrement pessimiste sur le sentiment amoureux. La Princesse de Clèves est déjà mariée lorsqu'elle rencontre le Duc de Nemours et, malgré une passion qui les saisit tous deux, il n'est pas envisageable pour elle de s'y laisser aller. Telle est la réalité : céder, à cette époque, c'est perdre son honneur. Tandis qu'une femme moins vertueuse aurait eu moins de scrupules sur ce point, jugeant, selon le vieil adage, que "ni vu ni connu, j't'embrouille", Madame de Clèves fait preuve d'une droiture d'esprit qui ne lui permet pas le mensonge. En outre, que nous dit-on de l'amour : qu'il envahit, qu'il affaiblit et déroute. Que, n'étant plus maître de soi, l'être est à la merci de ce qu'il ressent. La jalousie, surtout, est le dommage collatéral le plus abject et le plus inévitable de la passion amoureuse. Et c'est précisément cette jalousie qui tue - au sens propre du terme dans ce roman, et continue de pourrir la vie malgré le trépas.
Voyez-vous donc, La Princesse de Clèves a bien des choses à nous dire, au-delà de l'à peu près du résumé ci-avant. Ces choses là ne sont certes pas follement amusantes. Autant ne pas attaquer ce roman si vous voulez de la légèreté ou du divertissement. Par contre, il faut vous ôter de l'idée que le roman est terriblement ennuyeux comme le colporte à tort la rumeur. J'y allais à reculons comme bien du monde à cause de ça et ai été agréablement conquise. Je n'irai pas jusqu'au coup de cœur, soyons sincère, mais ce n'est franchement pas passé loin. Quel plaisir de vivre de telles bonnes surprises !
Challenge Les 100 livres à avoir lus chez Bianca
11eme participation
07:49 Publié dans Challenge, Classiques, Littérature française et francophone | Lien permanent | Commentaires (18)
28/01/2014
Lettre d'une inconnue de Stefan Zweig
Lettre d'une inconnue de Stefan Zweig, précédé de Amok et suivi de La Ruelle au clair de lune, Le livre de poche, 2007 [1922], 188p. (Lettre d'une inconnue en compte une soixantaine)
Le jour de son quarante-et-unième anniversaire, un célèbre écrivain reçoit une mystérieuse lettre. Près de vingt feuilles sans adresse ni signature. Seule une épigraphe : A toi qui ne m'a jamais connue. Saisi par l'étonnement, il découvre alors le flot d'une passion folle - au sens propre d'une terme - d'une jeune femme qu'il a connue par trois fois mais que jamais il n'a reconnue ni aimée. Elle lui écrit au lendemain du décès de son jeune fils. C'est ainsi qu'elle commence sa lettre et ainsi qu'elle en rythmera régulièrement le souffle. Elle déverse tout son amour contraint, secret. Comment elle a connu cet écrivain lorsqu'il emménagea en face de chez elle alors qu'elle avait treize ans. Comment elle se donna à lui à dix-huit. Enfin, comment ils eurent à nouveau une nuit de passion dix ans plus tard. Entre temps, sa passion n'eut jamais de failles et c'est l'élan puissant qui la portait vers lui qui dicta toute son existence.
Je n'ai pas tout adoré de Zweig même si sa finesse psychologique et sa délicatesse sont sans égales. Il m'ait parfois arrivé de trouver qu'il évoquait une conception de l'amour obsolète et qui, du coup, souffrait d'un peu trop de niaiserie à mes yeux contemporains (c'était le cas dans le recueil L'Amour d'Erika Ewald et autres nouvelles que je chroniquais il y a quelques années). Mais lorsqu'il s'agit de la passion et de ses gouffres, il m'emporte toujours et me ravit. Lettre d'une inconnue prend place dans un recueil de trois nouvelles, composée d'Amok (la plus longue) et La Ruelle au clair de lune. Leur point commun (du moins, aux deux premières puisque je confesse ne pas avoir lu La Ruelle) est l'expression d'une passion obsessionnelle, délirante, maladive. Il n'est pas tellement question d'amour que d'une folie qui ravage et emporte tout sur son passage. J'avais assez peur de relire Lettre d'une inconnue, sachant que cette lecture qui m'avait fait connaître Zweig sur le tard avait été un véritable coup de cœur. On craint toujours de ne pas retrouver la même émotion, le même engouement. Mais encore une fois, la plume de l'auteur m'a baladée sans que je puisse décrocher de la nouvelle. Je l'ai lue comme l'écrivain anonyme lit la lettre dans le récit cadre, d'une traite, en apnée.
En parlant de cela, on retrouve dans cette nouvelle une construction similaire à celle d'Amok : un récit cadre, donc, qui ouvre et ferme le développement de la nouvelle et lui sert d'écrin. A l'intérieur, le récit rétrospectif d'une âme maladive, torturée par une passion trop grande pour elle et sans partage, rythmé par une série de leitmotiv qui font ressentir pleinement au lecteur le ressassement passionnel. Une construction extrêmement bien rodée donc, mais qui fonctionne à merveille grâce à l'art de Zweig de ciseler les consciences et de comprendre la nature humaine fragilisée comme personne.
Décidément, cette relecture me confirme que Lettre d'une inconnue reste dans mon panthéon des œuvres parfaites, émouvantes et délicates.
Lu en lecture commune avec Manu que je vais lire de ce pas !
Challenge Zweig chez Métaphore
3eme lecture
Challenge Les 100 livres à avoir lus chez Bianca
10eme lecture
09:00 Publié dans Challenge, Classiques, Coups de coeur, Littérature germanique, Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (24)